Lilian cligna stupidement des yeux devant cette simple, quoiqu'importante, déclaration. Elle ouvrit la bouche, mais eut du mal à trouver ses mots, son esprit ayant du mal à assimiler le soudain revirement de situation. Lucifer n'avait jamais existé, et Satan n'avait jamais été qu'un nom commun ? Et maintenant, voilà qu'elle apprenait que celui qui lui avait toujours été présenté comme l'antithèse de Dieu, le roi des démons, le père de toutes les calamités, n'était qu'un... Quoi ? Rebelle ? Hors-la-loi ? Toute sa vie, elle n'avait jamais connu qu'une seule version, personne n'avait jamais ne fût-ce qu'imaginer qu'il pouvait y en avoir une autre, et subitement, on lui faisait comprendre que ce n'était pas la bonne ?

– C'est sûr qu'on est très loin de l'image qu'on peut avoir du bonhomme, concéda Christel, mais Satan n'a pas d'influence en Enfer, il y serait même plus un prisonnier qu'autre chose. « Et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre où sont la bête et le faux prophète. Et ils seront tourmentés jour et nuit, aux siècles des siècles ». C'est le père du mensonge, le prince de ce monde, l'adversaire, un manipulateur de première, tout ce que tu voudras ; il a des partisans, des adorateurs, toute la clique, mais il est persona non grata en Enfer, je peux te le garantir. Si Dieu l'a foutu à la porte du Paradis, c'est pour le punir de sa connerie, pas pour lui donner un royaume à gouverneur.

– Je suis sûre que tu as un contre-argument, supposa Lilian, mais, il n'aurait pas pu se donner lui-même le titre ?

– Pas sûr que le Pater aurait été d'accord, grimaça Christel. Pourquoi Dieu le laisse agir, là, par contre, tu m'en demandes trop. J'avoue que j'ai du mal à comprendre son rôle, en fait. Satan était un ange, il se rebelle. Rien que ça, il aurait dû finir en Enfer direct. Mais non, Dieu se contente de le mettre dehors, et de le laisser aller et faire ce qu'il veut. On pourrait penser qu'Il lui a donné le rôle du tentateur, tu vois, celui par qui les crises de foi arrivent. Mais Il a l'Enfer et sa clique, pour ça, alors à quoi Satan peut bien lui servir ? La meilleure théorie, c'est que Satan sert de... pas de bouc émissaire, mais... un peu comme un prisme ? Genre, ses mauvais actes mettent mieux en lumière la bonté et la puissance divine, et blablabla.

– Mais... Dans ce cas, qui gouverne en Enfer ? insista Lilian.

– C'est Dieu, évidemment, répondit obstinément Christel. Mais c'est vrai que pour que l'équilibre entre le bien et le mal soit bien préservé, il faut que les deux parties soient de force égale. Donc, on soupçonne que l'Enfer a son équivalent hiérarchique de Saint Michel. Saint Michel, tu vois qui c'est, le chef des anges après Dieu ? Eh bien, on peut penser qu'il y a un chef des maudits, après Dieu. Le problème, c'est que... On sait pas qui c'est, en fait. On ne sait même pas s'il y en a vraiment un. Les seuls « gradés », on va dire, dont on ait entendu parler, ce sont les Princes. On en connaît quelques-uns... Belzébuth, Lilith, Léviathan, Bélial... Et Satan n'en fait pas partie, je peux te le garantir.

– Je ne comprends plus rien, avoua alors Lilian, agitant les mains comme pour endiguer cet indigeste afflux de détails. Mais donc, l'Enfer, ça marche comment ? Je veux dire... C'était quoi, l'idée ?

Et comme Christel se contentait de la regarder avec un sourire amusé, elle renchérit :

– J'essaye de comprendre, se défendit-elle. Si Dieu a créé l'Enfer, comme tu dis, pourquoi Il nous reproche de céder à la tentation du démon, alors ? Et si on va en Enfer, c'est qu'on y a cédé, à la tentation, non ? Alors, pourquoi on s'y fait torturer ? Ils ne devraient pas plutôt t'accueillir avec des colliers de fleurs et des vahinés, en mode « félicitations, vous avez été admis en enfer ! » ? Et d'abord, qu'est-ce qu'on en sait ? Tu admettras que c'est le côté des gentils qui en parle le plus. Qu'est-ce qui me dit que ce n'est pas juste de la désinformation ?

Christel dut se mordre la joue pour ne pas exploser de rire.

– Je n'ai qu'une envie, c'est de te faire avoir cette conversation avec ce grand con de Doyen, avoua-t-il en contenant à grand-peine son hilarité. Si vraiment c'est de la désinformation, pourquoi l'Enfer n'a jamais démenti ?

Et Lilian resta bouche ouverte, à court d'argument.

– Qu'est-ce qui dit qu'il ne l'a jamais fait ? avança-t-elle néanmoins.

Mais Christel joignit les mains devant son visage, avec sur le visage un sérieux qui ne lui semblait pas familier. Et, bien malgré elle, Lilian refoula toute envie de chercher à l'interrompre.

– Lilian, écoute bien ce que je vais te dire, commença-t-il. Oublie tes enseignements. C'est de la merde, de toute façon. De la propagande pour télévangéliste.

Il abaissa alors ses mains jointes, et le geste ressembla étrangement au tombé d'un couperet.

– Dieu a créé le Paradis, assena-t-il. Et Il a créé l'Enfer. Pourquoi, tu me demanderas ? Au début, je sais pas trop. Il créé un Enfer, ça veut donc dire qu'Il envisage déjà l'idée du péché, tu es d'accord ? Sauf qu'Il sort Sa grosse voix et fait les gros yeux à Adam et Eve pour les faire marcher aussi droit que possible. Puis ça part en couilles, évidemment, parce que l'Enfer, il est pas con, il fait son taf. Ça me fait me demander, finalement, si le Jardin d'Éden n'était pas une sorte de crash test. Parce que c'est uniquement après ça que le Pater a fini par accorder aux Hommes leur libre-arbitre. Et que c'est ça, la vraie équité. C'est le respect du libre-arbitre.

