Chapitre 10 (partie 1)


Lilian appliqua les recommandations de Mr Smith à la lettre. Elle augmenta la surveillance. Alors que jusqu'à présent, ils se contentaient de l'observer de loin, Christel « Constantine » vit très vite les agents commencer à le suivre à chacun de ses déplacements. Où qu'il allât, il y en avait toujours un pour lui emboîter le pas. Il essaya une fois de s'enfermer aux toilettes, l'agent regarda simplement par-dessous la porte. Et pendant les cours, un agent était posté dans le couloir, à côté de la porte de la salle de classe. Si, jusqu'à présent, les élèves se faisaient fort de l'ignorer, maintenant, ils se retournaient sur son passage, chuchotant avec conspiration, comme s'il était quelque criminel en liberté.

Christel essaya d'ignorer les hommes en costume noir, il essaya vraiment. Mais ce fut loin d'arranger ses affaires que d'être suivi partout où il allait. Le pire était les cours de mathématiques, avec le garde du corps directement dans la pièce, immobile et fixé sur lui. Plus d'une fois, il crut bondir sur l'homme et lui briser la mâchoire, mais il savait que cela ne servirait pas sa cause, bien au contraire.

De traqueur, il était devenu traqué. Cela commençait vraiment à devenir irrespirable.

Au bout de quelques jours, alors que l'heure sonnait la fin d'un cours de sociologie, il rangea son sac et se leva, sortant dans le couloir. Qu'aussitôt, l'agent en faction marcha dans son sillage. Les autres élèves le regardèrent être ainsi suivi, mais il avait fini par ignorer leur curiosité. Il circula dans le couloir, devant se rendre au cours d'informatique. Le tant détesté cours d'informatique de la pauvre Miss Truman, avec ses ordinateurs de merde, et ses logiciels à la con. Il s'arrêta alors, le souffle de l'agent presque dans le cou, considéra ses options, puis il monta finalement les escaliers. Un bruit de pas dans son dos lui indiqua que le garde du corps en avait fait autant. Il poussa rageusement une porte, posant pied sur la terrasse. Un voyant rouge clignotant lui signala la présence d'une des caméras installées ici après l'agression de Lilian. Il avait toujours été surpris par l'absence de surveillance sur le toit, surtout dans cet établissement peuplé de riches, mais maintenant, elle le handicapait plus qu'autre chose. Il était prêt à parier qu'elles le suivaient toutes de l'objectif.

Il marcha vers un banc et se laissa tomber dessus sans élégance, son sac tombant à ses pieds avec un bruit mou. Le crissement du gravier dans son dos le fit se retourner. L'agent était posté devant la porte, les yeux sur lui. Le jeune homme serra les dents et se détourna.

Il avait beaucoup réfléchi sur l'origine de cette surveillance. Il doutait qu'elle vînt de l'établissement, la direction se serait contentée de le convoquer ou de l'exclure. Il doutait également qu'elle vînt de Smith, les agents avaient des airs de gardes du corps privés, il n'aurait jamais pu s'offrir une protection pareille.

Son pari se portait sur Lilian. Il n'y avait qu'elle pour pousser la surveillance à un tel degré. À son corps défendant, il pouvait difficilement l'en blâmer, même s'il était convaincu que l'idée ne venait pas d'elle. Cela faisait partie du processus : cerner sa victime, l'endormir, puis l'isoler. La suite dépendait de beaucoup de facteurs.

Malheureusement, avec ces gorilles sur le dos, il était pieds et poings liés. Il savait d'ores et déjà que s'il approchait Lilian à moins de cinq mètres, il était bon pour se faire plaquer au sol, s'il avait de la chance.

Quelle option lui restait-il ? Pas la meilleure, mais il ne pouvait rien faire d'autre. Sa liberté était tellement restreinte qu'il ne devait plus pouvoir dire un mot sans que ce ne dût être consigné dans un rapport quelconque. Il avait fini par ne plus prendre la parole en cours, au grand dam de Mr Davis.

Il se retourna à nouveau, avisant le garde du corps toujours immobile devant la porte d'accès. Rien que l'idée de marcher vers lui et d'en obtenir l'ouverture du passage lui donnait la nausée.

