Chapitre 16 (partie 2)



Lilian suivit les deux hommes, regardant autour d'elle. Ils traversaient un hall gigantesque, circulaire, cerné d'une galerie bordée de ces mêmes colonnes de marbre. Les murs étaient droits, polis, et ne ressemblaient en rien à l'idée qu'avait pu se faire la jeune fille de cet endroit. Le plafond se divisait en voûtes, et un dôme central semblait ouvert et laissait entrer une vive lumière, comme une énorme lampe. Se souvenant du passé de banque du bâtiment, elle chercha les guichets, n'en vit aucun. Elle devina qu'ils avaient dû être supprimés. Elle remarqua néanmoins sur les murs une chose étrange qui ne semblait pas d'origine. Le marbre était gravé sur toute leur hauteur de listes entières de ce qui apparaissait comme des noms. La jeune fille se demanda fugitivement ce que ces listes pouvaient bien vouloir dire.

L'air respirait le silence et la sérénité. Le calme était total, et même les quelques personnes présentes sur les lieux n'en troublaient la quiétude avec leurs bavardages.

Ils traversèrent le hall et entrèrent dans un des grands couloirs qu'il desservait. Les murs étaient, eux aussi, gravés de listes de noms, mais on pouvait voir, à intervalles réguliers, des portes en noyer foncé à double battant, et des gens entrer et sortir continuellement, des livres, des papiers ou même des armes dans les mains. Certains se retournèrent sur eux, mais le trajet se fit sans incident.

Après avoir descendu un escalier, ils s'arrêtèrent devant une porte dont la vieille plaque rouillée indiquait « archives », et l'un des gardiens frappa avant d'ouvrir et d'entrer.

Ils franchirent la porte, et Lilian sentit sa mâchoire lâcher brusquement.

Ils se trouvaient dans une bibliothèque. Un escalier en métal desservait deux niveaux. L'espace était aussi large que ne l'était le hall, et descendait en souplex. Devant elle, des rayonnages entiers d'ouvrages. Une véritable forêt de livres. Elle qui avait tellement l'habitude des bibliothèques numériques, c'était la première fois qu'elle voyait pareille chose. C'était impressionnant, et magnifique en même temps.

Bouche bée, elle regarda les étagères bien alignées et les ouvrages soigneusement ordonnés. Chaque rangée était introduite par une petite pancarte indiquant le thème concerné : religion, bestiaire, magie...

L'endroit était vide, mais Lilian devinait qu'il devait être encore plus impressionnant à voir au plus fort de ses fréquentations.

Il n'y avait qu'une personne de présente pour l'instant. Un homme était assis à l'une des grandes tables du niveau inférieur, un livre ouvert devant lui. Il leva la tête à leur arrivée, et la jeune fille reconnut la capuche.

Le Doyen.

– Voici la demoiselle en question, la présenta un des gardiens.

– Je vous remercie, le congédia l'homme.

Les deux autres comprirent et s'éclipsèrent, laissant Lilian et le Doyen seuls dans la bibliothèque. La jeune fille descendit benoîtement l'escalier, l'écho de ses pas sur les marches en métal se réverbérant dans l'espace silencieux, puis avança vers la table.

Il y eut un instant de silence, pendant lequel aucun des deux ne prit la parole. Un tube en néon bourdonnait doucement dans le silence. Puis le Doyen se rassit.

– « Dites à votre Doyen qu'une brebis égarée recherche la lumière », cita-t-il alors.

Elle acquiesça, un peu mal à l'aise.

– Quelle lumière ? voulut-il savoir.

Elle ouvrit la bouche, une seconde désarçonnée par sa question, mais se reprit.

– Celle de la vérité, répondit-elle, bien que l'intonation hésitante de sa phrase la fît plus ressembler à une question.

Le Doyen eut un petit sourire et referma doucement son livre.

– La vérité prend nombres de visages selon les gens, mademoiselle. Elle est inhérente à chaque individu et à chaque situation. De quelle vérité voulez-vous donc parler ?

