– ... Car il faut savoir que la structure moléculaire obéit à des codes spécifiques. Créer une structure de son propre chef ne se fait pas au hasard, et il faut tenir compte de certaines bases, notamment le carbone. De la même façon que deux aimants de polarité identiques ne s'attirent pas, on ne peut pas associer tout et n'importe quoi.
Miss Truman fit apparaître sur le tableau un nanotube de carbone.
– Fondamentalement, le brouillard domestique qui vous accompagne au quotidien ressemble à des atomes en suspension dans l'air comme une nuée de moustiques. Vous le savez déjà, ces atomes peuvent accomplir tout et n'importe quoi, comme vous matérialiser un mur dans une pièce ou vous projeter un film en trois dimensions. Maintenant, sa conception est plus complexe et requiert de savants mélanges. Il fut un temps où l'on avait envisagé des nano-robots, qui s'assembleraient entre eux grâce à de minuscules bras, comme ce nanotube. Mais les progrès ont été tels qu'on est très vite passé à la vitesse supérieure pour créer l'espace directement à partir de la source, à savoir les atomes. Aujourd'hui, quand vous achetez un brouillard, chaque atome qu'il contient est doté d'un femto-processeur qui le rend commandable à distance. De cette façon, vous pouvez leur faire exécuter la tâche que vous souhaitez... Dans la limite de sa programmation initiale, bien entendu.
– Et on s'étonne après de l'augmentation du taux d'obésité dans le monde, râla une voix dans le fond.
Miss Truman eut un soupir discret. Elle avait fini par être habituée aux interventions intempestives de Christel pendant le cours, mais plus contrariante était sa logique implacable face à laquelle aucun argument n'avait de poids.
– Mr Constantine, voyons, je peux comprendre votre refus des réalités, mais n'en faites pas pour autant une généralité.
– Quoi, j'ai pas raison ? Depuis l'invention de cette saloperie, plus personne ne bouge son cul de son fauteuil. Alors, je veux bien qu'il faille avancer dans le progrès, mais tout de même. Si maintenant tout ce qu'on sait faire, c'est dire à voix haute « fais à bouffer », « allume la télé », ou envoyer un hologramme pour bosser à notre place, on est mal barrés.
Une claque de Lilian derrière la tête le fit taire. Miss Truman se retint de la remercier.
– Le but de la technologie actuelle, contrairement à ce que certains de ses détracteurs peuvent penser, n'est que de seconder les aptitudes humaines. L'avancée du progrès a nécessité des manipulations toujours plus précises, d'où l'aide précieuse apportée par la nanotechnologie.
Le jeune homme eut un geste vague de la main.
– Mouais... Entre seconder et remplacer, il n'y a qu'un pas que certains ont franchi assez allègrement. Je suis persuadé qu'il y en a qui n'ont jamais mis le nez hors de chez eux... Aïe ! Eh ben quoi ?
Lilian cessa de lui pincer le bras.
– C'est pour ça qu'on a voté la loi sur le travail stipulant que le salaire est divisé par deux si le travail est effectué autrement que par un humain, souffla-t-elle.
– Je suis au courant, ricana Christel. Et certains de porter plainte contre leur entreprise, comme quoi la commande holographique qui permet la réalisation du travail est effectuée par un humain, ce qui soi-disant revient au même. Tu sais qu'il y en a qui ont gagné ?
– On ne peut jamais discuter avec toi !
– Ça prouve que j'ai raison. « Tous ceux qui ont le cœur droit se glorifient. »
– Quand vous aurez fini votre petit débat, intervint Natacha, elle pourra peut-être finir son cours...
Les deux jeunes gens se turent aussitôt. La classe toute entière était silencieuse et les regardait.
Christel se laissa aller contre sa chaise et croisa obstinément les bras.
– C'est bon, promit Lilian, vous pouvez poursuivre.
La fin du cours se fit plus calmement, et quand ce fut l'heure, les élèves se mirent sagement en mouvement.
La jeune fille se tourna vers son camarade.
– Tu n'as pas pu t'empêcher de faire le malin, siffla-t-elle.
– Désolé, c'était plus fort que moi.
– J'ai vu ça.
Elle rangea ses affaires plus nerveusement qu'elle n'aurait voulu.
