Chapitre 14 (partie 1)
Tout le reste de la journée, l'université ne parla plus que de l'arrestation de Christel. Les élèves de la classe, à la fin du cours, s'étaient éparpillés dans tout le campus pour raconter ce à quoi ils avaient assisté. La décision de Mr Davis de faire heure de permanence, la bagarre, puis l'arrivée des policiers, l'affrontement entre Lilian et le sergent, la reddition de Christel, tout y passa.
Ce qui expliqua la morosité du cours de mathématiques qui suivit.
Mr Smith avait eu vent de l'arrestation de Christel. Il aurait dû être enchanté, après tout, il était maintenant tranquille pour un bout de temps. Ce qui le gênait, c'était Lilian qui avait pris sa défense, et ça, ça l'enchantait moins. Il ignorait pourquoi, mais elle devenait de plus en plus indépendante, et il se promit d'en parler avec elle.
– On appelle « épreuve de Bernoulli » une épreuve ayant deux éventualités : l'éventualité S avec la probabilité p, et l'éventualité S2 avec la probabilité 1-p.
Les élèves notaient consciencieusement le cours sur leurs tablettes numériques, indifférents au ton monocorde du professeur.
– L'exemple type de la loi binomiale des lois de probabilités est le « pile ou face ». On fait rebondir une pièce de monnaie, et la situation peut être illustrée par ce qu'on appelle un « arbre pondéré ».
Il alluma le tableau, et l'arbre pondéré apparut, ressemblant étrangement à un arbre généalogique couché sur le côté.
– Partant du principe qu'il n'y a fondamentalement qu'une chance sur deux...
Puis il s'interrompit, et personne ne sut les conséquences du principe binomial. La porte s'était brusquement ouverte et un étrange personnage avait surgi dans la pièce.
– Qu'est-ce qui se passe, encore ?
Au souvenir de la descente de police de l'heure précédente, il y eut quelques rires.
La cause de ce nouveau remue-ménage était d'une femme. Très belle et très menue, sa petite taille en tailleur cintré juchée sur des escarpins, ses mains gantées de cuir fin tenant un petit sac à main. Ses cheveux noirs bouclés étaient taillés au carré. Elle n'était ni élève, ni professeur, et son regard indiquait clairement que c'était après Mr Smith qu'elle en avait.
Alors que les élèves la regardaient avec curiosité, un coup d'œil sur Mr Smith permit de comprendre que celui-ci paraissait plutôt stupéfait.
– Vous ?
–Guten Tag.
Sa voilette et sa bouche peinte évoquait irrésistiblement les sculpturales actrices hollywoodiennes des films en Technicolor des années 1940. Ne lui manquait plus que l'image en noir et blanc.
La femme s'approcha du bureau, impériale.
– Mais qu'est-ce que vous faites ici ? demanda Mr Smith, passablement surpris.
Natacha se pencha sur Lilian.
– Il la connaît ? chuchota-t-elle.
Lilian n'en savait rien. Mais de toute évidence, c'était le cas.
– Pensiez-vous réussir à vous en tirer comme cela ? poursuivait la femme avec un indiscutable accent allemand.
Mr Smith n'avait toujours pas l'air de comprendre.
– M'en tirer ? Me tirer de quoi ?
– Cessez d'avoir l'air aussi ahuri, voyons, se moqua l'inconnue. Vous devriez savoir depuis le temps que je suis rarement porteuse de bonnes nouvelles.
Sa réponse déclencha quelques rires dans la salle, elle les ignora superbement. Seule Lilian, poussée par la curiosité, se décida à interférer :
– Excusez ma question, mais... Qui êtes-vous, exactement ? Pourquoi vous êtes là ?
La femme n'eut pour toute réponse qu'un sourire entendu et ôta l'un de ses gants.
– Cela répond-il à votre première question ?
Et elle dévoila l'anneau à son annulaire gauche.
Alors que la salle se confondait en chuchotements surexcités, Lilian pâlit, sentant quelques regards sur elle, ce que la femme ne manqua pas de relever.
– Quant à savoir pourquoi je suis là, poursuivit-elle imperturbablement en remettant son gant le plus négligemment du monde, ma présence ici n'a pas d'autre objectif que de communiquer un petit... avertissement.
Le ton de sa voix cisailla le silence, et personne ne manqua de remarquer la silhouette de Mr Smith qui se crispa brusquement.
– C'est-à-dire ? grinça-t-il.
Mais la femme soutint son regard sans baisser un cil.
– Auriez-vous oublié les comptes que vous avez à rendre ? s'amusa-t-elle. N'ayez pas la faiblesse d'oublier que de la satisfaction de certaines personnes est tributaire votre... tranquillité.
Le silence était tel qu'il eût fallu une hache pour le fendre.
– C'est-à-dire ? répéta Mr Smith.
– Ne prenez pas ce ton avec moi, répliqua l'inconnue, les lèvres pincées. Vous savez parfaitement de quoi je parle. Mais peut-être devrais-je vous rappeler vos devoirs ? Il me semble me souvenir qu'il était convenu que...
