Chapitre 1 (partie 2)
Le jeune moine se figea devant l'absence. Le Chasseur se figea devant l'absence. Il regarda autour de lui, pensant qu'ils s'étaient simplement trompés de maison. Mais, en se tournant vers la Tour de Londres, il reconnut l'enseigne de fer forgé indiquant le boulanger devant laquelle ils étaient passés. Ils étaient au bon endroit, et la fille avait disparu.
– Éléonore ? appela le moine à voix basse.
Un coup de vent glacial fut sa seule réponse, l'obligeant à serrer sa cape autour de lui.
– Éléonore !
Le Chasseur ne sentit pas son sang se figer devant le silence, mais c'était tout comme. Il repensa au temps qu'il avait dû passer à observer l'idiot de moine planifier leur retraite, essaya de se rappeler avoir entendu un bruit, mais il ne se souvenait de rien de tel. Il tourna frénétiquement sur lui-même, la cherchant du regard. En une seconde, les pires théories défilèrent dans sa tête. La ronde de nuit ? Un vagabond ? C'était impossible, il aurait distingué quelque chose, des voix, un esclandre, et tout ce dont le Chasseur se remémorait était le chant lointain de l'ivrogne.
Les rues alentour étaient silencieuses. Le moine tenta de tendre l'oreille, mais seul son sang battait avec angoisse à ses tempes, le Chasseur l'entendait d'ici. Où pouvait-elle bien être ? Elle n'avait rien laissé par terre, aucune trace de lutte, c'était comme si elle n'avait jamais été là. Peut-être avait-elle vu arriver quelqu'un et changé de cachette ? Mais, dans ce cas, pourquoi donc ne répondait-elle pas ?
Le Chasseur commença à craindre une intervention d'un frère de génuflexion. L'un d'eux, surprenant leur manège, les avait peut-être suivis et voulait s'appliquer à ramener la malheureuse à la raison. En ce cas, pourquoi elle et pas l'autre idiot ? Si un convers c'était, pourquoi ne s'était-il pas manifesté ?
Une idée subite lui vint alors en tête. Et si c'était l'autre pervers ?
Ah, non ! Non ! Non ! Non ! Il ne manquerait plus que ça !
Les rues silencieuses leur tendaient les bras. Le moine regardait désespérément autour de lui, la respiration rendue saccadée par l'angoisse. Ils entendirent alors, soudainement, un hurlement déchirant.
Le moine sursauta, pris par surprise, puis se tourna brusquement vers l'origine du cri. Le Chasseur le vit pâlir en dépit du froid qui avait déjà rendu sa peau blême.
Ignorant le moine, le Chasseur se précipita dans cette direction. Il se rua dans les ombres, avec fièvre.
Le Chasseur courut aveuglément, sans se soucier des gens qu'il pourrait croiser. Il manqua de percuter l'ivrogne, qui jeta dans sa direction une bordée d'injures colorées. Le Chasseur l'ignora. Il avait l'esprit fixé sur ce cri, venu du côté d'Eastcheap.
Le Chasseur y parvint bientôt, reconnaissant les étals de bouchers fermés en cette heure tardive. Il n'y avait pas âme qui vive, les résidents avaient, semblait-il, préféré ne pas chercher à se tenir informés, ce qui était une bonne chose. Si, effectivement, c'était l'autre pervers, il valait mieux ne pas se trouver dans les parages. Les rares chanceux, si tant est qu'on pût les appeler « chanceux », à l'avoir vu à l'œuvre ne s'étaient pas sentis très bien, après coup...
Le Chasseur grinça sourdement des dents à cette idée. Le fol-en-cul ! Il avait vu cette fille le premier !
Il entendit des bruits de pas derrière lui, et courut se cacher. Le moine surgit dans la rue, puis s'arrêta, le souffle court. Il avisa les alentour, cherchant sans doute à se repérer et à reprendre sa respiration. Le Chasseur se désintéressa de lui pour essayer de voir où avait bien pu passer la fille, si c'était elle qui avait crié à l'instant.
