Chapitre 19 (partie 2)
La femme voilée referma la porte sur eux.
Il y eut un court silence, puis Natacha posa sa main sur celle de Lilian.
– Je suis désolée de t'avoir fait si peur, s'excusa-t-elle. Mais je t'assure, l'idée m'est venue d'un coup, et c'était tellement évident que je ne pouvais qu'y aller. J'ai juste complètement oublié de te prévenir.
Lilian lui tomba dans les bras.
– Tu l'as fait libérer, tu es largement pardonnée.
Elle leva les yeux sur les deux inconnus qui les observaient sans dire un mot.
– Alors, ça y est ? demanda l'homme. Tu as enfin ouvert les yeux ?
– Je vous ai déjà rencontrés ?
Et alors que l'homme se renversait en arrière, la main sur le cœur, la femme se tourna vers lui avec un sourire moqueur.
– Tu vois, je t'avais dit qu'elle se souviendrait pas de nous, railla-t-elle avec un accent que Lilian devina hasardeusement moyen-oriental.
La femme se tourna ensuite vers Lilian.
– Une fois, oui, répondit-elle alors. C'est nous qui t'avons sauvée du lycanthrope. Désolée de t'avoir assommée, mais tu n'arrêtais pas de dire des conneries.
Lilian se souvint alors de l'étrange et lancinante douleur qui l'avait prise à la nuque pendant les deux jours qui avaient suivi.
– C'était donc vous qui...
– Exact. On est des amis de l'autre imbécile, on voulait le faire évader du commissariat quand ta copine a débarqué. Je m'appelle Loujayne, Lulu pour les intimes, et je te présente James.
James la salua d'un geste de la main.
– Et moi je suis James, et je te présente Lulu, ajouta-t-il.
Et Lulu de lui abattre son poing sur le crâne.
– Crétin ! jura-t-elle.
James se tut en se tenant la tête, un sourire moqueur aux lèvres. Lulu le désigna d'un geste du bras.
– Voilà, ça c'est mon collègue, et accessoirement mon pote. Enfin, ça dépend des moments, parce que des fois, un décimètre suffit pour mesurer son intelligence.
– Et un décimètre suffit pour mesurer ta compassion, railla James en retour.
Lulu secoua la tête, peu motivée pour lui asséner un deuxième coup.
– J'adore le cogner, raconta-t-elle. Ça me détend.
– Je vois ça, se contenta de remarquer Lilian. Je suppose qu'on peut appeler ça... l'amour ?
Mais cela ne fit que faire rire Lulu.
– Oh, aucun risque, avec lui. Le sexe ne l'intéresse pas, cet imbécile.
– Le sexe ne l'intéresse... ? Oh !
La jeune fille considéra James avec des yeux ébahis.
– Mais... Vous ne prenez aucun traitement ? lui demanda-t-elle avec surprise.
– Non, pourquoi ?
La naïveté de la réponse la surprit presque.
– Eh bien... « Créer et procréer », non ? se justifia-t-elle. Il faut prendre des traitements... pour soigner.
James et Lulu, loin de se frapper de son affirmation, se contentèrent de la regarder comme s'ils attendaient qu'elle développât le sujet.
Lilian allait pour s'expliquer, quand un brusque fracas couvrit alors sa phrase.
Tous sursautèrent et regardèrent derrière eux. La porte de la classe avait été défoncée, presque soufflée hors de ses gonds par le vol plané de Christel qui atterrit violemment contre le mur et retomba au sol.
Un silence stupéfait succéda au choc, uniquement brisé par l'hologramme de surveillance qui prit note de la dégradation.
Lulu évalua le désastre en mettant ses poings sur ses hanches.
– C'était bien la peine de fermer la porte, ironisa-t-elle.
Lilian s'approcha.
– Christel, ça va ?
– Qu'est-ce qui s'est passé ? s'alarma Natacha.
Christel se secoua la tête.
– Il a l'air en forme, jugea nonchalamment James.
– Plutôt, oui, grimaça Christel.
James et Lulu l'aidèrent à se redresser. Christel grimaça.
– Aïe ! Nom de Dieu, ça dérouille !
De nouveau debout, il assouplit ses épaules.
– Bon, j'y retourne.
– Ne casse pas tout, quand même, recommanda Lulu.
Lilian ouvrit de grands yeux.
– Attendez, ils vont se battre ?
– Oh, mais ça a déjà commencé, sourit James.
– Et là, c'est le deuxième round, ajouta Lulu.
La jeune fille regarda avec stupéfaction Christel se masser les coudes.
– DONG ! fit James, comme la cloche sonnant le début d'un combat de boxe.
Et Lilian, mortellement inquiète, de voir Christel retourner dans la salle de classe.
– Tu as un bon crochet du gauche, estima-t-il.
– Et encore, tu n'as rien vu, répondit la voix de Smith.
