Chapitre 31


– Excusez-moi, écartez-vous, s'il vous plaît !

– Eh, attention !

– Désolée, pardon.

– Qu'est-ce qui se passe ?

– Faites venir les guérisseurs ! Il n'est peut-être pas encore trop tard !

– Mais qu'est-ce qui se passe, enfin ?

– Merde, regarde ! C'est Christel !

– Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

– Mais écartez-vous, bon sang !

– Laissez passer !

– Eh, c'est quoi, ce raffut ? Bon Dieu, Christel !

– Aide-nous à le transporter.

– Mais qu'est-ce qui s'est passé ?

« Qu'est-ce qui s'est passé ? ». Lilian avait l'impression de ne plus avoir entendu que cette question, depuis qu'elle était revenue au repaire. Une bouillie de mots et de visages s'entremêlait devant ses yeux et dans son cerveau. Des tas de gens s'agitaient autour d'elle, mais elle était incapable d'en reconnaître un seul.

« Qu'est-ce qui s'est passé ? ». Elle-même ne savait pas trop.

Révulsée par le traitement infligé à Siti, elle avait fui hors du bâtiment, reprenant son souffle et essayant d'effacer l'horrible spectacle de la vampire prisonnière des flammes. Alors qu'elle s'était éloignée, quêtant une réponse à une question dont elle ne connaissait même pas la teneur, regardant le monde autour d'elle, son sang s'était brusquement glacé en apercevant Kate quitter le bâtiment d'un pas rapide. Étreinte par une peur soudaine, elle s'était ruée à l'intérieur, montant les escaliers comme une furie, hors d'haleine, avant d'enfoncer la porte de service et de voir le corps immobile de Christel sur le sol. Elle se souvenait avoir fouillé ses poches, cherchant son oreillette, et avait trouvé dans les contacts le numéro de Nashrin qui était aussitôt revenu ventre à terre à l'écoute de ses appels à l'aide. Il avait emporté Christel sur son dos et l'avait emmené, alors que Lilian appelait des renforts pour le transporter. À la fin, une douzaine de personnes s'était mobilisée pour convoyer au plus vite la dépouille de Christel au repaire.

– Allongez-le là.

Ils l'étendirent sur un lit.

– Qu'est-ce qui s'est passé, exactement ? Lilian, je t'en prie, réponds-moi.

– Il... C'est Kate... Je ne sais pas ce qui s'est passé...

Un silence consterné suivit sa réponse.

– Kate ? La salope rousse ? Qu'est-ce qu'elle lui a fait ?

– Je n'en sais rien, je n'étais pas là ! Il faut te le dire combien de fois ?

– Lilian, calme-toi.

Lulu lui pris fermement les bras.

– Réfléchis bien, poursuivit-elle, car on a peut-être une chance de le sauver. Qu'est-ce que cette pouffiasse a fait ?

La jeune fille passa ses mains dans ses cheveux, complètement perdue. Elle n'en savait strictement rien. Elle se souvenait juste que quand elle l'avait vue quitter le bâtiment, elle avait l'air furieuse. Elle s'était précipitée à l'étage pour ne trouver qu'un cadavre. Elle avait beau se creuser la tête pire qu'avec un laser chirurgical, elle ne voyait pas du tout ce qui pouvait leur dire qu'il y avait une chance de le sauver.

– Entre le moment où tu l'as vue et celui où tu as trouvé Christel, insista Lulu, il s'est passé combien de temps, à peu près ?

– Je...

Elle tenta quand même de faire un effort.

– J'en sais rien... Tout a été si vite. J'ai couru pour le rejoindre, mais je ne me souviens pas combien de temps ça m'a pris. Deux minutes, peut-être trois.

Lulu se mordit les lèvres, tendue.

– Putain de merde, jura-t-elle. Si par miracle il s'en sort, ce con, je le descends.

James entra soudainement dans la pièce.

– Les guérisseurs sont là ! annonça-t-il.

Ils furent cinq, dont Misa Nishimura, à encercler le lit où était allongé Christel. Lilian regarda James avec surprise.

– Qu'est-ce qu'ils vont faire ?

