Chapitre 1 (partie 1)


Le Chasseur se blottit dans l'ombre d'un porche, scrutant alentours. Ses doigts tambourinaient avec impatience sur le cadre de la porte. Il rajusta sa posture, se tassant un peu plus dans l'obscurité.

La portion de rue devant lui était sombre, et un vent aigre souffla, charriant une brassée de feuilles mortes. Les maisons se dressaient autour de lui, et le Chasseur sentait d'ici la vie endormie et insouciante du monde. Il n'y avait personne dehors, à l'exception de cette catin de demi-lune à peine vêtue d'un petit nuage. Ne pouvait-elle donc pas se couvrir, celle-là ? Elle faisait trop de lumière, et la lumière était loin d'arranger ses affaires.

Le Chasseur attendit néanmoins, tranquillement, sûr de ses prévisions. S'il avait bien entendu leur conversation, ils devraient passer par cet endroit.

Enfin, il le vit arriver.

Un jeune moine encapuchonné apparut, rasant les murs, les épaules courbées dans un semblant de furtivité. Ses yeux jetaient des regards rapides autour de lui, veillant à la moindre complication. De toute évidence, son dernier souhait était d'être vu.

– Vite, dépêchons-nous, sifflait-il entre ses dents serrées.

Le Chasseur le vit frotter ses mains endolories par le froid. Voilà deux semaines que ce bon sang d'hiver s'était abattu sur Londres. Le Chasseur avait presque mal pour le garçon en devinant le vent glacial s'infiltrer sous la robe de bure, piquant ses mollets nus et frigorifiés. Pauvre petit...

Le moine serra sa cape contre lui. Il tourna la tête, et une silhouette se hâta dans son sillage. Le Chasseur se tendit instinctivement. La voilà. La pauvre petite tremblait sous son capuchon, frottant ses bras dans une piètre tentative pour se réchauffer. Les lèvres du moine se pincèrent devant son nez rougi par l'hiver, et lui-même devait faire des efforts pour empêcher ses dents de claquer. D'où il était, le Chasseur pouvait voir leur souffle en buées saccadées qui ne les réchauffaient qu'une seconde, avant que le froid ne revînt cruellement leur gifler les joues.

– Penses-tu qu'ils nous retrouveront ? s'enquit-elle d'une petite voix frémissante.

– J'en doute, lui assura le moine. Je suis même sûr qu'ils ne se sont pas aperçus de notre absence.

– Et s'ils nous retrouvaient, malgré tout ?

Le Chasseur ne put réprimer un sourire devant tant de candeur. Il les avait déjà entendus formuler cette éventualité, elle était d'une implacable logique. Mais ils ne pouvaient se permettre de renoncer au dernier moment, sur le simple motif qu'ils craignaient de faire de mauvaises rencontres. Pas après avoir attendu tout ce temps.

Le Chasseur regarda le moine lui prendre la main dans une manœuvre pour la rassurer. Il ne put réprimer un sentiment de respect vis-à-vis du garçon, pourtant le plus mal loti des deux. Le Chasseur l'imaginait bien penser à sa paillasse, à une soupe chaude, au grand feu dans le chauffoir de son abbaye. Mais pour ces doux yeux noisette, ces joues rougies par la saison, cette petite bouche pâle, que n'aurait-il pas fait ? Le Chasseur lui-même aurait dit à sa paillasse de se taire et de se trouver un nouveau pensionnaire.

– N'aie crainte. Dès que nous serons suffisamment loin, nous serons tranquilles. Nous pourrons vivre comme bon nous semblera, nous serons libres et heureux. Mais c'est ce soir ou jamais.

Le Chasseur dut se retenir de lever les yeux au ciel devant tant de niaiserie. Nous serons libres et heureux... Qu'il était bon d'être insouciant.

La nouvelle était survenue dans la journée. Un message était parvenu à l'abbaye, annonçant l'imminent bilan du concile qui se tenait alors à Rome, et où leur abbé avait été convoqué. Pourquoi lui, un abbé ordinaire, le Chasseur ne l'avait pas compris non plus. Mais l'abbaye toute entière, dans l'expectative, avait maintenant les yeux tournés vers le Saint-Siège. Le moine avait aussitôt compris le parti qu'ils pouvaient tirer d'une telle diversion. Le Chasseur aussi, d'ailleurs. Certes, la saison n'était pas la plus idéale, ni la plus confortable, mais l'occasion était trop belle. Les deux tourtereaux n'auraient peut-être pas une autre opportunité de quitter l'abbaye.

Le plan était simple : profiter que tout le monde était couché pour s'éloigner le plus possible. Le cas échéant, trouver un toit pour la nuit, de préférence pas une église. Puis, aux premières lueurs de l'aube, trouver une âme charitable, un fermier, un commerçant, quelqu'un doté d'un mode de transport et qui ne serait pas trop regardant sur l'identité de ses passagers. Le plus loin ils iraient, le mieux. D'une naïveté confondante. Le Chasseur lui-même n'aurait pas pu imaginer plus puéril.

Le moine regrettait probablement juste de ne pas avoir pris davantage de quoi se couvrir. Le Chasseur le voyait, de temps en temps, furtivement lever les yeux au ciel, telle une accusation silencieuse.

