Chapitre 12



Les jours qui suivirent furent fortement marqués par la tragédie qui avait frappé Lilian. Toute l'université, depuis le directeur jusqu'au concierge, ne parlait plus que des événements. La jeune fille, sous le choc, s'était réfugiée dans un endroit officiellement tenu secret, mais cela n'empêchait pas ses camarades de lui adresser de nombreux messages de soutien. La famille avait été prévenue, et était attendue d'ici peu pour les procédures judiciaires et administratives.

Les implications causées par le drame pesèrent très lourd sur les épaules des élèves et des enseignants. Les images des corps massacrés de Mr et Mrs Hamilton avaient fait le tour de la ville en quelques secondes, et une question était sur toutes les lèvres : qui avait bien pu faire ça ? Et tous étaient d'autant plus inquiets, car cela remettait en cause leur sécurité domestique. Les expertises avaient clairement prouvé qu'il n'y avait eu aucune effraction, et que les alarmes étaient actives au moment du drame. Qui avait donc pu nourrir assez de griefs et être assez malin pour pénétrer ainsi dans leur domicile sans se faire remarquer, et commettre un acte aussi abominable ?

Le fabricant de l'alarme et l'ouvrier qui l'avait installée chez les Hamilton furent soigneusement interrogés par la police, et même les avocats de l'entreprise étaient d'accord pour dire que cette histoire était très mauvaise pour les affaires. En effet, nombres de leurs clients les avaient contactés à ce sujet pour faire changer leur système. Et faire faillite à cause d'un meurtre, quand on était fabricant d'alarmes, voilà qui était le comble de l'ironie. Ou de la malchance.

Pendant une semaine, la Cité ne vibra plus qu'au rythme de « l'affaire Hamilton ». Les étapes de l'enquête, les spéculations, les fausses pistes, les échecs, tout était soigneusement relaté, décortiqué, amplifié par la presse populaire. L'on en vint bientôt à lire des histoires de complots, de terrorisme, de magouilles. Une baisse d'activité, un contrat non conclu, un brevet refusé, tout était sujet à imaginer de juteuses intrigues destinées à augmenter les ventes. Les officiers chargés de l'enquête étaient pistés, dans l'espoir d'une découverte capitale ou d'un coup de filet surprise bon à faire sensation, ou tout bonnement rémunérés pour se plier à des interviews dont la moitié disparaissait ou se retrouvait intégralement remontée, au profit de réponses percutantes et rentables.

Lilian, passés les deux premiers jours, renonça définitivement à suivre l'affaire, et Mr Smith y veillait en ne ramenant plus la moindre presse chez lui. Les manœuvres journalistiques l'écœuraient tellement qu'elle avait même débranché la télévision et fermé les rideaux pour ne pas voir un seul flash d'information.

Ses avocats la tenaient régulièrement au courant des réelles avancées de l'enquête, et sa famille gérait à sa place le patrimoine paternel. Mr Smith avait été désigné comme son protecteur, mais il ne pouvait pas se soustraire à ses obligations professionnelles, aussi compensait-il son absence par un petit coup de téléphone rapide entre deux cours, afin de s'assurer que tout allait bien. Il n'était pas tranquille en la sachant seule à ne rien faire.

Malheureusement, ne rien faire était la seule chose dont Lilian était capable. Malgré la semaine écoulée, elle restait encore sous le choc de son brusque orphelinage. Elle avait refusé de voir les clichés du drame, et c'était son oncle qui avait reçu l'identification génétique de son frère et de sa belle-sœur. Toute la journée, elle restait donc allongée sur le lit ou le canapé, à ressasser des souvenirs. L'un de ses avocats lui avait ramené l'album de famille, et elle passait des heures à parcourir les photos. Les anniversaires, les fêtes du Nouvel An, les cocktails... Et pour une raison qu'elle ne parvenait pas à comprendre, elle en avait un féroce pincement au cœur. Pourtant, elle se rappelait bien chaque événement, aussi loin qu'elle pouvait aller dans sa mémoire, et elle se souvenait bien du plaisir qu'elle avait eu à fêter chacun d'entre eux. Mais aujourd'hui, elle regardait les photos, et elle n'en était que plus affligée. Car aucune ne les représentait seuls. Il n'y avait aucun cliché les montrant eux, tout simplement, et c'était ce qui lui manquait le plus. Même les photos de vacances, ils étaient entourés de monde. Et plus elle parcourait l'album, plus elle était furieuse. Elle était furieuse de ne pouvoir se souvenir que du grand jardin plein à craquer de gens qu'elle connaissait à peine, le patron de telle société ou le cousin au troisième degré du frère du juge Machin, des cadeaux d'inconnus qui ne savaient même pas ce qu'elle aimait mais qui étaient persuadés que ça plairait parce que c'était hors de prix. Elle était furieuse de n'avoir aucun souvenir d'un moment où sa vie n'avait pas été régie par les interactions sociales. Furieuse de savoir son existence toute entière comme un gigantesque spectacle où il fallait constamment faire attention à son image et ses paroles. Furieuse de voir celle que menait Mr Smith, et de se rendre compte de ce qui lui avait le plus manqué : une famille soudée, un foyer chaleureux, un cadre intime et convivial, une ambiance festive, où l'on faisait sauter du pop-corn le dimanche en dansant le twist, comme on voyait dans les comédies au cinéma. Elle était furieuse qu'au lieu de ça, elle n'avait jamais eu qu'une mère botoxée et liposucée, toujours fourrée dans ses shoppings et ses soirées en robe de créateur, un père peu expansif, toujours fourré dans ses contrats et ses déjeuners d'affaires. Oh oui, elle avait eu l'aisance et les gadgets que toute adolescente aurait rêvé d'avoir : des parents qui lui passaient tout, une garde-robe à tomber par terre, des sorties à gogo et des résultats scolaires faciles. Mais qu'en avait-il été de sa vie de famille ?