Alors il se leva, ajusta son sac sur son épaule, puis il marcha vers le rebord du toit et sauta dans le vide.

Il entendit l'exclamation de l'agent alors qu'il atteignait et s'accrochait au rebord d'une fenêtre un étage plus bas, interrompant un cours de sciences politiques. Ignorant les cris de surprise et de peur des élèves, il bondit dans la salle et s'élança vers la porte, disparaissant dans le couloir. Il distinguait déjà au loin le pas de course des agents qui se précipitaient dans sa direction. Il avisa une porte de service, la referma derrière lui. À force d'explorer l'établissement, il avait fini par tout comprendre des accès de service. Ils n'étaient pas surveillés, et débouchaient sur des endroits moins visibles. La retraite rêvée pour qui savait s'orienter.

Atteignant bientôt l'extérieur, à l'arrière du bâtiment, il reconnut non loin devant lui le restaurant du campus. Il sut alors où il se trouvait, un accès pour les employés se trouvait justement derrière le restaurant. Il se précipita en avant. Dans son dos, il entendait vaguement les agents à sa poursuite s'interpeller pour un visuel.

Il courut sous le couvert des arbres, embraya dans un bosquet, et disparut.

*

Mr Smith glissa ses doigts entre ceux de Lilian, serra sa main dans la sienne.

– J'espère que cette soirée aura été bonne pour vous, Lilian.

– Et pour vous donc, monsieur.

La jeune fille et lui marchaient tranquillement le long du trottoir, bercés par les lumières de la ville et les annonces publicitaires, le brouhaha des voitures en toile de fond dans la rue.

Mr Smith s'était enfin décidé à inviter Lilian à dîner, leur première vraie sortie ensemble depuis qu'ils se voyaient. Il était venu la chercher à son domicile, vêtu d'un costume en lin, et il avait tout de suite plu à son père. Autant « Constantine » l'avait interloqué, autant l'enseignant lui avait fait une extraordinaire impression. Elle avait choisi dans ses affaires une robe tutu rose poudré, qui la faisait ressembler à une jeune mariée.

Il l'avait amenée chez lui, dans un immeuble cossu de la 3e Avenue, pour lui faire goûter à un dîner de sa conception. C'était nouveau pour elle, car c'était bien la première fois qu'elle se faisait inviter à domicile. Il avait posé sa veste sur une chaise, et elle se souvenait encore de lui, penché sur ses plats, un torchon sur l'épaule. Il avait mis du jazz en sourdine et une lumière tamisée, juste de quoi donner une note chaleureuse et intime à la soirée. Son appartement était petit mais lumineux, dans les tons beige et marron clair, avec des tissus naturels en lin et coton. Un bâtonnet d'encens au bois de santal embaumait la pièce. Un vrai nid d'amour pour célibataire.

Il l'avait installée à table, et s'était affairé autour d'elle avec un empressement digne des établissements les plus côtés. Ils avaient dégusté un menu sobre et agréable, composé d'une salade légère en mise en bouche, avec une note salée/sucrée, puis d'une flambée d'écrevisses aux légumes, pour finir par une pâtisserie maison à la framboise, le tout accompagné d'un petit vin léger et sucré. Ce n'était certes pas les riches dîners auxquels Lilian était habituée, mais elle avait trouvé dans cette simplicité une forme de bien-être. Mr Smith avait mis une bougie sur la table, et la jeune fille n'était pas restée insensible au charme presque désuet de la lumière vacillante dans ses yeux bleu acier.

À la fin du repas, Mr Smith avait servi un digestif, et ils avaient bavardé dans le canapé, parlé de tout et de rien, avant de l'embrasser avec passion. La jeune fille s'était abandonnée à son étreinte, il l'avait alors entraînée vers sa chambre et, les deux derniers mois culminant enfin en cet unique moment de célébration, lui avait fait l'amour. Sa délicatesse avait été infinie, ses mains découvrant son corps avec une douceur et une suavité incomparables, sa voix rauque de désir l'enveloppant dans un voile de chaleur et de sensualité. Lilian s'était sentie vibrer jusqu'en son centre, emportée par une vague de purs délices. Et après, il l'avait gardée lovée contre lui, dans une étreinte apaisante et pleine de tendresse, les draps en bataille autour d'eux.

