Chapitre 13 (partie 1)


Lilian reprit le chemin de l'université la semaine qui suivit, à la surprise générale et même, oui !, de Mr Smith lui-même.

Elle apparaissait un peu défraîchie par la fatigue et l'angoisse, mais elle avait fini par en avoir tellement assez de tourner en rond dans un appartement qu'elle serait même allée visiter une morgue pour se distraire.

Son arrivée se fit en plein cours de chimie. La stupéfaction générale fut telle qu'on dénombra douze explosions d'éprouvettes. Mais les élèves n'en eurent pas grand-chose à faire. Un élan de franche sympathie emporta les cœurs de la classe et tous se massèrent autour d'elle pour l'étreindre avec chaleur et compassion. « Si tu cherches un endroit pour dormir, tu sais où j'habite », disait-on à droite, et « on est de tout cœur avec toi », affirmait-on à gauche. La nouvelle fit le tour de l'établissement en quelques minutes à peine et prit de court la plupart des enseignants, celui des mathématiques en premier.

Christel, présent à ce moment-là, ne se montra guère. Il avait toujours en tête les accusations qu'elle avait proférées contre lui, et il préférait ne pas raviver ce pénible souvenir. Il l'ignora donc, et il fut presque surpris de voir qu'elle en faisait tout autant.

Natacha pleura de joie en revoyant son amie, et les deux jeunes filles tombèrent dans les bras l'une de l'autre, s'excusant mutuellement pour les frictions passées, lesquelles étaient déjà oubliées depuis longtemps.

Les cours reprirent dans une bonne humeur significative. Tellement bonne, d'ailleurs, que Mr Davis décréta son cours heure de permanence et les élèves passèrent deux heures à s'amuser avec les programmes d'affichage du tableau de la classe. On ressortit les vieilles leçons d'histoire, la Seconde Guerre Mondiale, le 11 Septembre, l'élection de l'ultra conservateur John Wish en 2044, la célèbre Singularité technologique en 2052 et l'effondrement social qu'elle provoqua, la crise du pétrole en 2155 et la guerre au Koweït qui s'ensuivit, puis la Déclaration de Séparation des Classes qui avait définitivement donné naissance à la Ceinture suite à l'écroulement de l'équilibre économique, et ce jusqu'à la dernière crise politique du Tiers-Monde deux ans auparavant. « Que de souvenirs », émit un élève avec nostalgie.

– Dites-moi, professeur, demanda un des élèves alors que ses camarades chahutaient autour de lui, elle s'est finie comment, la guerre en Jordanie ?

– Elle ne s'est jamais vraiment finie, en fait. À l'heure actuelle, il y a toujours des militaires basés sur place.

– C'est tout nous, ça, affirma l'élève avec fierté.

Plus loin, Lilian était en grande conversation avec Natacha et d'autres de ses amis.

– Alors comme ça, tu es cachée dans un lieu secret ? voulut savoir l'un d'eux.

– Oui, par précaution, des fois que le coupable en ait aussi après moi. Mais depuis ce matin, j'ai eu l'autorisation de revenir ici.

Elle mentait ouvertement, mais elle n'avait pas d'autre choix. Elle se voyait mal leur dire que c'était Mr Smith qui l'hébergeait. Non seulement c'était loin d'être conforme aux procédures, mais ça aurait aussi fait jaser, et le moment était mal choisi pour lancer la rubrique des potins.

– Alors, sinon, intervint un élève, on sait qui c'est ?

La question donna naissance à un silence bien embarrassé.

– J'ai dit quelque chose qui ne fallait pas ?

– Ça se pourrait, ironisa un de ses camarades.

Lilian hésita.

– En fait... non, avoua-t-elle.

Ses amis lui jetèrent des regards stupéfaits.

– Comment ça, non ?

– Ils ne l'ont pas attrapé ?

– Pour attraper un coupable, il faudrait avoir un suspect. Et pour le moment, personne n'apparaît sur la liste.

– Même pas le fabricant de l'alarme, ou l'installateur ?

– Personne.

– Le personnel de ménage ?

– Non, j'ai dit.

– Enfin, il y avait bien quelqu'un pour leur en vouloir, quand même.

La jeune fille explosa :

– Écoute, je te donnerais bien un nom, mais il n'y en a pas !

– Le frère de Tobias Mackenzie ne s'est pas embarrassé de ces considérations, quand sa maison a été cambriolée, raconta une élève. Il a tout porté sur la femme de ménage. Elle n'a pas arrêté de dire qu'elle était innocente, ils l'ont condamnée quand même.

