Chapitre 18
– Eh bien, Lily, ça va ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette.
Lilian était revenue à l'université le lendemain de son retour chez elle, et elle s'était vite rendue compte à quel point ça avait été une mauvaise idée. Elle n'avait pas dormi de la nuit. Terrifiée par l'état de ses jambes, elle s'était ruée dans la salle de bain la plus proche, récurant avec un acharnement fiévreux sa peau souillée au point qu'elle en était devenue rouge. Elle s'était ensuite enfermée dans sa chambre, luttant contre le sommeil avec épouvante, frottant ses jambes pour chasser l'affreux souvenir de la semence glacée sur sa chair. Elle s'était sentie salie, abusée. Elle avait passé des heures recroquevillée sur elle-même, morte de peur, avec en boucle dans la tête le visage de Smith penché sur elle, tordu en un rictus monstrueux.
Quand elle avait franchi les portes du campus ce matin-là, elle avait les traits tirés et les yeux violemment cernés. Beaucoup avaient imputé son état au drame qu'elle vivait, et n'avaient pas cherché à en savoir plus. Et pourtant, jamais Lilian n'avait autant souhaité voir quelqu'un s'inquiéter pour elle.
Seule Natacha, la brave Natacha, qui connaissait son amie sur le bout des doigts, avait compris qu'il se passait quelque chose.
– Tu es sûre que tout va bien ? insista cette dernière. Je t'avais pourtant dit de prendre du repos.
– Nat', s'il te plaît.
Elle croisa les bras, pensant que Lilian voulait la faire taire.
– Dis ce que tu veux, Lily, mais si seulement tu pouvais voir ton état ! Tu as une mine de déterrée.
La jeune fille l'interrompit en posant la main sur son bras.
– Natacha, s'il te plaît, rends-moi un service...
– Quoi ?
Lilian leva les yeux sur elle, et son regard faisait peine à voir.
– Tu peux arrêter de m'appeler Lily ? demanda-t-elle.
La requête surprit Natacha. Elle ne voyait pas en quoi cesser de l'appeler par son petit nom pouvait aider en quoi que ce soit.
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Parce que ce nom m'évoque des choses auxquelles je n'ai pas envie de penser.
– Comment veux-tu que je t'appelle, alors ?
– Appelle-moi Lilian, tout simplement, ce serait gentil.
Natacha couva son amie d'un regard dubitatif. Lilian n'avait pas du tout l'air d'aller bien. Elle avait espéré que rencontrer Constantine lui éclaircirait les idées, mais le résultat était encore pire qu'avant.
Elle s'assit à côté d'elle.
– Qu'est-ce qui ne va pas ? insista encore Natacha. Je t'assure, tu n'as vraiment pas l'air bien.
Lilian ne répondit pas.
– Lily...
– Arrête de m'appeler comme ça !
– Tu m'avais promis de me tenir au courant, je te signale.
Lilian le savait, elle ne le savait que trop bien. Mais les informations qu'elle avait glanées avaient de très loin dépassé ce qu'elle imaginait, et, toute ouverte d'esprit Natacha pût-elle être, la jeune fille doutait que son amie pût croire un sujet aussi improbable que celui des « maudits ».
– Écoute, Nat', hésita-t-elle. Ce n'est pas que je refuse d'en parler, c'est que ça m'est impossible.
– Comment ça ?
Lilian la regarda dans les yeux.
– J'ai parlé avec Chris... Constantine, hier, comme je te l'ai dit. Comme il était en prison et que toutes les cellules sont sur écoute, il a refusé d'en dire trop. On a un peu discuté, mais il m'a indiqué un endroit où je pouvais être amenée à obtenir des informations supplémentaires.
– Tu y es allée ?
– Pas le choix. Il ne pouvait rien me raconter, alors j'ai dû me renseigner ailleurs.
– Et alors, qu'est-ce qu'on t'a dit ?
La jeune fille lui jeta un regard navré.
– Un truc absolument énorme, Nat'. Crois-moi, si je pouvais t'en parler, je te donnerais tous les détails, mais tu ne me croirais jamais.
– Tu te moques de moi ?
– J'en ai l'air ?
Natacha se tut, Lilian avait en effet l'air des plus sérieuses.
– La seule chose que je peux te dire, c'est de te méfier de Smith.
– Mr Smith ? Pourquoi ?
– S'il n'a pas l'air d'être à l'origine de la mort de mes parents, il y est en tout cas mêlé, de près ou de loin. C'est pourquoi tu dois à tout prix l'éviter le plus possible.
Natacha ouvrit des yeux ronds.
– Mais s'il y est mêlé, pourquoi tu n'en parles pas à la police ?
– Je l'aurais fait, si c'était aussi simple. Mais ça fait partie des révélations qu'on m'a faites, et crois-moi, c'est pas joli. C'est pour ça que je te demande de cesser de m'appeler Lily. En fait, si tu pouvais aussi éviter de parler de Smith, ce serait merveilleux.
Et elle ne put réprimer un frisson en prononçant le nom.
Natacha hocha la tête, mais elle avait du mal à assimiler la nouvelle. Elle était très inquiète pour son amie. Lilian qui, quelques semaines auparavant, idolâtrait Mr Smith et rayonnait de bonheur à ses côtés, le fuyait maintenant comme la peste en le traitant d'homme dangereux. Elle ne comprenait plus rien. Plus qu'être mêlé au décès de ses parents, qu'avait-il bien pu faire pour se rendre aussi détestable ? Car de toute évidence, l'homme que Constantine lui avait fait rencontrer en avait raconté de bonnes à son sujet.