Elle repensait alors à Constantine, à son quartier minable dans la Ceinture. « Le fait de vivre ainsi dans la Ceinture, c'est une sorte de rappel à l'ordre. Une façon de me souvenir de ce qui est vraiment important », avait-il dit. Elle s'en était moquée. Mais finalement, qu'aurait-elle donné pour avoir la vie de monsieur et madame tout-­le-monde ? Avoir une chambre minuscule couverte de posters, se sortir du lit en râlant, manger des corn-flakes, aller à l'école en traînant des pieds, habillée comme l'as de pique, dire des gros mots et rechigner à faire ses devoirs pendant l'heure de colle. Avoir une famille présente, qui l'aimait et l'épaulait en toutes circonstances, avec lesquels elle faisait des dîners où on racontait des blagues, faire des fêtes aux invités restreints, mais proches et sincères. Et le cœur de Lilian se tordait de douleur devant ces regrets, et ils étaient cruels, ces regrets, peignant de noir la seule vie qu'elle eût jamais connue, menaçant de l'engloutir toute entière, et elle avait envie de jeter tout ce qui lui tombait sous la main contre les murs, et elle avait envie de crier, de pleurer, et elle en voulait à ses parents, elle leur en voulait de toutes ses forces, parce qu'elle était seule, et que la seule chose qui lui restait était cette amertume à l'idée de ce qu'elle n'avait jamais eu, et qu'elle aurait donné tout ce qu'elle possédait et même plus encore pour revenir en arrière et tout recommencer.

*

Quand Mr Smith ouvrit la porte de son appartement, il sut tout de suite qu'il y avait du monde à l'intérieur. Il entendait parler Lilian, et elle semblait en grande conversation.

Un homme était avec elle dans le salon, et il reconnut Carlsberg, l'un des avocats des Hamilton. Quand la jeune fille le vit entrer, elle le salua d'un sourire, faisant se retourner l'avocat.

– Ah ! fit-il. Professeur Smith.

– Maître Carlsberg, salua Mr Smith.

Ils se serrèrent poliment la main.

– Maître Carlsberg m'informait des dernières avancées de l'enquête, expliqua Lilian.

– Ah, fort bien. Et alors, du nouveau ?

L'avocat fit la grimace, dansant d'un pied sur l'autre.

– Pas vraiment, non, avoua-t-il.

Mr Smith laissa échapper une lippe désolée et posa ses affaires dans l'entrée.

– Qu'est-ce qu'ils disent, à la fac ? s'enquit Lilian.

– Ils s'inquiètent pour vous. Ils se demandent si vous tenez le choc, si l'enquête avance, des choses comme ça. Je n'ai pas vu une classe ne pas en parler au moins une fois. Votre amie Natacha est venue me voir pour me demander comment vous alliez.

– C'est gentil.

Mr Smith retroussa ses manches de chemise.

– C'est gentil, admit-il, mais pas nutritif. Avez-vous mangé quelque chose, aujourd'hui ?

La jeune fille jeta un regard hésitant à lui et à son avocat. Mr Smith pinça les lèvres.

– Lilian, je vous ai déjà dit que vous priver de repas ne fera rien avancer du tout.

– Mais je suis incapable d'avaler quoi que ce soit ! se défendit-elle.

– Votre famille m'a fait confiance en vous confiant à moi, ce n'est pas pour vous retrouver à l'hôpital pour cause d'inanition. Alors vous allez me faire le plaisir de manger quelque chose, même si je dois vous gaver de force.

Lilian fit la grimace, mais son avocat lui donna raison :

– Vous devriez vous nourrir, Miss Hamilton, conseilla-t-il. Ne rien manger ne vous rendra pas service, et on ne fait jamais rien de bon quand on a l'estomac vide.