La jeune fille regarda James et Lulu sans comprendre.
– Et vous le laissez faire ?
Lulu haussa les épaules d'évidence.
– Bien sûr, c'est son boulot.
– Et le vôtre, c'est quoi, alors ?
– Ramasser les morceaux et compter les points.
Ç'aurait pu être drôle si la situation n'avait pas été si dramatique. À quelques mètres seulement, Christel et Smith étaient en train de se battre à mort, et eux trouvaient ça aussi normal que de jouer au football.
Tendant l'oreille, elle tenta de percevoir quelque chose. Ce qui fut inutile, car privée de la porte, le fracas résonnait dans le couloir avec toute la force de la violence qu'il laissait deviner. On entendait les coups, des chocs sourds, les chaises renversées par terre.
Incapable de rester sans savoir, Lilian s'approcha avec précaution de l'entrée. Elle fut très vite rejointe par Natacha et bientôt, tous étaient dans l'encadrement de la porte à regarder ce qui se passait.
La salle de classe n'était plus qu'un souvenir. Les tables et les chaises étaient renversées, certaines même étaient cassées. Mais Christel et Smith ne se souciaient guère du désordre qu'ils provoquaient. Ils se faisaient face, dans une lutte sans merci qui ne concernait qu'eux deux.
Christel porta un coup que Smith bloqua aisément. Il lui prit le poignet et le lui tordit, obligeant son adversaire à plier genou. Là, il le cueillit d'un coup de pied dans la figure et l'envoya valser.
Christel se releva, furieux, palpant le coup reçu à la commissure des lèvres.
– Toi, mon gars, on n'est pas fait pour s'entendre, gronda-t-il.
– C'est parfait, répliqua Smith.
Ils coururent l'un vers l'autre, se télescopant dans une avalanche de coups. Smith immobilisa les bras de Christel, mais le jeune homme le fit reculer d'un violent coup de tête dans le nez.
– Salopard ! jura Smith en épongeant ses narines.
– Quel langage ! se moqua Christel.
Smith lui lança son poing dans la figure. Mais Christel para le coup et le coucha d'un coup de genou dans l'aine.
– Oh, pardon ! s'excusa-t-il. Ça va aller ?
– Vas-y doucement ! grimaça James qui, lui aussi, se comprimait l'entrejambe. J'ai mal pour lui !
– Oh, allons, je l'ai à peine titillé.
Lilian observa l'échange bouche bée, abasourdie par la violence de l'affrontement et par la légèreté des échanges. Elle regarda la salle en ruines, les rivaux désinvoltes, l'hologramme de surveillance qui prenait note de chaque dégradation, et où était donc la sécurité, bon sang ?
– Bon, maintenant, parlons peu, parlons bien, fit soudainement la voix de Christel.
La jeune fille tourna vivement la tête vers lui. Christel et Smith se faisaient face, hostiles, mais incongrûment détendus. Les deux autres, James et Lulu, étaient tout aussi sereins, mais non moins attentifs.
Christel pencha la tête de droite à gauche, faisant craquer ses cervicales.
– Ça va mieux ? s'enquit placidement Smith.
– Ça fait du bien, en tout cas, avoua le jeune homme. Ça remontait à quand, la dernière fois ?
– Tu ne crois pas que j'ai d'autres chats à fouetter que me souvenir de ça ?
– Je te crois. Après tout, tu as été plutôt occupé, ces derniers temps, non ?
Les bras de Lilian tombèrent devant cet échange. C'était une blague ? Ils lui faisaient quoi, là ? Qu'est-ce que c'était que cette conversation ?
Une petite tape sur son bras attira son attention. Lulu la regarda en secouant la tête avec amusement.
– Aussi longtemps que je côtoie ce crétin, expliqua-t-elle, je l'ai toujours vu faire ça. T'inquiète, ils sont pas fous, c'est juste leur version des préliminaires.
Des préliminaires ? Ils venaient de détruire une salle de cours, et ils appelaient ça des préliminaires ?
– ... Arrête tes conneries, bordel ! protesta alors Christel. Tu me crois tombé de la dernière pluie ? C'est pile le moment où tu l'as enfin ferrée que ses vieux trouvent le moyen de clamser. Allez, avoue, je parie que ce sont tes deux salopes ! Personne sur la surveillance, tu crois vraiment qu'on serait assez cons pour penser que c'est un mortel qui a fait ça ? Tu aurais pu faire sauter leur bagnole, leur tirer dessus dans la rue, mettre le feu à la baraque, si ça te chantait, mais non, il fallait absolument s'introduire dans une demeure sécurisée et réduire ces messieurs-dames en charpie. Quand je pense que c'est moi qu'on accuse d'être une diva... Quelque chose à prouver, peut-être ?