Mr Smith n'était donc pas qu'un simple professeur de mathématiques, apparemment. Et Constantine l'avait su dès le départ. Peut-être même était-ce pour cette raison qu'il avait débarqué à l'université... Il semblait exister entre les deux hommes un conflit qui allait au-delà de tous les schémas de conflit connus.
Si elle était simplette, et si elle ne voyait pas plus loin que le bout de son nez, elle aurait sans doute pensé à quelques secrets gouvernementaux. Mais elle n'était pas simplette, et elle était bien obligée de constater que ce n'était rien d'aussi cliché, et que la bête théorie du complot ne s'appliquait pas ici.
Il y avait quelque chose de plus, elle en était convaincue. Et la raison pour laquelle Lilian ne pouvait en parler n'avait rien à voir avec les obscurs desseins d'un quelconque gouvernement. Sa prudence sur les rares éléments qu'elle acceptait de dévoiler était une manière dissimulée de lui faire comprendre qu'elle ne devait pas en savoir plus, pour sa sécurité.
Natacha rendit donc les armes et accepta de ne pas en savoir davantage.
– Très bien, se soumit-elle, je me méfierai de Mr Smith, et je n'aborderai plus le sujet. Mais toi, de ton côté, qu'est-ce que tu vas faire ? Je veux dire, pourquoi te forcer à venir, alors que tu dois justement l'éviter ?
– J'ai besoin de vérifier quelque chose.
– Et quoi ?
– En fait, lors de ma rencontre avec l'homme que m'a conseillé Constantine, j'ai été amenée à lui demander s'il était pour quelque chose dans la mort de mes parents. Il m'a répondu que le sang de mes parents n'était pas sur ses mains.
– Où est le problème, alors ?
– Il m'a clairement précisé qu'il n'était pas sur les siennes.
Le regard de Natacha s'éclaira. Elle avait l'air de commencer à comprendre.
– Tu vois où je veux en venir ? Il aurait pu simplement me dire que non, il n'y était pour rien. Ils ont des façons de répondre, chez eux... Tu leur demandes blanc ou noir, ils te répondent gris clair ou gris foncé. Mais, j'ai bien cogité dans ma tête, et j'ai fini par me demander si ce n'était pas un indice qu'il me donnait. Quand je lui ai posé la question, et qu'il m'a dit que leur sang n'était pas sur ses mains, il a bien ajouté : « pas sur les siennes ». J'en ai conclu que ce n'était pas lui qui avait agi, mais qu'il y était mêlé d'une façon ou d'une autre.
– Donc, tu penses qu'il a commandité quelqu'un pour le faire ?
– J'en suis persuadée.
– Mais qui, alors ?
Lilian pinça les lèvres, consciente de la gravité de ses propos.
– Mes soupçons se portent sur Shan et McGowan.
Natacha en papillonna de surprise.
– Quoi, Shan et McGowan ? Celles qui t'avaient agressée sur le toit ?
– Elles-mêmes.
– Mais, pourquoi elles ?
La jeune fille hésita, reconnaissant le bien-fondé de la question.
– Je ne sais pas trop, avoua-t-elle, ce n'est pas vraiment une preuve, c'est plus une foule de petites déductions. Déjà, j'avais été surprise par leur absence de motivation, quand elles me sont tombées dessus. Et il a fallu qu'elles me tombent dessus pour que Smith croise enfin ma route. J'ai surveillé le mec pendant un mois, Nat', il n'allait jamais sur la terrasse, pourquoi alors précisément ce jour-là, à ce moment-là ? Je suis sûre qu'il devait être dans le couloir à attendre qu'elles aient fini de me tabasser. Et puis... Il y a Constantine.
– Constantine ? Pourquoi lui ?
– Tu te rappelles leur arrivée en classe ? Il avait dit « tiens, j'ai cru voir des vamps ! », même toi, tu t'étais demandé s'il les connaissait. Je suis convaincue que c'est le cas, il ne les aurait pas harcelées comme ça, à la fin du cours, sinon. Il devait savoir qu'elles travaillaient avec lui.
Natacha comprit alors brusquement la pleine portée de son accusation.
– Alors, tu penses que ce sont elles ?
– Je le pense, oui.
Natacha n'avait rien à objecter à la résolution de son amie, mais elle ne pouvait s'empêcher de se dire que, de la même façon que la police n'était pas parvenue à mettre la main sur le meurtrier de ses parents, elle n'était pas parvenue à mettre la main sur les deux jeunes filles. Et elle espérait un prompt retour de Constantine pour remettre de l'ordre dans tout ça. Car c'était bien joli de dire de se méfier de Mr Smith, d'accuser de meurtre des filles absolument introuvables, elle avait beau ne rien y comprendre, mais elle avait la certitude que Lilian, malgré toute sa volonté et sa détermination, ne savait pas du tout où elle mettait les pieds.
Lilian se leva.
– Ne t'inquiète pas pour moi, Nat'. Je sais ce que je fais.
– C'est bien ce qui m'inquiète, justement, se décida à avouer Natacha. Tu as eu beau me cacher beaucoup de détails, j'ai bien compris que ton histoire n'a rien d'ordinaire. Le lycanthrope, tes recherches sur le net... Tu sais, j'ai regardé ce que tu me disais, moi aussi, alors je sais un peu dans quoi tu es en train de te fourrer.
La jeune fille s'arrêta et lui fit face, le regard étincelant.
– Nat', écoute. Je sais ce que je fais, et je vais le faire.
Les épaules de Natacha retombèrent devant son obstination. De toute évidence, elle ne pouvait rien faire d'autre que se soumettre.
Lilian lui sourit.
– Je vais aux toilettes, tu m'attends ?
– D'accord.
Et quand Lilian ressortit des cabinets, Natacha avait disparu.
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