Chapitre 19 (partie 1)
Une battue ratissa l'établissement, mais Natacha resta introuvable.
Lilian attendait les résultats en se rognant les ongles jusqu'à la deuxième phalange. La police fouillait tous les étages, elle sondait les sols, les murs, les plafonds, allant jusqu'à inspecter les bureaux des enseignants, la terrasse, et même les poubelles, pour le cas où son cadavre s'y trouverait. Elle fit, pendant deux heures, une véritable razzia dans le campus, mais il fallut se rendre à l'évidence, son amie avait bel et bien disparu.
– Elle m'attendait à la sortie des toilettes ! expliquait la jeune fille affolée. Ça m'a pris cinq minutes, elle n'a pas pu disparaître si vite !
– La preuve que si.
Le cynisme de l'agent lui coupa le souffle. Elle se retint de justesse pour ne pas le gifler.
– Vous allez devoir nous suivre, mademoiselle, poursuivit l'agent, nous avons quelques questions à vous poser.
Mais Lilian se dégagea de sa poigne qui cherchait à l'entraîner à l'écart.
– Ne perdez pas votre temps à m'interroger et passez-le plutôt à chercher mon amie ! ragea-t-elle. Natacha est saine de corps et d'esprit, il est impossible qu'elle ait fugué. Je vous dis qu'on l'a emmenée, ça ne peut rien être d'autre !
– Et sauriez-vous par qui, en ce cas ?
La jeune fille le défia du regard.
– J'ai une excellente idée de qui cela pourrait être, officier, mais permettez que je règle ce différent moi-même !
Elle en avait assez. Assez de tout. Assez de ces policiers d'opérette qui faisait semblant d'accomplir leur devoir, assez de ces gens qui croyaient qu'elle devenait folle, assez de se sentir si faible et si vulnérable, assez de voir tout lui échapper et de ne plus rien contrôler. Elle en avait assez !
Elle les voyait bien autour d'elle, ces regards fuyants qui l'évitaient constamment. Elle voyait bien que ses camarades ne lui adressaient plus autant la parole, malgré leur beau soutien. Elle voyait bien que tout ceci n'était que factice, qu'elle n'avait plus l'autorité qu'elle avait avant, que depuis le décès de ses parents, elle ne valait plus rien à leurs yeux. Et ça, elle en avait plus qu'assez.
Elle attrapa vivement son sac et fit face au policier.
– Laissez tomber les recherches, lui intima-t-elle, je chercherai mon amie sans votre aide. Je pense que vous devriez retourner au poste où votre incompétence sera plus utile
Puis elle lui tourna ostensiblement le dos et fila sans demander son reste.
Que n'avait-elle écouté Christel, par le passé ? Que n'avait-elle cru ses paroles ? Il avait pourtant tout fait pour attirer son attention sur les travers de son monde, mais ce n'était que maintenant qu'elle s'en apercevait réellement. La police ne voulait pas l'aider sans pot-de-vin, sa famille ne voulait que récupérer l'héritage paternel, ses propres camarades qui étaient pourtant ses amis ne faisaient plus que douter sur sa condition mentale. Tous, autant qu'ils étaient, n'avaient plus rien à faire d'elle. La seule chose qui les importait était leur petit confort personnel, et leur confort commençait à faire tache avec elle. Depuis qu'elle avait quitté la ligne droite du système, elle était devenue une indésirable à évacuer. Plus personne ne l'écoutait, plus personne ne voulait l'aider. Ils voulaient simplement qu'elle se tût et qu'elle se fît oublier. Et la seule personne qui pouvait aujourd'hui lui venir en aide était enfermée derrière des barreaux, par sa faute.
Son pas rageur martela les couloirs et les élèves s'écartèrent précautionneusement devant elle. Elle semblait dans un tel état de rage que personne ne se risqua à interrompre son avancée.
Elle s'arrêta devant une porte qu'elle ouvrit avec fracas.
