Chapitre 29 (partie 2)
Christel prit un autre livre sur la table et poursuivit son exposé :
– Pour l'autre fille, Kat, c'est un peu moins sûr. Je sais ce qu'elle est, mais on sait pas beaucoup de cette race de vampire. D'un côté, elle est considérée comme vampire, de l'autre elle est considérée comme fée.
– Et qu'est-ce que c'est, comme race ?
– C'est une Dearg-Dul irlandaise.
– Irlandaise ? Comment tu sais qu'elle est irlandaise ? Elle n'a même pas d'accent.
– À cause de son nom. Katharine McGowan est un nom typiquement irlandais. Plus irlandais que ça, d'ailleurs, tu meurs.
La jeune fille hocha la tête, bien qu'elle se sentît un peu perdue.
– Bon, soit, elle est irlandaise, accepta-t-elle. Comment tu as dit ? Dear quoi ?
– Dearg-Dul. Contrairement à certaines races de vampires qui ont un sexe spécifique, on trouve des Dearg-Dul aussi bien mâles que femelles.
– Dearg-Dul..., répéta-t-elle.
Elle se mordit un ongle.
– On sait au moins comment les tuer ? demanda-t-elle sans préambule.
Elle eut l'inquiétude de voir Christel faire une grimace d'hésitation.
– Quoi ? On n'en sait rien ?
Il se gratta la nuque.
– Tu vas me haïr, promit-il. Parce que la seule parade connue contre la Dearg-Dul, c'est d'empiler des pierres sur sa tombe pour l'empêcher d'en sortir. En général, on rajoute des brins de houx pour l'affaiblir, mais il est généralement dit que piégés dans la tombe, ils finissent par tomber en poussière.
Lilian observa un silence de circonstance.
– Ah, d'accord. Sachant qu'elle est déjà sortie de la tombe, ça va poser problème.
– Un peu, oui. Et je douteque Kat se tape le voyage en Irlande pour s'y reposer. À mon avis, condamner sa tombe ne servira à rien, à moins d'être sûrs qu'elle soit dedans.
Elle réfléchit un instant.
– Quelle était la religion dominante, chez eux ? voulut-elle savoir.
– Ça dépend si tu parles du nord ou du sud, mais c'est comme la Langsuir, c'est un vampire local. Ça doit être pour ça qu'il les a choisies, il savait que ce serait moins facile.
Lilian marqua un nouveau silence, s'adossant à sa chaise et pesant ces nouvelles informations.
– C'est quoi, son délire, à ce type ? demanda-t-elle alors spontanément. Qu'est-ce qu'il cherche, dans la vie ?
Car elle avait bien compris, au gré des exposés, que Smith s'était nourri à de nombreux râteliers, et que proxénète n'était jamais qu'une casquette parmi les multiples casquettes qu'il avait portées.
Le jeune homme se gratta dubitativement le coin de l'œil.
– Ça va être dur de te faire un résumé, avoua-t-il. Il en a beaucoup fait.
Elle l'encouragea d'un geste.
– Disons, dans les grandes lignes, alors.
– Dans les grandes lignes ? Euh... Comment te dire ? Son trip, en fait, c'est pas l'acte en lui-même, mais les conséquences de l'acte. Il n'attaque pas quelqu'un parce que ça le botte d'attaquer, mais parce que ça rend quelqu'un d'autre malheureux. Tu comprends ce que je veux dire ? Pour lui, tout simplement, la cible principale n'a aucun intérêt. Il préfère acculer sa victime au désespoir et la voir se détruire elle-même. Le summum de l'art, pour lui, c'est faire supprimer sa cible par la personne avec qui elle était la plus liée. C'est ce qui a failli m'arriver, d'ailleurs.
Lilian garda le silence, n'osant demander plus de précisions.
– Tout ça pour te dire que son délire, c'est d'être un tordu de la pire espèce, conclut le jeune homme. Ajoute à ça qu'il n'obéit à aucune règle, ni à aucune loi, et tu as une idée du tableau. Même les Princes sont pas d'accord, c'est te dire à quel point il pète les compteurs.
– Je vois. Quel âge a-t-il ?
Christel tira un livre vers lui en se mordant la lèvre avec ignorance.
– Aucune idée. On ne sait même pas d'où il vient.
Lilian agita les mains pour capturer l'attention.
– D'accord, résuma-t-elle, si je fais le point de tout ce que je sais, Smith est un incube indépendant qui a un jour décidé de varier ses activités. Il a toutes les qualités, si ce n'est cette propension à la désobéissance et au n'importe quoi. Maintenant, je me demande une chose : à quoi lui servent Kat et Siti ?
– Excellente question, parce que je l'ignore. Les incubes travaillent seuls, ils ont toujours travaillé seuls. J'imagine qu'il s'en sert comme bouclier entre lui et moi. Il a quand même un charme puissant, je suppose donc qu'il les aura convaincues de travailler pour lui. Ou alors, ce sont ses maîtresses. Il a quand même eu Lilith, et il est plutôt bien conservé, le bonhomme.