Pour toute réponse, Lilian fronça les sourcils.

– Ça n'a pas de sens. C'est le premier à nous prêcher la vertu, pourquoi Il accepterait qu'on se détourne de Lui ? Il créé la tentation, puis vient reprocher aux Hommes d'y succomber ? C'est débile.

Christel hocha la tête en approbation.

– C'est sûr, Il penche plus vers le Paradis, que vers l'Enfer. Mais s'Il veut se prétendre juste, Il est obligé de laisser aux gens le choix de le suivre ou non. Sinon, ce n'est plus du libre-arbitre, c'est du despotisme, et on serait tous des petits anges avec une putain d'auréole sur la tête. Rien ne l'empêche de semer Sa bonne parole, soyez bons, soyez honnêtes, soyez généreux, et patata... Mais de l'autre côté, Il doit laisser à l'Enfer le droit de semer la sienne.

Mais cela n'eut pour effet que de faire ricaner Lilian de dérision.

– Et les incubes proxénètes qui t'enlèvent pour les Princes, alors, siffla-t-elle, c'est juste ? Et les démons qui mettent ta famille en charpie, aussi ?

Christel leva les mains dans ce qui semblait à la fois être un geste de soumission et d'apaisement.

– Ça le fait grincer des dents, j'en suis sûr, répondit-il, mais là, tu parles de cas qui sortent de Sa juridiction. Ce sont peut-être des saloperies, mais les incubes et les maudits qui ont tué tes parents ne sont pas de Sa responsabilité, Il ne peut rien faire. À Son niveau, ce qu'Il peut faire, c'est envoyer Marie et consort faire une petite apparition, marquer un péquenot des stigmates, ou plonger une nonne en extase – la transverbération, comme on dit. La seule fois où Il a réagi, c'est quand Saint Michel a catapulté Satan coucouche-panier hors du Paradis.

Lilian leva un doigt pour l'interrompre.

– D'accord, mais... dans le cas d'attaques démoniaques ? suggéra-t-elle. Imagine, tu es un pauvre bougre qui n'a rien demandé à personne, et subitement, l'Enfer te pourrit l'existence. Tu es possédé par le démon, tu te fais massacrer, ta vie toute entière est anéantie... Bref, c'est équitable, ça aussi ?

– Tu as lu le Livre de Job ?

Les épaules de Lilian retombèrent. Elle avait lu le Livre de Job.

– Bon, admettons, clôtura-t-elle. Ça ne résout pas la question de l'Enfer. Pourquoi on s'y fait si mal accueillir, alors qu'on a trouvé la perspective de l'Enfer plus sympa ?

Christel n'eut pour toute réponse qu'un sourire indulgent.

– Parce qu'ils sont peut-être libres de te pourrir la vie, expliqua-t-il, mais ça reste Dieu le patron, et Il a créé le patelin pour ceux qu'Il a jugés irrécupérables.

– Voilà autre chose, ricana Lilian. Les démons se prétendent rebelles, mais font quand même ce que Dieu leur dit de faire ?

– Qu'est-ce qui te dit qu'ils se prétendent rebelles ? C'est leur boulot, d'être méchant, ça fait partie du deal.

La jeune fille fit la grimace.

– Pourquoi j'ai l'impression que Dieu est en train de se faire avoir ? Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que l'Enfer en profite.

– Oh, je suppose qu'il doit se faire beaucoup d'à-côté, oui, admit Christel.

Mais Lilian ouvrit le bras, désignant un vague point dans l'espace.

– C'est impossible, le défendit-elle. Il est tout-puissant, c'est le créateur de toutes choses, Il est omniscient. Il ne peut pas faire une erreur comme celle-là.

Christel leva alors un index docte, le visage de nouveau redevenu extrêmement sérieux.

– Ça, Lilian, c'est ce que l'humanité a choisi de croire. Mais je peux te jurer que Dieu est aussi faillible que nous. Ne dit-on pas que Sa création est à Son image ? Et regarde à quoi Sa création ressemble : c'est le foutoir. C'est un gamin qui joue avec une fourmilière. Il créé une doctrine où tout le monde doit être beau, tout le monde doit être gentil, mais créé un Enfer pour se mettre des bâtons dans les roues. J'en suis à me demander comment Satan a réellement viré sa cuti, tu vois ? Est-ce ça lui est venu tout seul ? Est-ce que c'était la volonté de Dieu ? Auquel cas, je me demande vraiment ce qui lui a pris, au Pater. Tu admettras que c'est quand même bien foireux de prendre le meilleur et le plus beau de ses anges, et de lui dire : « bon, fiston, voilà, il me faut un méchant de l'histoire. J'aurais besoin que tu contestes mon autorité, ensuite Michel te chasse du Paradis à coup de lance dans le cul, et tu auras pour mission de tenter les humains vers le côté obscur de la Force. Et à la fin, je te balance en Enfer, et tu t'y fais torturer pendant des siècles. » Sympa, le plan, je ne sais pas ce qu'Il fume, le Pater, mais c'est pas de la bonne. Ou alors, c'est l'Enfer qui avait commencé à foutre sa merde. Et si c'est le cas, je serais curieux de savoir qui est le petit malin qui a réussi à tenter un ange. Parce que pour qu'un ange, qui est censé être un pur condensé de Paradis, retourne sa veste, c'est qu'il a dû y avoir un défaut de fabrication quelque part.