Toute la classe tourna la tête vers elle quand elle surgit dans la pièce. Elle était là en plein cours de mathématiques sur les suites numériques.
Mr Smith se retourna et vit, stupéfait, la jeune fille sur le pas de la porte. Celle-ci avait l'air prête à mordre.
– Eh bien, dites-moi, ricana-t-elle, ce n'est pas l'angoisse qui va vous tuer, ici ! Une élève disparaît et vous faites cours, comme si de rien n'était ?
Il y eut une seconde de flottement, pendant laquelle les élèves se jetèrent des regards un peu coupables.
Smith, qui la regardait avec surprise, posa doucement son livre sur le bureau, avec la prudence d'un artificier manipulant de la nitroglycérine.
– Miss Hamilton... ? hésita-t-il.
– Où est-elle ? répliqua Lilian.
– Excusez-moi ?
Il n'avait pas l'air de comprendre de quoi elle parlait.
– Natacha ! Où est-elle ? Qu'en avez-vous fait ?
Smith écarta les mains d'impuissance.
– Absolument rien, se défendit-il. J'ai fait cours toute la matinée.
– Arrêtez de me mentir, ça suffit, maintenant ! Où est Natacha ?! hurla la jeune fille.
– Comment voulez-vous que je le sache ?
Ils se défièrent du regard. Lilian jeta un regard circulaire.
– Elles ne sont pas là, vos amies ?
– Mes amies ?
– Vos deux vamps. Où sont-elles ?
– Mes deux v... Mais de qui donc parlez-vous ?
Elle ne répondit pas, le considérant avec attention. Elle était tellement en colère qu'elle en oubliait le dégoût qu'il lui inspirait. Ah, il voulait donc jouer... ?
– Je vois, lâcha-t-elle alors.
Elle prit une table vide et s'y installa d'autorité.
– Tant pis, menaça-t-elle. Vous refusez de me répondre, libre à vous. Je viendrai chercher les réponses toute seule, même je dois pour ça vous suivre jusqu'au bout du monde. Je sais très bien que c'est vous, et je le prouverai d'une façon ou d'une autre.
Renonçant à lutter, Smith la laissa avoir le dernier mot.
– À votre aise, conclut-il.
La jeune fille croisa les bras et attendit.
– Vous pouvez continuer, ordonna-t-elle sèchement.
Il y eut un nouveau silence, pendant lequel personne ne sut ce qui allait arriver. Les autres élèves jetèrent des regards étonnés vers Lilian, mais celle-ci ne bougeait pas d'un pouce, fixant Smith d'un regard dément. Il n'y avait pas besoin d'être devin pour comprendre qu'ils devaient se dire qu'elle commençait vraiment à être atteinte du cerveau.
– Je me moque de ce que vous pensez de moi, déclara-t-elle, comme si elle avait lu dans leurs pensées. Je me moque que vous puissiez penser que je suis folle, je me moque de ce que vous pourrez dire de moi par la suite, je suis là et je n'en bougerai pas, quoi qu'on en dise. Mon amie a disparu, et je me fiche totalement de perturber vos précieux cours de mathématiques si ça peut me permettre de la retrouver. Mais comme vous vous en fichez totalement, je ne vois donc pas pourquoi vous continuez à me regarder comme ça.
Ils se le tinrent tous pour dit.
Smith, passablement mal à l'aise, jeta un œil hésitant sur le livre ouvert devant lui.
– Vous pouvez continuer, répéta-t-elle.
Il reprit son livre, mais eut du mal à faire de même pour le cours. Il bafouilla quelques secondes, puis continua :
Il développa la formule, s'interrompant sur la fin et jetant un nouveau coup d'œil sur Lilian, mais cette dernière n'avait toujours pas bronché. L'atmosphère tendue était quasi irrespirable.
Le cours se fit dans une ambiance électrique. Les élèves n'avaient de cesse de se déconcentrer pour regarder la jeune fille immobile qui continuait d'observer Smith, lequel avait de sérieuses difficultés à garder le fil de ses démonstrations. Il fut bientôt obligé d'imposer à sa classe un exercice afin de briser le sentiment d'oppression qui étouffait la salle toute entière.