– Je vais aux toilettes, annonça-t-elle. On se retrouve au cours de management.
Il n'eut même pas le temps de répondre qu'elle se levait et filait déjà vers la sortie. Natacha acheva de ranger ses propres affaires et s'approcha.
– On dirait que tu l'as contrariée, remarqua-t-elle.
– Ah, les femmes...
La jeune fille rajusta son sac sur son épaule.
– Écoute, tout le monde sait que tu détestes la technologie. Tu viens en cours avec un cahier et un stylo ! Malheureusement pour toi, le monde n'y renoncera pas uniquement pour faire plaisir à Mr John Constantine. Il y en a qui en ont abusé, c'est vrai, mais c'est comme ça que ça marche, que ça te plaise ou non.
Il émit un son appréciatif, l'écoutant sans réellement l'entendre.
– Maintenant, il y a une alternative, avança Natacha. Si vraiment la technologie t'insupporte, il y existe une solution.
– Ah bon, laquelle ?
– Ne plus venir en cours, par exemple.
Alors qu'il refermait son sac, il arrêta son geste. Il leva la tête vers elle, et un demi-sourire lui fendit la joue.
– Ah, nous y voilà, ricana-t-il, je me demandais quand tu finirais par y venir. Dommage, j'espérais presque un miracle.
Mais Natacha se pencha vers lui, posant une main sur son bras.
– Constantine, fit-elle à voix basse, j'adore Lilian, mais elle n'est plus la bienvenue ici, et tu le sais. Elle fréquente des gens de la Ceinture, la photo d'elle à sa sortie de l'infirmerie a fait le tour en moins de deux ! Je ne sais même pas pourquoi vous persistez à venir, alors que les personnes que je sais après qui vous êtes ne sont plus là. Plutôt que rester ici à écouter des cours qui de toute façon ne t'intéressent pas, tu ne devrais pas plutôt être en train de les chercher ?
Christel se contenta de repousser sa main de son bras.
– N'essaie pas de te trouver des excuses, ça ne te va pas, cingla-t-il. Tu crois vraiment que je ne t'ai pas vue frétiller comme une crétine, en discutant avec l'autre gonzesse en rouge, là ? Comment elle s'appelle, déjà ?
– C'est Caitlin Monroe, la petite cousine du maire, se défendit Natacha. On a un TPE ensemble en chimie.
– Et pourquoi tu te sens obligée de préciser qu'elle est la petite cousine du maire ? Tu espères m'impressionner ? Si ça te fait tripper à ce point d'être en compagnie de la petite cousine de monsieur le maire, tant mieux pour toi. Mais je t'interdis de foutre Lilian dehors comme ça.
Il jeta son sac par-dessus son épaule.
– Je vais te faire une fleur, Nat', je ne lui dirai rien. Mais si tu tiens tant que ça à ne plus la voir, tu lui diras toi-même. En attendant, il va falloir faire avec nous, compris ?
Puis il se détourna et quitta la salle d'un pas rageur.
Ainsi donc, Natacha ne voulait plus les voir... À son aise, après tout, lui n'avait jamais demandé à entrer dans cet établissement, mais il ne pouvait s'empêcher d'en être désolé pour Lilian. Il s'était bien douté que ça ne durerait qu'un temps, mais il aurait préféré se tromper. Il avait pensé qu'en dépit de son éducation, Natacha avait un bon fond. Elle avait quand même payé sa caution, ce qui plaidait en sa faveur, mais au vu de ce dernier retournement de situation, il ne serait pas surpris de la voir un jour lui présenter la facture.
Fidèle à sa parole, il ne dirait rien à Lilian. La pauvre avait déjà assez de deuils à gérer comme ça, entre ses parents et sa propre innocence, pour ne pas avoir à ajouter celui de sa plus grande amitié.
Les couloirs étaient déjà déserts quand il monta au cours suivant. L'hologramme de surveillance ne manqua pas de noter son retard, ce qui ajouta à sa contrariété.
Arrivé au troisième étage, il marqua un temps d'arrêt. Il aimait bien les couloirs vides, ça le détendait. Il aimait regarder les portes bien alignées le long du mur et imaginer les élèves bien alignés dans les salles à se bourrer le crâne avec un tas d'absurdités.