– Ne le prends pas mal, Samantha, mais mon cas est très éloigné d'un simple cambriolage. Si tu crois que faire accuser un innocent me soulagera, tu te trompes. Mes parents ont été assassinés. Et je n'aurai la paix que quand le véritable coupable sera sur la chaise, et personne d'autre.

Un silence fort gêné tomba sur le groupe, et la dénommée Samantha se le tint pour dit.

Lilian resta silencieuse, perdue dans ses pensées. Sans s'en rendre compte, elle venait de soulever une bien étrange contradiction. En effet, le frère de Tobias Mackenzie avait fait accuser la domestique du cambriolage de sa maison. La malheureuse employée, bien qu'innocente, avait dû payer pour le geste d'un autre, et à l'époque, la jeune fille avait fait partie de ceux qui avaient appuyé la démarche. Avec l'argent qu'ils avaient, c'était tellement facile de se trouver un coupable sur qui passer sa rancune... Un petit pot-de-vin par ci, un autre par-là, et le verdict était dans la poche. Mais l'on se trouvait là dans une catégorie autre qu'un banal cambriolage. L'on parlait du meurtre de ses parents. Et s'il y avait une chose qu'elle ne pourrait jamais obtenir, même avec tout l'argent du monde, c'était le coupable. Et pas seulement un coupable désigné, qui ne ferait que porter le chapeau, non, elle parlait du véritable coupable. Et ce n'était certainement pas avec un pot-de-vin qu'elle allait le retrouver.

En cet instant, jamais sa fortune ne lui avait paru aussi inutile. Elle avait des sommes colossales en banque, mais était dans l'impossibilité de s'en servir. Elle n'avait pas le choix, car la justice ne fonctionnait plus que comme ça, mais elle avait la quasi-certitude que cela ne ferait que la lancer dans une mauvaise direction. Toujours l'exemple de Mackenzie, qui avait payé pour faire accuser la bonne à la place d'un autre... Soit elle ne donnait rien, mais l'enquête n'avançait pas, soit elle donnait mais se retrouvait avec un faux coupable.

Pourtant, nombreux étaient ceux qui l'en encourageaient. Ces gens-là n'avaient absolument rien compris. Une enquête rapide valait-elle plus que la vérité ? Jusqu'ici, elle avait été dans le camp des payeurs, pour qui la justice n'était qu'un jeu d'argent et de pouvoir. Mais elle était bien obligée de se rendre compte que cela ne lui donnerait jamais le vrai responsable.

Pourtant, de responsable, elle en avait un. Sous ses yeux, même. Mais rendu coupable par les dires d'un autre, cela faisait-il de lui un vrai responsable ? Elle avait effectivement fait contrôler la vidéosurveillance du soir du drame, et les seules personnes à s'être approché de la maison cette nuit-là étaient elle-même et Mr Smith à leur retour de soirée. Qui disait donc vrai ? L'un accusait l'autre d'avoir gâché sa vie, mais l'autre ne nourrissait-il pas plus de griefs en le soupçonnant ainsi sans preuve directe ? Même si elle ne l'avait pas montré, elle avait entendu la conversation entre Mr Smith et Carlsberg, la façon dont Mr Smith avait vendu Constantine à son avocat. Elle avait curieusement senti dans ce « témoignage » comme une forme d'acharnement.

C'était pour cela qu'elle n'avait pas parlé de Constantine à la police. Au départ, elle l'avait accusé sous le coup de la colère, parce que Mr Smith l'avait rendu, à ses yeux, capable d'un tel geste. Constantine avait nié en être responsable avec une ardeur qui avait fini par la faire douter. Là étaient les raisons de ses excursions sur internet. Elle avait passé des heures sur l'ordinateur, à faire des recherches complètement inconsidérées. Elle recherchait un coupable, mais encore fallait-il que ce coupable le fût réellement. Elle s'était donc appliquée à chercher la seule source d'information dont elle disposait, à savoir le « lycanthrope ». Une réflexion de Mr Smith au sujet de Constantine lui était revenu en mémoire : « il est réfugié dans un taudis de la Ceinture, avec toute une communauté de marginaux qui se prennent pour des mercenaires en traquant la racaille. » Elle n'était pas experte en la matière, mais les résultats qu'elle avait obtenus situaient le lycanthrope bien au-delà du simple statut de racaille. Combien de photos, de vidéos, avait-elle eu sous les yeux qui, maintenant, l'empêchaient de dormir ? Depuis, elle passait des heures sans pouvoir fermer l'œil, sans savoir quoi en penser. Il était vrai que la science contrôlait beaucoup de choses, aujourd'hui, mais elle n'était jamais parvenue à expliquer la vie et la mort. Peut-être y avait-il un élément qui lui échappait, peut-être ces notions étaient-elles uniquement du ressort du divin. Peut-être l'Homme n'était-il jamais destiné à en comprendre le mécanisme, que Dieu était le seul à pouvoir en détenir le secret. Elle était tentée de se dire que ce n'était que foutaises, que ce n'était qu'une question de temps, mais en attendant, il semblait exister des forces de « vie » qui échappaient à tous les schémas de sciences connus.