– Oui, mais ça n'explique pas leur implication dans ses affaires. Si vraiment elles n'étaient que ses maîtresses, elles n'y prendraient même pas part. Enfin, c'est ce que je pense.
Christel l'écoutait en se frottant le menton. Il ne manqua pas de se souvenir que quand il avait fait irruption dans l'appartement, Kat avait appelé Smith « patron », après tout.
– Ce n'est pas si bête, admit-il. Les maudits aiment la bagarre, mais ils n'aiment pas se risquer dans des trucs qui ne les regardent pas. Tu vois, c'est un paradoxe assez marqué, chez eux : ils sont très cruels quand ils le veulent, mais c'est chacun pour soi. Donc, je pense que tu as raison, elles ne seraient pas intervenues si elles n'étaient pas concernées. Surtout que, n'oublie pas, c'est Kat qui est à l'origine de la mort de tes parents. Pour des raisons complètement dingues, c'est sûr, mais ça la place sur l'échiquier, qu'elle le veuille ou non.
Il savait qu'évoquer le sujet ne faisait de bien à personne, et encore moins à Lilian, mais il fallait bien en parler, à un moment ou à un autre. Il savait qu'elle refusait de discuter de ses parents, mais ils étaient un élément de l'histoire, et il ne pouvait pas les écarter sous prétexte que c'était douloureux.
La jeune fille rejeta alors la couverture de ses épaules.
– Tu sais quoi ? proposa-t-elle. On va laisser tomber cette question. Tu disais qu'il fallait quelqu'un de qualifié pour combattre Siti. Pourquoi alors tu n'irais pas directement voir les personnes les plus compétentes ? Votre organisation est tellement grande qu'il y a forcément quelqu'un qui doit s'y connaître.
Il reconnut qu'elle avait raison.
– C'est pas plus bête, jugea-t-il. Entendu, on va faire comme ça.
Il ferma les livres sur la table.
– Tu m'aides à les ranger, s'il te plaît ? Si on les laisse comme ça, la dame grise va hululer toute la nuit.
Ils remirent les ouvrages à leurs places, puis Lilian suivit Christel hors de la bibliothèque.
– Où va-t-on ? demanda-t-elle alors qu'ils s'éloignaient dans les couloirs.
– À la mosquée.
– C'est quoi, une mosquée ?
Christel ne s'étonna pas de sa question, il était depuis longtemps habitué à l'ignorance des gens de la Cité.
– C'est un lieu de culte pour la religion musulmane, expliqua-t-il. Siti est malaisienne, et la religion dominante de la Malaisie est l'Islam. Si je ne trouve pas de malaisien chez eux, j'irai voir les bouddhistes.
Ils dépassèrent un couloir que le jeune homme désigna du doigt.
– Tiens, par là, c'est la synagogue. Plus loin, tu trouveras le temple bouddhiste, un autre hindouiste, tu as une chapelle, une église orthodoxe, un temple protestant, et une mosquée. On a quelques rastafaris, des évangélistes. Ici, les gens pratiquent la religion qu'ils veulent, du moment qu'ils respectent celle de leurs camarades. Il n'y a pas de conflit culturel, c'est interdit. Certains se sont frottés au prosélytisme, on les a très vite foutus dehors.
– C'est quand même radical, comme attitude.
– C'est vrai, mais elle est nécessaire pour maintenir la cohésion du groupe. On ne cherche pas à convertir les gens, ce sont eux qui doivent venir le faire. Si demain, il me prenait l'envie de devenir bouddhiste, personne n'y trouverait à redire, du moment que je fais correctement le travail. En règle générale, on respecte les gens et leurs religions, ça dépend juste de l'usage qu'ils en font.
Il tourna les yeux devant lui.
– On arrive, annonça-t-il.
Lilian suivit son regard, et aperçut une curieuse façade. Toute blanche, percée de portes en arc persan encadrées de mosaïques, avec des fenêtres à moucharabiehs. Un fronton en céramique déroulait une calligraphie que la jeune fille fut incapable de lire.
– C'est très joli, jugea-t-elle néanmoins.
– Attends d'être à l'intérieur, tu vas voir, l'avertit Christel.
Il s'approcha de la porte et se déchaussa.
– Fais comme moi, demanda-t-il, on doit entrer pieds nus.
Elle obtempéra, et le suivit à l'intérieur.
– Et laisse-moi parler, poursuivit-il à voix basse. Les femmes ne prennent pas la parole, ici.
– Bon...
Et elle resta muette.