– Nous n'avons pas le choix que de partir ce soir, prévint-il. Qui sait ce qui peut arriver demain ? Nous n'aurons peut-être pas de seconde chance.

Le Chasseur essaya de ne pas grimacer en songeant que le moine tentait peut-être plus de se convaincre lui-même.

La jeune fille prit doucement sa main entre les siennes. Le Chasseur était particulièrement émoustillé par ses mains, petites et graciles. Il les avait souvent vues à l'ouvrage, balayant les dalles de l'église, reprisant du linge, servant la soupe. Il l'avait repérée alors qu'elle travaillait pour la paroisse, et le Chasseur l'avait observée, nubile petit bouton de fleur, succomber aux charmes dissidents du moine renégat. Il avait assisté à sa métamorphose, femme naissante, enivrée par des émotions nouvelles, et elle n'en était que devenue plus belle. Mais le Chasseur savait que cela ne durerait qu'un temps, il savait qu'un jour, les murs de l'abbaye allait finir par leur paraître trop étroits. Le monde était toujours trop petit pour les jeunes amoureux.

Et, en cette nuit froide et brumeuse, ils en étaient réduits à fuir l'abbaye, tels ces amoureux contés par les chansons de troubadours, afin de vivre sous des cieux plus propices à leur bonheur. C'en était presque touchant.

Et, juste derrière, le Chasseur les suivait. Et il se promettait de lui ouvrir toutes grandes, à cette petite, les portes d'un monde où il pourrait baiser ses petites mains à l'envi.

Rajustant son capuchon sur ses épaules, la jeune fille désigna le chemin devant elle d'un signe de tête.

– Nous devrions nous dépêcher, décida-t-elle.

Le moine lui prit la main et l'entraîna.

– Vite !

Le Chasseur leur emboîta aussitôt le pas, louvoyant dans les ombres. Ils trottinèrent sans bruit dans les rues désertes, les voies sombres et étroites leur offrant un semblant de discrétion. Bientôt, les maisons se firent plus hautes, les rues plus larges. La lune n'était plus qu'une bande de lumière pâle serpentant au-dessus de leurs têtes. Ils parvinrent à la Tamise, puis le Chasseur aperçut le London Bridge et la Tour de Londres. Il savait que, derrière ce bâtiment, se trouvait l'hôpital Sainte Katherine. Un hôpital, à la réflexion, semblait être une bonne idée pour passer la nuit. L'établissement était majoritairement à destination d'infirmes nécessiteux, mais en tant que religieux, le moine y serait le bienvenu, et il pourrait toujours justifier la présence de la fille en expliquant l'avoir trouvée transite de froid quelque part. Avec la saison qui jouait en sa faveur, il ne manquerait certainement pas d'excuses.

Le moine prit la tête et ils longèrent la Tamise. La marée était basse, et les petits esquifs amarrés à la berge étaient couchés sur le flanc sur des couches de sédiments. Une cloche proche sonna une heure moins le quart.

La Tour de Londres apparut bientôt devant eux, la tour Blanche s'élevant derrière les remparts. Là devaient-ils se montrer prudents, les rondes armées étant plus nombreuses. Depuis que cet imbécile de Jean sans Terre avait rejeté la Magna Carta, les barons étaient furieux et les soldats nerveux. Si la milice les voyait, ils pouvaient se retrouver envoyés à la Tour, ou pire, se faire tuer. Et le Chasseur pourrait dire adieu à son trophée. Plus d'une fois, il se surprenait à regretter le brave roi Richard. Les temps étaient plus simples, alors.

– Je vais aller voir le premier si la voie est libre, proposa le moine. Reste cachée ici, je te ferai signe quand tu pourras venir.

La jeune fille hocha la tête, se blottit derrière l'angle d'une maison et attendit.

Le Chasseur regarda le moine marcher tranquillement vers la place. Il aperçut au loin la ronde d'une patrouille, et un noctambule qui achevait sa tournée des tavernes en beuglant une chanson d'ivrogne. Les fenêtres étaient éteintes, donnant un semblant de confiance.

Caché dans son coin, le Chasseur observa le moine aviser la bande de terre entre les douves et la Tamise, élargie par la marée basse. La trajectoire de ses pensées était évidente. C'était le chemin le plus logique, leur évitant ainsi le trop long contour par le nord. Le Chasseur doutait qu'ils attireraient l'attention, mais il devait être sûr que la fille ne serait pas davantage inquiétée. S'ils devaient être interceptés, la condition d'ecclésiastique du moine serait leur seule arme. Le moine pourrait prétendre amener la jeune fille qui l'accompagnait à l'hôpital, mais aucun ne connaissait, ni le niveau de crédulité des soldats, ni celui de la fébrilité de leur index.

Hormis la ronde et l'ivrogne qui s'étaient maintenant éloignés, les lieux étaient déserts. Rassuré, le moine se détourna et revint à l'endroit où sa compagne l'attendait, dérangeant un rat qui fuit en couinant.

– Je pense que la voie est libre, chuchota-t-il. Il y a un passage, mais il faudra se faire discrets.

Mais il n'y avait plus personne.

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