– Taisez-vous !
Mr Smith abattit alors ses mains sur le bureau avec tellement de force que la plupart des élèves sursautèrent de surprise, mais ce fut à peine si la femme broncha. Il lui fit un signe du doigt.
– Vous, venez avec moi, intima-t-il.
Il marcha résolument vers la porte, d'une démarche qui avait déjà fait frémir d'angoisse parmi ses élèves les plus dissipés, mais l'inconnue se contenta de le regarder faire avec amusement et de finalement le suivre dans le couloir. La porte se ferma derrière eux, laissant les étudiants seuls avec leur curiosité.
Natacha se tourna immédiatement vers son amie :
– Tu savais ça ?
Lilian secoua la tête, toute aussi perplexe.
– Non, il n'en avait jamais parlé.
Autour, d'elles, les autres élèves se lançaient remarques et réflexions, rendus fébriles par ce nouveau spectacle.
– La vache ! Il avait une fiancée, ce con !
– Pas mal, la fille !
– L'imbécile, pourquoi il est parti ?
– Si elle veut, moi, je peux le remplacer.
Et ils éclatèrent de rire.
Lilian, pourtant, n'avait pas la tête à s'amuser.
– Ça va ? s'inquiéta Natacha. Ça n'a pas l'air d'aller.
– Il avait une fiancée... ?
Elle se mordit nerveusement un ongle. Natacha fit la moue.
– C'était peut-être qu'une copine avec qui il avait rompu, et qu'elle n'avait pas voulu. Peut-être bien qu'elle est complètement folle, tu as vu ce look ? proposa-t-elle dans une tentative pour la rassurer.
Lilian acquiesça machinalement, peu convaincue. Une remarque de Mr Smith lui revint alors en mémoire : « je n'ai moi-même pas toujours été exemplaire dans mes fréquentations ». Était-ce donc de ça qu'il avait parlé, ce soir-là ?
Le silence se fit bientôt dans la salle. Un élève avait mis son doigt devant sa bouche en montrant la porte. Tous se turent pour tenter de percevoir ce qui se passait dans le couloir, mais ce fut inutile, car ils parlaient tellement fort qu'il n'y avait pas besoin de tendre l'oreille.
– Ne soyez pas ridicule, persifla la femme. Cela fait des mois qu'ils attendent, avez-vous vraiment l'intention d'user de leur patience plus longtemps ?
– Je me moque de ce que...
– La famille s'impatiente, très cher, tout le monde s'impatiente, et que découvrons-nous ? Vous, batifolant magistralement avec une petite écervelée.
Lilian serra les dents, tentant d'ignorer les regards que la réflexion attira sur elle.
– ... Oh, certes, elle est jeune et ne manque pas de charme, mais auriez-vous oublié que...
– Taisez-vous ! Taisez-vous ou je...
– Ou vous quoi ?
Il se tut, elle ricana :
– Des menaces, mein Herr ? Qu'allez-vous faire, pauvre de moi ? Me frapper ? Je doute qu'ils apprécient le geste, même si ce ne sera guère la première fois.
Le choc s'abattit sur la classe toute entière, mêlé de stupeur et d'incrédulité. « Ce ne sera guère la première fois » ?
– Il la frappait ?
Les élèves allaient de surprise en surprise. Lilian restait immobile sur sa chaise, pétrifiée.
– Mais c'est quoi, ce cirque ?
Tous les regards se tournèrent à nouveau vers la porte, avides de connaître la suite. Et tous entendirent la même chose. Un drôle de claquement, puis un bruit mat contre le mur, mêlé à un petit cri étouffé.
– Allez-vous-en, gronda Mr Smith. Et si jamais je vous revoie, je peux vous promettre que vous vous languirez de la dernière fois que vous avez eu affaire à moi !
La porte se rouvrit, et il entra sans façon dans la classe, comme si de rien n'était. La femme s'était tue.
Mr Smith alla à son bureau au milieu d'un silence anéanti.
– Bien, reprit-il. Excusez-moi pour cette interruption. Je parlais donc de l'arbre pondéré...
Levant les yeux, il vit ses élèves immobiles à leurs places, foudroyés par la consternation. Lilian, blême, le regardait sans pouvoir articuler un mot, le cœur étreint par une peur irrépressible.
– Des questions ? demanda-t-il calmement.
Sa tranquillité enfonça davantage le pieu glacé que les élèves avaient dans la poitrine. Aucun ne réagit.
Quelques-uns tendirent l'oreille, mais la femme dans le couloir restait muette. Peut-être était-elle partie.
Mr Smith sembla se résigner devant le silence de la classe. Il prit alors une décision et rassembla ses documents.
– Vous pouvez vous en aller, fit-il, le cours est terminé.
Mais personne ne bougea, sous le choc. Il haussa les épaules.
– À votre aise.
Il rangea ses affaires dans son cartable et, ramassant sa veste, quitta la salle, laissant ses élèves seuls avec leur stupeur.
Il passa devant Lilian sans lui accorder un regard et s'en alla.
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