Alors que les autres élèves étaient penchés sur leurs tablettes à résoudre le problème, il adressa un geste à Lilian, qui soutint son regard.
« Qu'est-ce qui vous arrive, à la fin ? » demanda-t-il.
Ses lèvres bougeaient, mais aucun son n'en sortait. Ce fut néanmoins suffisant pour qu'elle le comprît et qu'elle lui répondît par un regard furieux.
« Vous allez payer pour ce que vous avez fait à Natacha ! » lui lança-t-elle.
Les gestes et l'expression de Smith trahissaient toute son incrédulité. Il n'avait pas du tout l'air de comprendre ce qu'elle lui reprochait.
« Je n'ai rien fait du tout ! » se défendit-il.
La grimace qu'elle lui jeta valait toutes les accusations du monde.
« Rien fait du tout ? Vous vous moquez de moi ? Vous me manipulez, vous me mentez, tout ça pour votre trafic de filles, maintenant vous faites disparaître Natacha, et vous prétendez n'avoir rien fait ? »
« Je n'y suis pour rien dans la disparition de Miss Thompson ! »
Mais elle refusa de le croire.
Smith grogna. Il se demandait vraiment pourquoi il perdait son temps à la convaincre. De toute façon, quoi qu'il vînt à dire, il savait déjà qu'elle ne le croirait pas. Il ignorait avec exactitude ce que le Doyen avait pu lui dire, mais depuis ce jour, elle le haïssait proprement de toute son âme.
Puis un élève leva la main.
Satisfait d'échapper à ce dialogue de sourds, il lui laissa la parole.
– Oui, Mr Hessenberg ?
– J'ai fini l'exercice, monsieur.
Smith lança un dernier regard à Lilian qui le soutint sans broncher. Renonçant à poursuivre sa conversation avec elle, il se concentra à nouveau sur le cours.
– Dans ce cas, dit-il à l'élève Hessenberg, nous vous écoutons.
Le jeune homme se leva, sa tablette à la main, et donna la solution du problème.
Son livre dans les mains, Smith suivait avec application la démonstration de son élève, une moue appréciative aux lèvres. Puis le jeune homme acheva d'énoncer la solution, et se rassit.
– Excellent, Mr Hessenberg, jugea Smith. J'en voudrais des comme ça plus souvent.
Il leva la tête vers l'ensemble de la classe.
– Si vous avez bien suivi la démonstration de votre camarade, vous avez dû remarquer que cette solution ressemblait fort à l'exercice que nous avons fait la dernière fois...
Puis il s'interrompit à nouveau, tourna la tête. Or, cette fois, le trouble ne venait pas de Lilian.
Celle-ci regardait également la porte, aussi surprise que les autres. Puis son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Natacha.
– Natacha ?
– Salut, Lilian.
La jeune fille se leva aussitôt et courut vers son amie. Cette dernière se mordait les lèvres, un peu coupable.
– Mais tu étais où ? On t'a cherchée partout !
– Je suis désolée, je sais que j'aurais dû t'avertir, mais il fallait agir au plus vite.
– Agir au plus vite ? Un petit mot, vite fait, genre « je file à tel endroit, je reviens vite », ça ne t'aurait pas effleurée ? La police a ratissé le campus pendant deux heures !
Natacha se gratta la nuque, gênée.
– Oui, je sais, avoua-t-elle. J'ai vu les flashs d'info en revenant. Il parait que tu as eu des mots avec un officier de police ?
– Il voulait perdre son temps à m'interroger au lieu de le passer à te chercher ! Alors, excuse-moi de l'avoir froissé ! Tu étais passée où ?
– Là où on avait besoin de moi, tiens.