Ce fut la mine très sombre qu'il franchit la porte du cours de management.
– Vous êtes en retard, releva le professeur.
Encore une remarque comme ça, et il avait l'impression qu'il allait tout démolir. Mais il garda ses ressentiments pour lui et balaya la salle du regard, cherchant un visage familier.
Natacha entra à son tour dans la salle sans un regard dans sa direction, mais pas de Lilian.
– Je ne suis pas le seul à être en retard, on dirait, rétorqua-t-il calmement.
Mais, sous ses apparences tranquilles, naquit en lui quelque chose qui ressemblait fort à de l'inquiétude. Lilian lui avait pourtant bien annoncé qu'elle se rendait au cours de management. Peut-être que son escale aux commodités s'était prolongée.
Il entra dans la salle, décidé à l'attendre ici. Elle ne tarderait sans doute plus à arriver.
Puis, alors qu'il s'avançait, il s'arrêta net, sentant un brusque et reconnaissable frisson lui parcourir le dos. Cette fois, il en était sûr, quelque chose n'allait plus. Surprenant le reste de la classe, il rebroussa brusquement chemin et s'enfuit hors de la pièce. Lilian !
*
– Eh bien, dis donc, tu en as mis, du temps !
Une silhouette se dressa derrière lui, et il se retourna.
Christel était redescendu en catastrophe au second étage afin de savoir où Lilian avait bien pu aller, dérangeant une fois de plus le cours de la malheureuse Miss Truman pour lui demander la direction des toilettes des filles. La question l'avait plongée dans un abîme de stupeur, alors que les demoiselles s'imaginaient des choses en ricanant. La seule chose qu'il avait appris d'elle, c'était qu'il n'était qu'un grossier personnage et qu'elle ne voulait plus le voir. Seule une élève lui avait glissé que c'était au fond du couloir à droite, ce qui s'était révélé beaucoup plus utile.
Une fois sur place, il avait pu constater l'absence totale du moindre indice. Pas de sac abandonné, ni un crayon à lèvres qu'elle aurait pu laisser tomber, un collier arraché, rien.
Une porte à double battant avait alors attiré son attention. Elle se trouvait à l'écart, au fond d'un bref couloir, cinq mètres plus loin. Il avait reconnu l'accès de service des employés du ménage. Quelques diables l'y poussant, il était entré.
L'endroit était désert, mais ne respirait pas pour autant la sécurité. Il s'en était vite rendu compte quand, s'étant éloigné, il avait identifié une caractéristique odeur, entendu des pas derrière lui et cette voix dans son dos :
– Eh bien, dis donc, tu en as mis, du temps !
Il se retourna, sachant déjà à qui était cette voix.
Kat.
– J'en ai au moins retrouvée une, grommela Christel, même si c'est pas celle-là que je cherche.
Elle fit la moue.
– Ah, ce n'était pas moi que tu cherchais ?
– T'es pas mon genre de fille, désolé.
– C'est méchant, ça.
Elle s'approcha.
– Tu préfères peut-être les noires décolorées ? susurra-t-elle.
– Si ça peut te consoler, je n'ai aucune préférence. J'ai juste une profonde aversion pour les rouquines d'Irlande et les brunettes de Malaisie.
– Je dois prendre ça comment ?
– Comme ça te chante. Qu'est-ce que tu fous là ?
– Je te retourne la question. Qu'est-ce que tu fabriques ici, alors qu'on a tous levé le camp ?
Christel sentit une confuse angoisse lui titiller l'estomac. Si c'était Natacha qui les avait fait venir, ça allait très mal se terminer. Il en doutait fortement, mais il mit quand même le sentiment de côté.
– Contrairement à toi, j'ai encore une raison d'y être, répliqua-t-il. Je m'en passerais bien, mais ce n'est pas comme si j'avais le choix.
– Oh ! fit Kat qui semblait avoir compris.
Elle désigna du doigt derrière lui.
– Tu parles d'elle ?
Christel se retourna, maudissant son manque d'attention. Il aurait quand même pu faire un peu plus attention à ses arrières.
Siti était là, tenant Lilian d'une poigne de fer. Son premier réflexe fut de vouloir bondir en avant pour la libérer, le second d'attraper Kat par la peau des fesses et d'obtenir sa libération. Il trouva pourtant la force de ne rien en faire, et de brandir à la place un sourire franc et massif.
