Chapitre 56 (partie 1)


– Ne les laissez pas filer ! criait le chef d'équipe alors que les vigiles passaient en courant devant la porte. Trouvez-les !

L'oreille collée contre la porte, Christel et Lilian entendirent les agents se précipiter et s'éloigner dans le couloir. Par-delà le martèlement de leurs chaussures, ils discernèrent de la musique, signe d'une mince proximité avec la salle de bal, donnant à la scène une curieuse atmosphère contrastée.

Ils gardèrent le silence, tendus, attendant la suite des événements.

– Ils sont partis ? chuchota Lilian au bout d'un moment.

– Je crois que oui. Mais on aurait peut-être dû les assommer. Maintenant, ils vont donner l'alerte et passer tout le bâtiment au peigne fin.

Ils se détendirent néanmoins, puis se retournèrent. La pièce leur fit alors face, les jaugeant du haut de ses rayonnages de livres.

– Bon, au moins, je ne me suis pas trompée de porte, constata Lilian.

Christel observa les lieux. Pour une bibliothèque, elle était vraiment minable, à son goût. Il se souvenait de Harvard et de ses millions de volumes. Celle-ci avait à peine de quoi ouvrir une adresse municipale.

La pièce n'était pas très grande, cernée d'étagères. Une étroite galerie permettait d'accéder aux rayons supérieurs. Dans le fond de la salle, des rayonnages se faisaient face, alignés en rang. Au milieu de la pièce, se trouvait le bar proprement dit, et devant le bar, quelques petites tables et fauteuils.

Christel aurait pu reconnaître à la pièce une atmosphère très cosy, si ça n'avait été le corps d'une marquise, alanguie dans un des fauteuils.

Lui et Lilian reconnurent à son costume la jeune fille qui avait entraîné Smith avec elle.

Le jeune homme se précipita sur elle et lui ôta son masque. Son visage lui apparut, figé, les yeux ouverts et vides. Il palpa sa carotide, à tout hasard, mais c'était inutile. À l'odeur, il sentait déjà son sang commencer à refroidir. Il leva les yeux sur Lilian, puis secoua la tête.

– On est arrivés trop tard.

La jeune fille s'approcha et regarda la victime. Elle se souvenait bien d'Aretha Goldenwood, c'était même elle que Natacha voulait impressionner avec la voiture de la comtesse. Un père dans la chirurgie esthétique de pointe. Lilian se souvint avec un pincement au coeur que c'était dans son cabinet que sa mère allait faire ses opérations. À chaque grande occasion, Aretha avait droit à une nouvelle intervention. Une profiloplastie à son anniversaire, une liposuccion à Noël, puis les implants mammaires... Chaque gramme de son corps était siliconé, lui octroyant ainsi la victoire dans de nombreux prix de beauté. À la fin, tous ces artifices n'allaient servir qu'à faire d'elle un beau cadavre à la morgue. Le médecin légiste allait se régaler.

Lilian repoussa une mèche du front d'Aretha. Elle n'avait aucune blessure apparente, mais des pétéchies dans ses yeux laissaient supposer une asphyxie. Malgré son aspect de marbre, l'on pouvait discerner un intense désarroi sur son visage. La jeune fille n'osait imaginer sa panique au moment de sa mort.

Les épaules de Christel retombèrent, et il croisa les bras avec dépit.

– Ce n'était peut-être pas la plus futée du lot, grogna-t-il, mais quand même. Merde !

Lilian ne répondit pas, refusant d'ajouter à sa contrariété. Elle savait que débattre sur cet échec ne les avancerait en rien. Cette fille était morte et ils ne pouvaient rien y changer. Cependant, elle ne put s'empêcher de se rappeler Aretha, leur ancienne camaraderie, et eut un triste pincement au cœur en voyant le cadavre immobile devant elle.

Puis ils levèrent brusquement la tête.

Ils se regardèrent.

– Tu as senti ? demanda Christel.

Elle fit signe que oui.

Un bruit sur leur gauche attira leur attention et ils se mirent en garde. Une ombre tranquille se profila entre deux rayonnages, s'approchant. Lilian tira sa rapière, Christel banda son arbalète. Puis la silhouette se détacha de l'ombre, et le visage souriant d'un clown mal maquillé apparut devant eux, l'œil masqué d'une carte à jouer.

La tension, qui était montée d'un coup, retomba aussitôt.

– Sérieux, ricana Christel en l'apercevant, tu te prends pour le Joker ? Arrête ton cinoche, t'es pas crédible une seconde.

Smith prit le revers avec philosophie, jeta la carte et s'approcha, son sourire naturel ajoutant au sourire factice. La jeune fille, toujours sur ses gardes, ne rengaina pas, mais ce fut à peine s'il la remarqua.