Un mouvement furtif sur sa gauche le fit tourner la tête. Le Chasseur vit le moine se précipiter en avant, et aperçut alors quelque chose qui le glaça.
La cape de la fille.
Le Chasseur la reconnut pour l'avoir vue la porter plus d'une fois, depuis les premiers frimas. Elle avait elle-même brodé le bord de la capuche, avec toute la coquetterie qu'elle pouvait avoir à son jeune âge. Le moine tressait des fleurs dans ses cheveux alors qu'elle était concentrée sur son ouvrage, le bout de la langue entre les dents. Le Chasseur l'avait souvent entendu la taquiner sur ce bout de langue, la faisant rougir jusqu'aux oreilles.
La cape était maintenant abandonnée par terre, au coin d'une rue. Le moine la ramassa fébrilement, remarquant le fermoir arraché. Ses mains se mirent à trembler. Le Chasseur n'avait pas besoin de chercher très loin pour savoir ce qu'il devait penser. Que, peut-être, ils avaient été plusieurs, ne lui laissant aucune chance d'appeler à l'aide. Que, peut-être, elle était quelque part, morte de peur, réduite au silence... Le Chasseur ne savait pas s'il devait en rire ou en pleurer.
Ils entendirent alors un miaulement furieux et, tournant la tête, ils aperçurent un chat errant fuir en courant. Sans réfléchir, le moine se précipita dans cette direction.
Sa course prit fin dans une impasse.
Plié en deux par un soudain point de côté, il regarda autour de lui, croyant peut-être s'être trompé de chemin. Puis une forme immobile sur le sol attira son attention.
Le Chasseur sut ce que c'était avant même d'avoir posé l'œil dessus. Il observa le moine s'approcher avec curiosité, se pencher sur la chose étendue à terre, puis pousser un cri de surprise avant de basculer en arrière, foudroyé par la stupeur.
Le Chasseur grimaça. C'était un corps de jeune fille, dans un état épouvantable. Les membres semblaient désarticulés, le corsage était arraché, la robe était retroussée, les jambes ouvertes et couvertes de sang. Son sexe déchiqueté n'était plus qu'une immonde plaie sanguinolente. Elle semblait avoir subi à elle toute seule la charge furieuse d'une armée entière de Huns.
Le moine jeta un regard hébété autour de lui. Le pauvre bougre devait totalement ignorer où il se trouvait. Tout ce qu'il devait savoir était qu'il avait devant lui le corps mutilé de cette jeune fille, qu'il était terrifié, et qu'il ne savait pas du tout où était sa compagne.
Le Chasseur commençait sérieusement à avoir de la peine pour le bonhomme.
Il regarda le moine surmonter son effroi et se pencher à nouveau sur l'inconnue. Dans un reliquat de réflexe, presque par automatisme, il tira un pan de la robe pour couvrir son corps mutilé. Incapable de savoir quoi faire de plus, le moine lui toucha la main du bout des doigts. La main eut un infime frémissement. Le Chasseur comprit qu'elle vivait toujours, mais son état était tel qu'il n'y avait aucun espoir pour elle. Le moine hésita un instant, puis dégagea les cheveux de son visage avec répulsion, et croisa son regard. Ses yeux étaient fixes, mais on y distinguait encore l'intense panique qui avait précédé le coup de grâce.
Il reconnut alors sa compagne.
Soulevé par la nausée, le moine se détourna précipitamment. La bile lui remonta brusquement dans la gorge et son estomac fut comprimé de spasmes. Ses mains se crispèrent dans la cape alors qu'il éructait violemment. Dans sa hâte, il ne devait même pas s'être rendu compte qu'il l'avait gardée. Il baissa les yeux sur lui-même, il vit sa robe de bure tâchée de sang, il était à genoux dans le sang. Toujours dissimulé, le Chasseur pouvait sentir la panique émanant de son petit cœur épouvanté.