– De la vôtre, je suppose.

Elle comprenait mieux les mises en garde de Scarlet au sujet de sa patience. Il était encore plus sibyllin que Constantine ! Elle comprit qu'elle allait devoir être la plus précise, la plus franche, et la plus directe possible dans ses questions.

– Constantine... Christel... m'a mise en garde un nombre incalculable de fois au sujet de Mr Smith, avança-t-elle. Je ne l'ai pas écouté, et mes parents en sont morts. J'ai besoin de savoir qui est véritablement Mr Smith et pourquoi Christel est en guerre contre lui. Mr Smith m'a bien raconté des trucs, mais au plus ça va, au moins je le crois. Alors je tenais à avoir votre version de l'histoire.

– Je vois...

Il la considéra gravement.

– Les informations que vous demandez sont d'une importance cruciale, le savez-vous ? Ce ne sont pas des informations à divulguer à n'importe qui.

– Je promets de ne rien dire à personne, affirma la jeune fille.

Mais le Doyen se contenta de la regarder, et Lilian devinait très facilement le sourcil qu'il arqua dans sa direction. Elle comprit alors qu'il parlait de la cicatrice dans le dos de Christel, qu'elle avait si impunément racontée à Natacha.

– Je pense pouvoir faire confiance à votre amie, continua le Doyen comme s'il avait lu dans ses pensées. C'est une jeune fille honnête en dépit de son éducation. Mais vous, mademoiselle, vous devez bien comprendre ma méfiance à votre endroit.

C'en était assez. Lilian s'approcha du Doyen, posa nerveusement son sac sur la table et lui fit face

– Écoutez... Doyen, lança-t-elle. Je suis peut-être une jeune fille pourrie gâtée et superficielle, mais je ne suis pas bête au point d'ignorer la gravité de la situation. Je n'ai pas toujours été juste, c'est vrai, je reconnais même que bien des fois, je le faisais uniquement pour me jouer des gens. Mais voyez-vous, mes parents sont morts et j'ignore pourquoi. Alors si vous croyez que je n'ai que ça à faire que de cancaner partout avec votre foutu secret, c'est mal me connaître ! Je veux savoir ce qui s'est passé, je veux savoir qui a fait ça. Je me fiche totalement de raconter ça aux autres. Je veux seulement attraper le responsable et lui faire payer son crime ! Ça vous va, comme motivation ?

Sa voix avait monté, monté et elle criait presque. Quand elle se tut, les murs résonnaient encore de sa colère.

Le Doyen n'avait pas bougé, d'un calme olympien. Il avait l'air de réfléchir à une décision. La jeune fille insista :

– Je veux seulement rendre justice à mes parents. Si je dois tout garder pour moi, soit. Si je dois rester ici au secret, faites-le. Mais je vous en supplie, je veux comprendre ce qui est arrivé. Pourquoi moi ? Pourquoi mes parents ? Qu'est-ce qu'on a fait de mal ? Vous le savez, vous, alors dites-le-moi.

– N'y a-t-il eu personne, dans votre entourage, qui ait pu favoriser votre incursion dans notre monde ? demanda alors le Doyen.

– Excusez-moi ?

Elle avait mal compris.

– Ne connaissez-vous personne qui ait pu favoriser votre rencontre avec les forces obscures ? répéta le Doyen.

– Une personne qui ait pu... Les forces obscures ? À part Const... Christel, non.

Et à en juger par l'expression de son interlocuteur, la réponse était toute simple.

– Vous voulez dire que c'est à cause de lui ?

– Loin de moi cette idée, même si malgré lui, il vous y a aidée.

Et elle comprit.

– Donc, c'est parce que j'ai fréquenté Christel que tout ça est arrivé ?

– D'une simplicité enfantine, n'est-ce pas ?

Lilian se laissa tomber sur une chaise. Maintenant qu'elle y repensait, elle se souvenait effectivement que Christel lui avait dit que Mr Smith ne la fréquentait que parce que ça pouvait lui permettre de l'atteindre... Elle leva les yeux sur le Doyen.