– Ce qu'ils peuvent, mademoiselle, répondit une voix grave derrière elle.

Elle se retourna : le Doyen venait d'entrer dans la pièce et embrassait le tableau d'un regard ample.

– Je viens d'être informé de la situation, demanda-t-il. Que s'est-il passé ?

– Aucune idée, avoua Lulu, mais il est dans un sale état.

Une exclamation de surprise les fit tourner la tête : les guérisseurs avaient ôté à Christel le haut de ses vêtements et regardaient avec stupéfaction les violentes perforations sur sa poitrine. Lilian mit sa main devant la bouche d'horreur.

– Mademoiselle Hamilton, fit le Doyen, dites-nous ce qui s'est passé.

La jeune fille hésita, son regard allant fiévreusement des blessures de Christel au Doyen qui attendait sa réponse.

– Je... Je ne sais pas, hoqueta-t-elle. On était en cours. On s'est séparés parce que je devais aller aux toilettes. C'est là que Kate et Siti me sont tombées dessus, elles m'attendaient. Comme je ne revenais pas, Christel... Il est venu me chercher. Il a commencé à se battre avec elles...

Sa gorge se serra alors qu'elle se rappelait les bruits sourds des coups portés, les chocs des corps contre les murs et les sols.

– Quelqu'un est arrivé, ensuite... Lui, expliqua-t-elle en désignant Nashrin. Ils ont vaincu Siti... Ils l'ont brûlée...

Ses yeux étaient agrandis par l'angoisse, le reflet des flammes engouffrant Siti dansant encore dans son regard. Ses oreilles sifflèrent, comme résonnant infiniment de ses hurlements d'agonie.

– Que s'est-il passé, ensuite ? insista le Doyen.

Elle baissa la tête, presque avec honte.

– Je... Je ne sais pas, avoua-t-elle. Je... Je n'étais pas là. J'étais partie.

Le Doyen assimila l'information et marqua un court silence.

– Vous étiez partie ? C'est-à-dire ?

Lilian fut incapable de répondre, le souffle coupé, alors que de nouvelles larmes lui coulaient sur les joues.

– La mise à mort de la Langsuir l'a choquée, intervint Nashrin pour prendre sa défense. Avec Christel, nous l'avions neutralisée et immolée par le feu. C'était trop violent pour une profane, elle a préféré partir.

– Et l'autre vampire ? s'enquit le Doyen.

– Elle était inconsciente, elle a repris connaissance juste après. J'ai proposé mon aide à Christel, mais il m'a répondu qu'il s'en occuperait seul. Je suis reparti, et au bout d'un moment, c'est elle (et il désigna Lilian) qui m'a appelé en réclamant de l'aide.

Le Doyen eut un infime hochement de tête, pour signifier qu'il avait compris, puis se tourna de nouveau vers Lilian.

– Où étiez-vous, pendant ce temps ? voulut-il savoir. Pourquoi être revenue sur vos pas si la situation vous choquait à ce point ?

– Je... Ils lui ont mis le feu ! se défendit la jeune fille. Elle était en train de brûler, de hurler !

– Je vois. Vous n'avez donc aucune difficulté à vous repaître du meurtre d'un paria, comme vous les nommez, mais une malheureuse vampire en flammes vous bouleverse.

Lilian ouvrit la bouche pour se défendre, indignée par l'injuste attaque.

– Doyen, fit alors une voix.

Ils tournèrent tous la tête : l'un des guérisseurs s'étaient approché, la mine très sombre.

– Je vous écoute, Charles, l'invita le Doyen.

– Il est dans l'antichambre, expliqua sobrement le guérisseur.

Un silence sourd tomba sur la salle. Lilian tourna la tête vers le Doyen juste à temps pour le voir contracter les mâchoires de contrariété.

– Il est dans l'antichambre ? s'étonna la jeune fille. Ça veut dire quoi ?

– Que vous pouvez être fière de vous, se contenta de répondre le Doyen avec amertume.

Le visage de Lilian pâlit brusquement. Elle laissa échapper un hoquet horrifié, alors qu'un silence consterné tombait sur la pièce.