– Je me doutais bien que tu parviendrais à rentrer, susurra-t-il. « À l'impossible, nul n'est tenu », surtout toi. Je ne savais pas trop comment tu allais t'y prendre, mais cette histoire de bal masqué n'a pas manqué de m'intriguer. L'idée viendrait en réalité de toi que ça ne me surprendrait pas. Et si c'est le cas, c'est du bon travail.

Christel jeta un regard rapide sur Lilian. « Tu vois ? Je te l'avais dit », pouvait-elle lire dans ses yeux.

– Oui, eh bien, pas encore assez bon, le travail, jugea néanmoins le jeune homme en désignant Aretha. Ça a dû se jouer à deux minutes près.

Smith hocha la tête, comprenant sa déconvenue. Il ôta sa perruque et glissa sa main dans ses cheveux blonds pour les secouer.

– Tu n'aurais pas rendu un grand service à l'humanité en la sauvant, crois-moi, assura-t-il. Cette pauvre fille est très probablement l'une des plus insipides que j'aie jamais rencontrées. Même toi, tu n'aurais pas eu le courage de coucher avec.

– J'ai failli, avoua Christel. Et puis elle a ouvert la bouche, et elle a commencé à parler. Ça m'a refroidi direct. Je suis peut-être le premier à regarder la taille des nichons avant celle du cerveau, mais faut pas pousser, non plus. Qu'est-ce que tu as été t'encombrer de ça ?

Mais Smith grimaça également.

– Ce n'est pas moi qui ai choisi, avoua-t-il. Crois-le ou non, mais c'est une commande.

Le visage de Christel s'allongea de stupéfaction.

– Une commande ? Tu es sérieux ?

– Malheureusement.

Christel désigna la victime.

– On te l'a commandée ? Putain, il n'y a pas un seul gramme, là-dedans, où elle n'a pas foutu du silicone ! Qu'est-ce qu'ils vont faire avec ça ?

Smith secoua la tête, jetant sa perruque sur une table.

– Chacun prend son pied comme il veut.

– Est-ce qu'ils savent que le visuel n'est pas contractuel ? Son silicone ne la suivra pas aux Enfers, son âme aura la gueule qu'elle aurait eu sans chirurgie. Alors, à moins que tu fournisses aussi le cadavre, ils vont avoir une mauvaise surprise.

Smith leva les mains, se défaussant.

– Ah, écoute, on me l'a demandée personnellement, j'obéis aux ordres.

– Ah, parce que tu obéis aux ordres, maintenant ? Depuis quand ?

Toujours silencieuse depuis le début de la conversation, Lilian observait les deux hommes à tour de rôle, incapable de saisir le sens et le but de leur conversation. Elle avait été avertie des drôles de rapports qu'ils entretenaient, de la façon dont l'un attendrait l'autre malgré l'affrontement inévitable. « C'est juste leur version des préliminaires, » avait expliqué Lulu quand ils s'étaient battus dans sa classe. Elle se souvenait de sa stupeur devant la légèreté de leur conversation, alors que la salle n'était que ruines autour d'eux. Ils se détestaient, mais cordialement. L'expression « amour vache » lui vint spontanément en tête. Si ce n'était cette animosité qui les opposait, ils seraient presque passés pour des amis. Et là, ils étaient en train de deviser pacifiquement, rassemblés autour du cadavre tout frais d'une élève de l'établissement. C'était complètement surréaliste.

Smith rajusta son nœud de cravate.

– Mon insubordination n'a jamais pu être prouvée, affirma-t-il en réponse à la réflexion de Christel. Et d'ailleurs, ma côte est remontée, chez les Princes.

Mais Christel laissa échapper une exclamation moqueuse.

– Ben voyons ! railla-t-il. Dis plutôt que c'est ta dernière chance de te racheter. De maquereau, tu passes entremetteur ? Ne me prends pas pour un con. J'espère qu'ils te laissent une part, parce que quand même, filer toutes ces gonzesses aux patrons sans y goûter, c'est frustrant. 

Smith se rembrunit.

– Il me semble que ma rétribution ne te regarde pas, gronda-t-il.

– Tiens, c'est nouveau, ça. D'habitude, tu ne perds jamais une occasion de te vanter de tes conquêtes, et maintenant, tu joues les cachottiers ? Tu as honte à ce point-là ?

Puis il désigna du pouce par-dessus son épaules, alors que le visage de Smith se fermait de plus en plus.

– En tout cas, une chose est sûre : je sais que ça ne peut pas être Lilith. Parce que j'ai très récemment appris qu'elle était extrêmement occupée, en ce moment. Et pas avec n'importe qui : Le Doyen ! Le Doyen en personne, qui l'eût cru ? Elle t'a carrément préféré un moine, elle s'est même mise sur le dos pour lui ! Mais je dis ça sans vouloir te vexer, hein.


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