Ils étaient repartis vers quatre heures du matin, Mr Smith ayant promis de la ramener chez elle avant l'aube. Et ils flânaient dans la rue, main dans la main, peu pressés de retourner dans leurs foyers respectifs.

– Merci beaucoup, pour le dîner, le remercia Lilian. J'ai passé une merveilleuse soirée.

– Moi également. J'imagine que vous n'en avez pas eu des comme ça souvent.

Elle eut un vague sourire.

– Non, c'est vrai. Je crois même n'en avoir jamais eu des comme ça. Et j'ai beaucoup apprécié.

Souriant, Mr Smith inclina la tête, honoré par le compliment.

– Je pense qu'il faut savoir s'amuser dans la vie, philosopha-t-il, mais qu'il vient un moment où l'on a besoin de quelque chose de plus simple, de moins frivole ou grandiloquent. Un grand restaurant, une célèbre boîte de nuit, un hôtel étoilé, pourquoi pas ? Mais de temps en temps, vous voyez, un bon dîner aux chandelles, en tête-à-tête, ça a aussi son charme.

– Je reconnais. Vous êtes un merveilleux cuisinier. J'ai adoré votre dessert aux framboises.

– Ah, le dessert. Dire que j'étais persuadé de l'avoir raté.

– Mais pas du tout ! Il était délicieux.

Il lui embrassa la main en réponse.

– En fait, expliqua-t-il, le secret de la cuisine réside dans ce que l'on met dans une recette. Il y a les recettes type, dont tout le monde s'inspire, et au gré de ce que l'on aime, de ce que l'on sait faire, on les personnalise. Certains mettront plus de sucre, plus de chocolat, moins de farine ou de beurre. Ils rajouteront des zestes d'orange ou des noisettes. C'est une sorte de signature. Je pense que la cuisine est le reflet des émotions, un peu comme quand on mange sucré quand on a un coup de blues.

La jeune fille sourit en hochant la tête.

– C'est comme ma mère quand elle est heureuse, raconta-t-elle, elle mange des abricots. Elle m'avait raconté que le jour où elle a appris qu'elle était enceinte de moi, elle s'est tellement gavée d'abricots qu'elle a pris deux kilos d'un coup.

Il la regarda, un sourire amusé aux lèvres, imaginant la très élégante Mrs Hamilton se gaver d'abricots jusqu'aux oreilles. Il était curieux de savoir ce qui pourrait bien caractériser la félicité de Lilian. Il lui ajusta derrière l'oreille une mèche rendue rebelle par leur soirée. Il eut ensuite l'air d'hésiter un moment, puis se lança :

– Lilian, j'y ai réfléchi, et j'ai pensé à quelque chose...

Cette dernière se tourna vers lui, dans l'expectative.

– Oui ?

– C'est peut-être présomptueux de ma part de dire ça, et je présume peut-être mal, mais je me disais que je devais certainement être l'homme avec qui vous êtes sans doute restée le plus longtemps...

Lilian resta interloquée, prise de court par la réflexion. Elle répondit, par pur réflexe, par un petit rire nerveux, sans rien savoir ajouter d'autre.

– Je ne dis pas ça pour vous juger, la rassura-t-il. Je n'ai moi-même pas toujours été exemplaire dans mes fréquentations. Mais je me disais que parti comme c'était, il y avait sans doute de fortes chances pour que ça dure longtemps. Du moins plus longtemps qu'une relation plus... passagère, allons-nous dire.

Lilian rougit brusquement et n'osa plus croiser son regard. La conversation était soudain devenue des plus sérieuses, et elle se sentait mal à l'aise.

– C'est une déclaration, que vous me faites ? bredouilla-t-elle.

– Oh non, ne soyez pas aussi gênée, je faisais juste une simple constatation. Je voulais seulement attirer votre attention sur le fait que cela fait deux mois que nous nous voyons, et que ça méritait d'être signalé comme il se devait.

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