– Vous êtes en train de me dire que... que c'est de ma faute ? articula-t-elle avec peine.

– Vous auriez pu le sauver, gronda le Doyen. À deux personnes contre une, vous pouviez y arriver. Au moment où cette vampire s'acharnait sur lui, elle offrait très certainement une cible parfaite. Mais c'était sans compter sur votre pathétique lâcheté.

Lilian sentit une atmosphère subtile se propager dans la salle, comme si tout le monde se préparaient mentalement à l'impact. De toute évidence, bien mal avisé était celui qui avait l'idée de provoquer le courroux du Doyen. Car à en juger par la soudaine prudence des gens autour d'elle, il valait mieux ne pas en être le destinataire.

Loin de l'inquiéter, bien au contraire, cette constatation la piqua au vif. Elle parvenait à comprendre leur déception face à sa déroute, mais la mort de Christel n'était absolument pas sa faute, et elle ne pouvait tolérer d'être ainsi traitée en criminelle.

– Je ne suis pas comme vous ! protesta Lilian. Je n'ai pas votre entrainement, ni vos réflexes ! Je suis juste une fille de la Cité, tout ce que je sais faire, c'est claquer des doigts pour obtenir ce que je veux. Je n'ai pas l'habitude comme vous de tuer des démons, ou des vampires !

– Ce n'est nullement une question d'entrainement, mais de logique, répliqua le Doyen. Vous qui savez si bien ruser pour obtenir ce que vous voulez, je suppose que tuer une adversaire avec le dos tourné n'aurait pas été si difficile.

– Je n'étais pas là ! s'emporta Lilian. Une fois pour toutes, je ne suis pas comme vous ! Je ne sais pas ce que c'est, de tuer une vampire, et je ne demande pas à le savoir ! Je n'ai pas demandé à découvrir votre monde, je n'ai pas demandé à être mêlée à vos histoires ! Tout ce que je veux, c'est que Christel et mes parents soient en vie ! Tout ce que je veux, c'est pouvoir reprendre ma vie d'avant, et je vous interdis de me reprocher ça !

Un silence mortel était tombé sur la pièce. Tous regardaient la jeune fille avec stupéfaction. C'était la première fois, de toute l'histoire de l'organisation, que quelqu'un remettait ainsi en question l'autorité du Doyen avec une telle virulence.

Celui-ci la regarda sans piper mot, mais l'on sentait à la crispation de sa mâchoire qu'il accusait sévèrement le coup.

Lilian pointa sur lui un doigt furieux.

– Je regrette la mort de Christel tout autant que vous, mâcha-t-elle avec amertume. Croyez-moi, je suis la première à souhaiter que les choses se soient passées différemment. Je n'ai peut-être pas votre niveau, mais sa mort n'est absolument pas ma faute.

Puis elle se redressa, comme saisie par une idée subite.

– Maintenant, si vous êtes à ce point décidé à m'incriminer, je peux vous proposer une suggestion.

– Fort bien, et laquelle ?

– Je prends sa place.

Il y eut un bref instant de flottement. Certains échangèrent des regards pétrifiés, et même le Doyen sembla déstabilisé.

– Je ne comprends pas, se résolut-il à avouer.

– Eh bien, expliqua Lilian avec simplicité, de toute évidence, la mort de Christel vous pose un gros souci. Et ma présence vous pose aussi un gros souci. Donc voilà, si vous voulez, j'échange ma place avec Christel. Vous qui connaissez si bien l'Enfer, ou les Enfers, vous devriez bien connaître quelqu'un pour vous arranger ça, non ?

Tous lui jetaient des regards sidérés à la seule suggestion de son projet, mais un seul eut le réflexe d'agir. Le Doyen alla vers elle et la fit taire d'une gifle.

Plus personne n'osa dire un mot. Jamais, depuis le temps qu'il était leader, il ne s'était abaissé à frapper l'un des siens.

La jeune fille lui lança un regard de pure commisération, mais le Doyen ne se départit pas de son calme.

– N'essayez même pas d'en dire davantage, la pria-t-il. Vous n'aviez aucune idée de la portée de vos propos. Intervertir vos places ! Christel porte déjà bien assez comme cela le poids de votre situation, je doute qu'il approuve votre piètre tentative de sacrifice.