La jeune fille soupira, exaspérée, mais obtempéra et partit se laver les mains.

Carlsberg se tourna vers Mr Smith, qui sortait un plat du réfrigérateur.

– Est-il vrai qu'elle ne mange pas beaucoup ? voulut-il savoir.

Mr Smith secoua la tête.

– Non, pas beaucoup, c'est vrai. Ce qui lui arrive est très dur, mais elle a besoin de se nourrir pour tenir le coup. Malheureusement, elle le fait très peu et je ne peux pas l'alimenter de force.

Il sortit une assiette du placard et y servit une portion.

– Alors l'enquête piétine, si j'ai bien compris..., poursuivit-il négligemment.

L'avocat acquiesça tristement.

– Je ne comprends pas, se désola-t-il. Il n'y a rien. Pas d'empreintes, pas de traces de chaussures, de cheveux, les caméras de surveillance n'ont rien donné... C'est comme si le criminel était apparu dans la pièce pour commettre son forfait et disparaître aussi sec. Excusez mon vocabulaire, professeur, mais cette affaire comporte tellement de mystères qu'on en perd même la raison.

Mr Smith hocha la tête pour lui indiquer qu'il avait compris le problème et mit l'assiette dans le chauffe-plat. Carlsberg se dandinait nerveusement.

– Vous n'auriez pas un élément susceptible de nous aider, par hasard ? demanda-t-il.

– Excusez-moi ?

– Je veux dire, vous êtes enseignant, vous êtes au contact de nombreuses personnes et au courant, je suppose, de beaucoup de choses dans l'établissement. Vous ne connaîtriez personne qui aurait pu lui en vouloir, ou qui aurait pu nourrir des rancœurs à l'endroit de Miss Hamilton ?

– Des rancœurs ? ricana Mr Smith. Comme vous y allez ! Miss Hamilton fait partie de l'élite des élites, tous n'aspiraient qu'à être au mieux avec elle.

– Justement, il y a peut-être eu des déceptions de ce côté-là.

Mr Smith posa les mains sur son plan de travail et sonda ses souvenirs. Il ne connaissait qu'une personne pour correspondre à ce profil.

– Écoutez, il y a bien un jeune homme à qui elle avait donné sa chance au cours de l'année, mais...

L'intérêt de l'avocat s'éveilla aussitôt.

– Parlez-moi de ce jeune homme.

Mr Smith écarta les bras d'hésitation, cherchant par où commencer.

– Il est arrivé le jour de la rentrée, expliqua-t-il alors. Un type un peu bizarre, mais un dossier d'inscription en règle. Si je puis me permettre...

Il s'interrompit.

– Allez-y, permettez-vous, l'encouragea Carlsberg.

– Bien, si vous y tenez.

Il croisa les bras.

– J'avais déjà eu ce garçon comme élève dans un autre établissement du pays. Pour une raison absurde, il a nourri pas mal de griefs à mon égard.

– Laquelle ?

– Sa petite amie de l'époque était tombée amoureuse de moi.

– Ah ?

Mr Smith hocha la tête et poursuivit :

– J'ai déjà parlé de lui à Lilian, elle pourra vous le confirmer. Il est psychotique, maniaque et possessif. Il a peu digéré qu'elle l'ait laissé tomber.

– Miss Hamilton ou sa petite amie ?

– Oh, les deux. Mais indépendamment du fait qu'il m'en tienne responsable, je suis sûr qu'il ait pu vouloir se venger de l'affront que Lilian lui a fait en le rejetant.

– Vous croyez réellement que ce jeune homme ait pu faire ça ?

– Son ancienne petite amie ayant disparu sans laisser de traces, je suis amené à l'en croire capable, en tout cas.

Alors que l'avocat prenait fiévreusement des notes, Mr Smith ouvrit le chauffe-plat et en sortit l'assiette chaude.

– Lilian, c'est prêt ! appela-t-il.

– Comment s'appelle ce garçon ? demanda Carlsberg.

– Le nom sous lequel il s'est inscrit est John Constantine. Quand je l'ai connu, il s'appelait Christel.

– Quel drôle de nom, jugea Carlsberg en le notant.

– Chacun son truc.

L'avocat referma son calepin électronique.

– J'espère que vos informations donneront quelque chose de plus concret.

– Je l'espère aussi.

L'avocat referma sa mallette.

– En revanche, professeur, j'aurai une question.

– Allez-y.

– Pourquoi ne pas avoir fait mention de ce jeune homme plus tôt ?

– Parce que personne ne m'a rien demandé. On m'a juste dit d'héberger Lilian et de ne pas me mêler de l'affaire, ce que j'ai fait.

– Effectivement.