Lilian écouta la diatribe, la bouche ouverte par la consternation. Christel était-il vraiment sérieux ? Ses parents étaient morts, sans avoir rien fait de mal, et lui de tranquillement lister toutes les autres façons qu'ils auraient pu avoir de mourir, comme si de rien n'était ? Son corps se tendit brusquement, prêt à répliquer.
Une main sur son épaule la coupa dans son élan. C'était James, cette fois, qui la regarda en secouant la tête.
– Il le fait exprès, chuchota-t-il. Il le provoque.
La jeune fille tourna vivement la tête vers Smith. Celui-ci achevait de calmer son humeur et regardait Christel avec amusement.
– Tu as le chic pour m'énerver, tu sais ?
– Je vais prendre ça pour un compliment.
– Tu peux.
Smith, sentant le regard aigu de Lilian sur lui, tourna les yeux dans sa direction.
– Vous pouvez vous vanter d'avoir un précieux allié à vos côtés, Lilian, sourit-il.
Elle ne répondit pas, dans l'expectative, la main de James toujours sur son épaule, comme un rappel.
Smith croisa ses mains derrière sa nuque.
– Soit, décida-t-il alors.
Il mit les mains sur ses hanches.
– Vos parents ont été particulièrement courtois à mon égard, expliqua-t-il. Mais ils représentaient un obstacle.
– Et c'est parti pour le monologue du méchant, ironisa Christel. Lilian, prends de l'aspirine, ça va être long.
Le cœur de la jeune fille se serra. Smith la calma d'un geste.
– Oh, je vous rassure, ce n'est pas moi qui ai pris la décision, concernant vos parents.
Devant son sourire tranquille, elle sentit son sang se glacer.
– Je l'ai simplement approuvée.
Ces mots furent comme un coup de poignard entre ses côtes, et un cri lui échappa. Ses jambes se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux. Lulu tomba aussitôt à ses côtés et posa une main sur son bras dans un soutien silencieux.
– Lilian ? s'inquiéta Natacha.
La jeune fille sentit très vite les larmes lui monter aux yeux. Incrédule, fauchée par la douleur, elle regarda Smith faire sereinement les cents pas dans la salle de classe dévastée.
– C'est Kat qui a eu l'idée, poursuivait-il imperturbablement. Elle s'ennuyait. Il faut dire que depuis sa venue ici, elle n'a guère eu l'occasion de se divertir. Et s'il y a une chose que j'ai apprise, c'est qu'il ne faut jamais laisser Kat s'ennuyer trop longtemps. Alors quand elle m'a proposé cette cible qu'étaient vos parents, je l'ai validée. Cela me faisait d'une pierre deux coups : d'un côté elle se divertissait, de l'autre elle m'enlevait cette épine du pied pour le jour où je vous aurais emmenée en Enfer. Car il était évident qu'ils n'allaient pas vous laisser partir comme ça, même si, pour être honnête, je n'ai jamais pris la peine de demander l'avis de qui que ce soit. Même si je dois avouer que l'idée de poser la question pour voir la réaction des gens m'a souvent tenté.
Lilian l'écoutait sans réellement l'entendre. Prostrée, elle se sentait au bord de la nausée et sa tête lui tournait. C'était donc pour un prétexte aussi futile que ses parents étaient morts ? Par plaisir ?
James, Lulu et Natacha étaient à ses côtés pour la soutenir. Christel n'avait pas bougé de sa place, attendant la suite.
– Vous savez, nous autres les démons n'avons pas la même conception du divertissement, continuait Smith comme pour répondre à la question muette de la jeune fille. Dans votre monde, vous vous amusez dans des casinos, des parcs d'attraction, des galas. Nous, nos préférences vont vers des choses beaucoup moins superflues. Un succube, un beau massacre. Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse, comme dit Musset. Vous, il vous faut des tas de subtilités comme une robe adéquate et les bonnes personnes avec qui converser. Nous, nous n'avons besoin que de victimes, de chair fraîche, des fois un instrument ou deux. Vous seriez surprise de savoir que beaucoup de démons parmi nous ont érigé le meurtre au rang d'art noble. Il en est de tellement doués que les Princes réclament de les voir en action, tant leurs pratiques approchent de la perfection.
Lilian, ne l'écoutait plus, prise de malaises. Son cœur était tordu dans sa poitrine et sa tête lui chavirait.
Smith avait fait tuer ses parents.
Secouée de spasmes et de sanglots, elle n'entendit pas Christel se jeter sur lui. Sa vue se troubla, et elle se sentit basculer en arrière.
– Lilian ! appela Natacha.
Les yeux de la jeune fille se révulsèrent, et elle perdit connaissance.
Dans la classe, Christel s'était précipité sur Smith. Cramponné à son adversaire, il ne lâcha pas prise. Tentant de se dégager, Smith recula. Puis son pied glissa sur un barreau cassé de chaise au sol et il tomba en arrière, entraînant Christel avec lui
Ils passèrent à-travers la baie vitrée, et disparurent dans le vide.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top