– Alors, on fait quoi ? On le laisse mourir pour soulager sa conscience, c'est ça ? On reste les bras ballants, à le laisser partir comme ça, sans lui permettre de finir son travail ?

Là encore, sa réflexion provoqua une certaine confusion.

– Son travail ?

– Smith, enfin ! répondit Lilian avec évidence. Presque dès le départ, il m'a fait comprendre qu'il était après lui. Il s'en fiche, que je sois en vie ! S'il est sorti avec moi, c'était juste pour m'accrocher à son tableau de chasse, vous savez ? C'est vous dire l'importance qu'il me donne. Si vous le connaissiez comme moi...

– Parce que vous prétendez connaître Christel mieux que moi ? l'interrompit le Doyen avec gravité. Miss Hamilton, je le connais depuis beaucoup plus longtemps que vous ne pourrez jamais l'imaginer, j'ai une parfaite connaissance de l'obsession absolument maladive qu'il éprouvait pour Smith. Je vous sais gré de votre loyauté envers lui, croyez-le, mais Smith était devenu pour lui une idée fixe qui confinait à l'égoïsme.

– Nous y voilà ! triompha la jeune fille. En fait, il a mérité ce qui lui arrive, c'est ça ? Il pensait trop à sa petite vengeance, alors vous vous dites que mourir lui remettrait les idées en place ? Alors, laissez-moi vous dire une bonne chose : non, il n'a pas mérité ce qui lui arrive, et je ne laisserai personne dire le contraire. S'il était vraiment complètement obsédé par Smith, je ne crois pas qu'il aurait pris la peine de perdre tout ce temps avec moi. Bon sang, il vous a littéralement fait venir pour exorciser ma maison ! C'est l'attitude de quelqu'un d'égoïste, ça ?

Plus personne ne pipait mot. Même le Doyen ne formula rien pour se défendre.

– L'égoïste, dans l'histoire, c'est vous, assena Lilian. Le rôle d'un leader, en général, c'est de s'investir auprès de ses hommes. Et vous, vous faites quoi ? Rien du tout. Vous prenez vos grands airs et vous faites la morale aux gens. Christel est mort, et la seule chose que vous savez dire, c'est que ce sera un grand soulagement pour lui ? C'est une blague ? Et vous osez vous prétendre le serviteur d'un dieu d'amour ?

Elle avait crié cette dernière question, retirant avec colère le chapelet à grains d'acajous que le Doyen lui avait donné. Puis, sous les hoquets de stupeur de l'assistance, elle le lui jeta au visage. Le chapelet tomba au sol sans que le Doyen ne fît un geste pour l'attraper.

Lilian se tut enfin, rouge de colère et d'émotion. Elle fixa le Doyen un moment du regard, comme pour le défier de dire un mot pour sa défense, mais sembla se contenir elle-même. Elle renonça à lui servir une dernière diatribe, tourna les talons et partit. Ses épaules et sa nuque avait la raideur de la colère, mais ses yeux la lueur du chagrin.

Le Doyen la regarda quitter la pièce, puis son regard tomba sur le chapelet à ses pieds. Sans un mot, il se baissa et le ramassa, les lèvres pincées. Il remarqua alors l'extraordinaire silence dans la pièce, puis leva les yeux autour de lui.

Personne n'osa croiser son regard. Certains partirent silencieusement, et si certains le regardaient, c'était pour mieux détourner la tête avec gêne. Les guérisseurs étaient penchés sur Christel, mais leurs épaules courbées trahissaient leur trouble. Même Lulu, la fière Lulu, préférait nerveusement rajuster son voile plutôt que lever les yeux sur lui.

La résignation s'abattit sur les épaules du Doyen, et ses mains se crispèrent sur le chapelet.

– Soit, murmura-t-il.

James lui jeta un regard inquiet.

– Qu'est-ce que... Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire ? s'enquit-il prudemment.

– Ce que je peux, James. Ce que je peux.

Ce n'était pas comme s'il avait vraiment le choix.

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