Ils traversèrent la cour intérieure bordée de portiques et passèrent à côté du bassin pour les ablutions. Une porte en arc leur tendit les bras et ils entrèrent dans la salle de prière proprement dite, sobrement décorée de calligraphies, le sol couvert de tapis, parcourue de séries de colonnes. Le mur face à l'entrée était creusé d'une niche en arc et flanquée de deux colonnes, le mihrab, et à-côté le minbar, le pupitre du haut duquel l'imam s'adressait aux fidèles. Lilian se demanda fugitivement comment ils avaient bien pu aménager pareille architecture ici.
À cette heure-ci, les lieux étaient déserts. Il n'y avait qu'un homme, vêtu d'une simple djellaba, devant le lutrin à-côté du mihrab.
– Assalamu alaykoum (1), imam Assim ben Habib, salua Christel.
L'homme se retourna alors, et sourit à la vue de son visiteur.
– Wa alaykoum assalam (2), salua-t-il en retour, soit la bienvenue ici. Comment vont tes frères ?
– Ils se portent bien. Et les vôtres ?
– À merveille, akhouia (3). Fasse que cela dure, avec les difficultés que nous pouvons tous rencontrer aujourd'hui.
– Inch'Allah (4)...
L'imam posa sa main sur le bras de Christel et l'emmena vers la cour.
– Dis-moi ce qui t'amène, akhouia, demanda-t-il, tu as l'air soucieux.
– En fait, avoua le jeune homme, je viens te voir parce que j'ai un renseignement, et peut-être un service à te demander.
– Tout ce que tu veux, akhouia. Dis ce qu'il te faut, et je t'aiderai.
Il regarda l'imam dans les yeux.
– J'aimerais savoir si tu n'as pas, parmi tes fidèles, un Malaisien.
L'homme réfléchit un instant.
– Un Malaisien ? Pourquoi ?
– L'une de mes cibles et une Langsuir, et j'ai besoin d'une personne qualifiée pour s'en charger.
– Des fidèles, j'en ai de tous les pays, akhouia. Je suis sûr qu'il y a parmi eux la personne que tu cherches. Voyons...
Le jeune homme le laissa sonder ses souvenirs sans broncher.
– Écoute..., fit alors l'imam.
Christel écouta.
– Écoute... il y a peut-être quelqu'un. Un fidèle de la prière du vendredi. Il s'appelle Nashrin Syafiq. Je pense qu'il peut t'aider.
– Sais-tu où je peux le trouver ?
L'imam écarta les mains d'impuissance.
– Là, akhouia, tu m'en demandes trop. On ne sait jamais où ils sont exactement. Reviens vendredi prochain, et tu seras sûr de l'y trouver.
Le jeune homme n'avait pas le choix.
– Bon, entendu, je reviendrai vendredi. Choukran jazilan (5), Assim.
– Al Hamdoulilah (6), akhouia.
– Al Hamdoulilah, Assim.
Ils se saluèrent et se séparèrent. Lilian, qui était restée silencieuse et à l'écart pendant toute la durée de leur conversation, suivit Christel à l'extérieur.
– Alors ? demanda-t-elle une fois qu'ils furent dehors. Il se pourrait qu'il y en ait un, si j'ai bien compris ?
Il hocha la tête.
– On dirait, oui. Mais pour l'instant, on n'a rien tant que je ne suis pas sûr que l'homme qu'on m'a indiqué est le bon.
– Ah, formidable. Donc, si j'ai bien entendu, tu dois attendre vendredi ?
– Je dois attendre vendredi.
Ils marchèrent un instant en silence. La jeune fille leva à nouveau les yeux vers lui.
– Qu'est-ce qu'on fait, alors ?
– Rien du tout. On ne peut rien faire.
– Tu veux quand même qu'on continue d'aller à l'université ?
Il haussa les épaules d'ignorance.
– Peut-être, je ne sais pas encore. Smith n'y est plus, Kat et Siti n'y sont plus, ce n'est pas comme si on avait encore des raisons d'y aller.
– Je croyais qu'il fallait s'y montrer pour éviter d'éveiller les soupçons, lui rappela Lilian.
Il admit le bien-fondé de la réflexion, même s'il devait également reconnaître l'inutilité parfaite de la manœuvre. Il estimait que se rendre dans un endroit où ils n'étaient presque pas les bienvenus, et où leurs cibles ne se trouvaient plus, était une remarquable perte de temps. Cependant, il accorda à l'établissement le mérite de permettre à Lilian de voir du monde, fût-il hostile, et après les événements de ce soir, elle en avait bien besoin. Il en était à un point où il envisageait presque de la retirer de la course. Il savait le grand cas qu'elle faisait de la vengeance de ses parents, mais ce qu'elle avait vu jusqu'à maintenant n'était que la pointe de l'iceberg. Si, cependant, l'université lui permettait de garder un tant soit peu les pieds sur terre, il était prêt à l'y accompagner autant de fois qu'il le faudrait.
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(1) « Que la paix soit sur toi »
(2) « Que la paix soit également sur toi »
(3) « Mon frère »
(4) « Si Dieu le veut »
(5) « Merci beaucoup »
(6) « Louange à Allah »
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