Si elle devait être franche avec elle-même jusqu'au bout, elle dirait qu'elle n'était plus si sûre que ça de la véritable culpabilité de Constantine.

« Elle semble beaucoup moins sûre d'elle », remarqua la Dame.

Christel, son éternelle oreillette en place, s'était éclipsé dans le couloir.

– En tout cas, elle commence à penser différemment. Ce n'est pas grand-chose, mais ça commence à venir. Telle que je la connais, elle aurait pu me coller la mort de ses parents sur le dos direct, j'aurais fini sur la chaise avant d'avoir le temps de dire ouf. J'ai été surpris qu'elle ne l'ait pas fait.

« Elle doute. Elle se rend compte que c'est loin d'être aussi simple. »

– J'en connais un qui doit vachement s'inquiéter.

« Encore faut-il qu'il s'en rende compte. »

– Oh, vous inquiétez pas, il s'en est bien rendu compte. Si vous aviez vu sa tête quand il a vu Lilian débarquer ici ! Visiblement, il ne s'y attendait pas.

« Elle commence à échapper à son emprise. Qu'elle soit venue alors que ce n'était pas prévu, et la réaction de Smith en est la preuve, est le signe qu'elle n'est plus aussi sensible à ses agissements qu'avant. »

Christel se frotta les mains de contentement.

– C'est parfait !

La Dame esquissa un sourire. Son protégé semblait bien ragaillardi, ce qui était bon signe.

« Qu'as-tu l'intention de faire, maintenant ? »

– Rien, avoua-t-il. Je veux voir jusqu'où ça va aller.

La Dame eut une moue sceptique.

« Méfie-toi, quand même. Si Smith se rend compte qu'elle lui échappe, il pourrait bien mal réagir. »

– Qu'il ose, et je le transforme en charpie, ce connard !

À l'usage de ce mot, il se souvint alors des parents de Lilian. L'enquête qui n'avançait toujours pas. Il avait lu la presse, ces derniers temps, du moins celle qui en parlait le plus sérieusement. Et les fuites indiquaient clairement qu'il n'y avait pas l'ombre d'un suspect à l'horizon. Les pots-de-vin, les ruses de journalistes n'y changeaient rien, la police n'avait aucun coupable en vue. Mais Christel avait depuis longtemps son idée sur la question.

– Ce type reste dangereux, qu'elle doute de lui ou pas, mâcha-t-il amèrement. Et je suis d'accord avec vous sur le risque qu'il s'en prenne à elle si elle venait à trop lui échapper.

« Le peu que je sais d'elle est de toute façon suffisant pour me convaincre qu'elle ne se laissera pas faire aussi facilement. Trop fière pour avoir peur, si je puis dire. »

Christel se tut, une idée sur le bout de la langue.

– On pourrait toujours planter le dernier clou dans le cercueil...

Et il avait un large sourire sardonique. La Dame fronça les sourcils.

« Christel, tu m'inquiètes. »

Il eut un geste désinvolte.

– Aucun risque, c'est rien de dangereux. Mais peut-être qu'un coup de pouce vers la sortie ne lui ferait pas de mal.

« Christel, à quoi donc penses-tu ? »

– À quelque chose de très amusant.

« Je me permets de te rappeler que nous avons des conceptions de l'humour très différentes. »

– Peut-être, mais là, vous allez adorer.

« Adorer quoi ? »

Il lui fit un clin d'œil pour toute réponse, et activa son oreillette. La personne au bout de la ligne décrocha, et il entra alors dans une très détaillée conversation qui ouvrit les yeux de la Dame de stupéfaction.

« Tu n'as pas osé ! » protesta-t-elle alors que Christel coupait la communication.

– Eh, si.

« Elle a accepté ? »

– Elle était ravie de le faire. N'oubliez pas qu'elle aussi a beaucoup de choses à lui reprocher. Ça va lui permettre de s'amuser un peu.

La Dame ferma les yeux, dépassée par la tournure des événements. Elle lui aurait volontiers botté les fesses, si sa condition d'Immatérielle ne lui avait pas ôté ce loisir.

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