– Tout ça parce que j'ai jeté mon dévolu sur ce garçon plutôt qu'un autre ?

– Loin de moi l'idée de juger vos compétences mentales, mademoiselle, mais j'estime que vous auriez pu vous en rendre compte vous-même depuis bien longtemps.

Elle rougit, piquée au vif.

– Je croyais qu'il me disait ça par jalousie.

– Christel n'est pas jaloux. Il ne l'a jamais été, car il n'a jamais suffisamment su s'attacher à une femme pour l'être. S'il a tant insisté pour vous mettre en garde, c'est parce qu'il y avait réellement un danger. Mais votre arrogance a été telle que vous avez plongé dans les bras de l'ennemi dans le seul but de le contredire. Car j'en sais suffisamment pour savoir que vous non plus, vous n'étiez pas du genre à vous attacher.

– Je restais avec lui parce qu'il me disait ce que j'avais envie d'entendre, se défendit Lilian, et qu'en sa compagnie, je me sentais enfin aimée pour ce que j'étais, et non pas pour l'argent que je valais. Vous ne pouvez pas reprocher à une jeune fille d'être fleur bleue, quand même.

– Je crains, en ce cas, que votre candeur ne frôle dangereusement la stupidité.

Elle se tut, rendue bouche bée par le ton étrangement cassant du Doyen.

– On dirait Christel, quand vous parlez comme ça, remarqua-t-elle.

– Il vous répondra certainement que c'est là la seule ressemblance qu'il pourrait tolérer entre nous.

Oui, elle ne connaissait pas Christel aussi bien que nécessaire dans les circonstances, mais cela lui ressemblerait bien. Elle planta son regard dans celui du Doyen.

– Il n'est pas psychotique, n'est-ce pas ?

– Il ne l'a jamais été.

– Alors dites-moi tout.

Ils s'observèrent mutuellement, l'espace d'un court instant. Puis le Doyen reprit la parole :

– Que savez-vous déjà, au juste ?

Lilian lui parla donc de ses recherches, basées sur la seule information dont elle disposait alors : « lycanthrope ». Elle lui parla des ramifications qu'elle en avait tiré, les vampires, les sorcières, les démons, les fantômes, tout ce qui, depuis deux semaines, l'empêchaient de fermer l'œil la nuit.

– Votre demande n'est pas moindre, mademoiselle, reconnut-il alors. Je n'ai en souvenir que très peu de personnes qui aient formulé une telle requête. Maintenant, je me dois de vous avertir de suite, je ne pourrai pas satisfaire votre curiosité dans son intégralité.

– Pourquoi ?

– Parce que certaines réponses ne sont pas de mon ressort, et ne pourront émaner que du principal intéressé. Ne perdez pas votre temps à me poser des questions sur lui, c'est lui et lui seul qui y répondra. Je peux en revanche vous parler de Smith, de son monde, mais là encore, ses liens avec Christel ne seront expliqués que par lui.

Elle se souvint de ce que Christel avait dit au poste de police.

– Vous ne pourrez que « planter le décor » ?

– Voyez la chose comme cela.

Il la regarda calmement, et elle sut que c'était là sa dernière offre. Elle aurait beau lui poser des questions et le presser comme un citron, il n'en dirait pas plus que ce qu'il venait de lui proposer.

Elle hésita une seconde, mais se ravisa. Ce n'était pas le moment d'être capricieuse. Les caprices, c'était bon quand on voulait une gâterie, ou le dernier sac Ravenwood, pas quand l'identité du meurtrier de ses parents était en jeu. Elle décida donc de taire ses élans égoïstes, au moins une fois dans sa vie, et de se contenter de son récit.

Elle tira une chaise de l'autre côté de la table devant lui, s'assit, croisa les jambes, posa ses coudes sur la table et se pencha vers lui.

– Je vous écoute.

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