– Là, vous voyez que j'avais raison de continuer à venir ! Ça va, Lilian ?
– J'ai connu des jours meilleurs, grimaça la jeune fille.
– T'inquiète, j'arrive.
Il revint vers Kat, le sourire brusquement disparu de son visage.
– Bon, qu'est-ce que tu veux ? Et épargne-moi les préliminaires, le monologue du méchant, ça va cinq minutes.
Kat leva les mains de soumission.
– Soit, si tu y tiens.
Elle s'approcha.
– Voilà ce qui se passe : notre patron a une dent terrible contre toi, expliqua-t-elle. C'est bien simple, il te déteste. Le fait de te savoir debout lui est une source de mécontentement absolument impressionnante...
– Je t'ai dit de m'épargner les préliminaires, l'interrompit Christel. Je connais le début de l'histoire, je te signale. Alors, si tu en venais aux faits ?
– Comme tu veux.
Les mains dans le dos, elle lui tourna autour.
– En ce qui nous concerne, ça nous enrage, Siti et moi, de le voir dans cet état. Alors, nous avons eu une idée susceptible d'abréger sa colère.
– Vraiment ? Et vous allez faire quoi, lui danser la macarena nues avec une cravate ?
Le jeune homme évalua la situation en quelques secondes. Ils étaient seuls dans un couloir désert, Lilian prisonnière de Siti, et Kat qui lui agitait sous la gorge ce qu'il préféra par précaution estimer être un couteau non négligeable.
– Bon, abrège ! la pressa-t-il.
– C'est facile à comprendre, résuma Kat. Smith te déteste, il veut ta perte à tout prix...
– Sans blague ?
– Or, jusqu'ici, rien à faire, tu survis toujours. Alors, nous avons trouvé autre chose : nous sommes au courant pour la mission dont t'a chargé ce cher Doyen, à savoir protéger cette charmante mortelle au péril de ta vie. Et malgré ta dissidence, tu n'es pas assez idiot pour t'y soustraire. Alors c'est simple, aujourd'hui, tu vas accomplir ta mission au mieux.
Christel croisa calmement les bras.
– Fort bien, ricana-t-il, et ça consiste en quoi, concrètement ?
– Concrètement, ça veut dire qu'on va te néantiser et tuer ta demoiselle.
Ce qui poussa Christel à marquer une seconde de silence.
– Quoi, c'est tout ? demanda-t-il.
– Oh, mais attend, je ne t'ai pas dit le meilleur.
Les épaules du jeune homme retombèrent avec lassitude. C'était bien la raison pour laquelle il détestait les maudits dotés d'intelligence, en particulier les maudits femelles : beaucoup trop de blabla. Il se pinça la voûte du nez entre le pouce et l'index et poussa un râle d'agonie.
– Kat, ma choute, réfléchis deux secondes. J'ai connu des maudits encore plus coriaces que toi, même Smith n'est toujours pas parvenu à me néantiser, et pourtant Dieu sait qu'on s'est croisés, lui et moi. Alors, tu espères vraiment faire une différence ?
– Tu ne te prends vraiment pas pour de la merde, railla Siti.
– Va sucer des tampons hygiéniques, veux-tu ? cingla Christel.
Mais Kat se contenta de le regarder avec fatigue.
– Tu sais, c'est sûr que de simples travailleurs, personne n'y a prêté attention. Mais si tu veux, on peut toujours s'arranger pour que le signalement des intrus qui ont fracturé un appartement et tué une locataire d'un immeuble de la 104e soit un peu plus connu du grand public.
Christel sentit Lilian se tendre derrière lui, mais il n'avait que faire des menaces de Kat, il avait entendu pire que ça.
– Et tu avais besoin de venir ici pour me sortir tout ce baratin ? Tu ne pouvais pas attendre qu'on soit un peu plus à découvert ? On fait le chemin à pied, bordel, tu pouvais frapper n'importe quand. Un mec de la Ceinture et Lilian Hamilton, personne n'aurait levé le petit doigt ! Mais c'est vrai que vous aimez bien vous infiltrer dans des endroits prétendument sécurisés.
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