Mr Smith posa le plat sur la table et dressa un petit couvert.

– Lilian, deuxième rappel.

– J'arrive !

Carlsberg prit sa mallette et s'apprêta à prendre congé.

– Ceci pour bien leur montrer à quel point ils avaient tort, admit-il. Qui sait ? Peut-être cela leur permettra-t-il d'avancer.

– On verra bien, estima Mr Smith en regardant Lilian sortir de la salle de bain.

– Je vais devoir vous laisser, expliqua Carlsberg à la jeune fille qui s'installait à table. Je vous tiens au courant si un nouvel élément apparaît.

– Je vous remercie.

– En ce cas, je m'en vais. Merci beaucoup pour votre aide, professeur Smith, au revoir, Miss Hamilton.

– Au revoir, maître.

Il quitta les lieux, et Mr Smith referma derrière lui.

– L'enquête piétine tant que ça ? demanda la jeune fille dans son dos.

Il verrouilla la porte et se retourna.

– Apparemment.

Une ombre passa sur le visage de Lilian, qui haussa finalement les épaules et souffla sur sa fourchette.

– C'est chaud ?

– Un peu.

– Quand vous aurez fini, vous irez dormir. Je pense que vous devez être fatiguée.

– Après avoir passé la journée dans un canapé à ruminer des pensées sans queue ni tête, oui, je dois être épuisée.

Il dut sentir son ironie, car il n'insista pas.

À la fin du repas, elle occupa la salle de bain, et Mr Smith put se pencher à loisir sur son ordinateur. C'était son activité du soir, pendant lequel il consultait ses mails, se vidait la tête avec des potins ou des vidéos. Quand il l'alluma, il comprit tout de suite qu'il avait servi dans la journée. La page d'accueil du navigateur s'ouvrit toute blanche avec un message d'erreur, l'informant que la page avait été fermée inopinément, et l'invitant à la restaurer ou à afficher la page de démarrage. De toute évidence, l'ordinateur avait été éteint en catastrophe.

Lilian étant la seule personne à être restée ici, cela ne pouvait être qu'elle. Mais qu'avait-elle donc à cacher pour fermer une session aussi brusquement ? Peut-être qu'elle avait cédé à sa curiosité et qu'elle consultait les sites d'informations en cachette...

Il se décida à restaurer la session, pour voir ce que c'était. Venant d'une jeune fille de tout juste vingt ans, cela ne devait pas être bien méchant, mais il tenait à s'en assurer. Il ne l'empêchait pas de s'en servir, mais la façon dont elle avait fermé le navigateur indiquait clairement une volonté farouche de ne pas être surprise avec, et c'était ce qui l'inquiétait. Le petit rond bleu tourna quelques secondes, le temps que le navigateur retrouvât et affichât la dernière page. Elle apparut alors sur son écran, et il ne discerna pas tout de suite de quoi il s'agissait. Puis une image attira son attention, et il comprit.

C'était une vieille gravure représentant un lycanthrope. En laissant courir ses yeux sur le reste de la page, il vit que c'était un obscur site spécialisé dans les sciences occultes. Page « lycanthrope ». Il se souvint que Lilian lui en avait parlé. Cette bête féroce qu'elle avait raconté l'avoir poursuivie dans la rue, et que Christel et ses complices avaient présentée comme tel. Apparemment, le sujet lui trottait depuis longtemps dans la tête. Mais pourquoi donc avait-elle ressenti le besoin de se renseigner ?

Il lança une rapide investigation, et il ne fut pas déçu : Lilian avait fait au moins une douzaine de recherches différentes, aux noms très évocateurs : lycanthrope, vampire, démon, bible, paradis, enfer... Il trouva même dans ses mots-clefs le Malleus Maleficarum, Lucifer, thérianthropie, et même fantômes. Quand bien même il lui avait assené le caractère purement fantasque de Christel, elle n'avait visiblement pas pour autant gardé l'esprit tranquille. Il fut impressionné par le nombre de sites qu'elle avait visités. Certains n'étaient que de banales et ignorantes productions d'amateurs, tel des blogs, mais d'autres, au contraire, s'avéraient plus sérieux et plus dignes de foi. Il retrouva les pages qu'elle avait lues, les vidéos qu'elle avait visionnées, dont certaines devaient certainement l'empêcher de dormir. Il comprenait maintenant pourquoi elle tenait tant à s'endormir avant lui... De toute évidence, elle n'avait pas passé ses journées qu'à ressasser des souvenirs.

De toute évidence, elle commençait à avoir des doutes. Il avait beau lui avoir affirmé que tout ceci n'était que mensonges et fantaisies d'un fou, elle avait tenu à s'en assurer elle-même. Elle ne le croyait plus sur parole comme avant.

Voilà qui n'était pas bon du tout.

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