Le Chasseur secoua la tête. Il n'y avait plus rien à faire, l'autre pervers lui avait déjà mis la main dessus. Un travail aussi répugnant, ça ne pouvait être que lui. Tout de même, une si jolie fille... Le Chasseur l'avait espionnée pendant des mois, il l'avait vue se faire conter fleurette, il l'avait vue mûrir, avait attendu le bon moment avec toute la patience du monde, et il suffisait à ce chiabrena de lui voler la politesse ? Ah, il y avait de quoi enrager !
Le Chasseur tourna à nouveau les yeux vers le moine. Tétanisé, celui-ci se pencha à nouveau sur le corps de sa compagne. Il resta ainsi plusieurs secondes, à la contempler. Le Chasseur ne pouvait qu'être désolé pour lui. Le bougre était censé leur trouver un toit pour la nuit, il était censé leur trouver un transport. Il était censé l'emmener loin, leur trouver un nouveau foyer, pour vivre une nouvelle vie, peut-être fonder une famille... Le Chasseur avait peut-être eu pour projet de les empêcher d'aller si loin, mais il était prévu, pour sa part, que la fille restât en vie. Maintenant, elle n'était plus qu'un cadavre mutilé dans une impasse quelconque de Londres.
Le Chasseur le regarda se tordre les mains en songeant certainement à ce qu'elle avait dû ressentir à ce moment-là, elle toute seule, sans défense, tout cet effroi, ces appels à l'aide qui ne sortaient pas de sa bouche... Et lui qui, à vingt mètres de là, vérifiait tranquillement que les lieux étaient déserts ! La malheureuse n'avait sans doute pas eu le temps de voir le coup venir. Celui qui avait fait ça, qui que c'eût pu être, était non seulement fort, mais rapide et discret. Pour sûr, il ne s'agissait certainement pas d'un frère de l'abbaye.
Tu n'as pas idée à quel point...
Le Chasseur secoua la tête. Il n'avait plus rien à faire ici. Avec le travail qu'avait fait l'autre, il n'avait plus qu'à se trouver quelqu'un d'autre. Qui sait combien de temps ça allait lui prendre ?
Le Chasseur allait pour repartir, quand un mouvement dans l'air fit frémir son échine.
Oh, mordiable...
Confiné dans sa douleur, le moine n'entendit pas tout de suite le glissement derrière lui. Puis le Chasseur le sentit brusquement blêmir, ses épaules se raidirent soudain. Une sourde panique suinta dans toutes les directions.
Sauve-toi, petit, ne reste pas là !
Mais, incapable de bouger, le moine ne pouvait que deviner les déplacements de l'individu derrière lui. Ceux-ci étaient fluides, quasi aériens. Puis il la vit alors, s'étalant sur le sol, l'ombre massive qui se dressa dans son dos.
Sauve-toi, bon sang !
Peut-être l'avait-il senti plus qu'il ne le vit venir. Mais, dans un dernier réflexe, le moine voulut plonger en avant, dans un effort dérisoire pour protéger le corps de son aimée.
Trop tard.
Un choc brutal le cueillit alors soudainement au flanc. Il fut soulevé de terre et violemment projeté contre un mur. Le Chasseur le regarda tomber au sol, une main sur ses côtes endolories. Le choc avait dû chasser l'air de ses poumons et il semblait respirer avec difficulté.
Le Chasseur ne pouvait rien faire. S'il intervenait, il était mort.
Le jeune moine trouva enfin la force de lever les yeux. Ce qu'il vit alors lui glaça le sang.
Le Chasseur ferma les yeux. Il devina plus qu'il ne vit la chose énorme qui se dressait dans l'impasse. Puis un hurlement.
Désolé, petit.
Le Chasseur se détourna. Il eut juste le temps d'apercevoir le pauvre moine, cloué au mur comme un papillon par le bras puissant plongé dans sa poitrine. Il se débattait, secoué de cris hystériques, transcendé par la peur et la douleur.
Puis ce bras, à nouveau. Couvert de sang. Cette main griffue, serrant dans sa paume le cœur encore palpitant.
Puis plus rien. Le Chasseur prit la fuite, alors que les cris du moine mouraient dans un gargouillement.
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