Et elle sortit dans le couloir. Lilian allait pour la suivre, quand le ton triomphant de Smith lui parvint :
– Vous voyez bien, Miss Hamilton, que je n'y étais pour rien ! Appliquez-vous donc la prochaine fois à vérifier vos soupçons avant de...
Sa victoire lui resta alors brusquement bloquée dans la gorge. Muet d'abasourdissement, il n'arrivait plus à articuler un mot.
Christel.
À la surprise générale, Christel entra dans la salle. Ses éternelles lunettes rondes sur le front, son sac à l'épaule, détendu, serein, presque ironique, pour tout dire, libre comme l'air.
– Christel ? s'ébahit Lilian.
– Eh, oui.
– Ils t'ont relâché ?
– Pas sans rien, en tout cas. Je remercie ton amie Natacha ici présente, qui m'a été d'un très grand secours.
Lilian se tourna vers la jeune fille.
– C'est donc ça que tu es partie faire ? Tu l'as fait sortir ?
– Étant donné les circonstances, se justifia Natacha, c'était la meilleure chose à faire.
Lilian se mordit la lèvre.
– C'est ce que j'aurais dû faire depuis le départ, regretta-t-elle.
– Lilian, il était suspect pour le meurtre de tes parents. Personne n'aurait compris ta démarche.
C'était juste.
– Alors c'est toi qui as payé la caution ?
– Un quart de million.
– Tant que ça ?
Christel haussa des sourcils frimeurs.
– Suspect dans une affaire de meurtre pareille, ça coûte cher, ironisa-t-il.
– Je te les rembourserai, promit Lilian.
Natacha refusa d'un geste de la main.
– Laisse tomber, répondit-elle.
– Elles sont pas mignonnes, comme ça ? fit alors une voix venue du couloir.
Lilian regarda par-dessus l'épaule de Natacha, et aperçut deux personnes dans l'encadrement de la porte.
Un homme roux et une femme voilée, tout sourire.
– Salut, fit l'homme roux. Vous avez un moment pour parler de Jésus ?
Leur arrivée ne passa pas inaperçue, provoquant les réactions immédiates du reste de la classe.
– Eh, c'est qui, ceux-là ? s'indigna un élève. Elle sort d'où, cette gonzesse ?
Un concert de voix s'éleva alors, fustigeant son voile et sa couleur de peau, l'invitant dédaigneusement à prendre une douche d'eau de javel. Indifférente au tumulte, la femme leur dressa son majeur pour toute réponse, ajoutant à leur affront. Les élèves scandalisés se levèrent aussitôt comme un seul homme, réclamant la sécurité. Il y en eut même un pour marcher vers elle avec l'ambition affichée de lui arracher son voile, mais la femme se dressa devant lui, et ce que l'élève vit dans son regard fut suffisant pour le faire fléchir et lui faire battre en retraite.
Ignorant l'agitation, comme d'un silencieux commun accord, l'homme roux, la femme voilée, Christel et Lilian se tournèrent vers Smith, lequel n'avait pas bougé de sa place.
Celui-ci, qui avait fort mal accusé le coup à l'arrivée de Christel, semblait avoir repris contenance. Il avait maintenant l'air assez contrarié.
Il ôta ses lunettes, les laissa tomber sur le livre ouvert devant lui.
– Vous pouvez ranger vos affaires, annonça-t-il aux autres élèves de la classe. Le cours est terminé.
Le ton de sa voix mit aussitôt fin à leur cacophonie. Sachant à quel point Mr Smith avait horreur de se répéter, ils ne perdirent aucun temps à prendre leurs affaires et à quitter la salle. Smith et Christel ne se quittaient pas des yeux, alors que les élèves évacuaient les lieux aussi vite qu'ils le pouvaient, jetant des insultes et des regards menaçant de mépris à la femme qui se contenta de les ignorer superbement.
L'homme roux désigna le couloir du pouce par-dessus son épaule.
– On va t'attendre dehors, dit-il.
Lilian comprit, et elle suivit tout le monde dans le couloir.
Christel resta seul dans la classe avec Smith.
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