Chapitre 52 (partie 2)


L'assemblée toute entière était muette. Christel comprenait bien pourquoi. Quelques jours auparavant, ces gens étaient voisins dans le même immeuble, des mortels comme tant d'autres, des employés, des familles. Puis des maudits étaient arrivés et avaient mis le bâtiment à feu et à sang, pour le simple plaisir de s'amuser. Devant lui, s'étalait une moyenne d'âge douloureusement large, des jeunes, des aînés. Un vieil homme avait gardé sa canne dans les mains, par habitude, bien que n'en ayant plus besoin. Ailleurs, accroché au bras de ce qui était sans doute sa mère, un jeune garçon qui ne devait pas avoir dépassé les douze printemps. Comment leur expliquer que leur vie ne serait plus jamais la même ?    

– Écoutez, annonça-t-il alors, je vais être très clair : vous êtes morts. Vous êtes décédés, clamsés, partis pour un long voyage, tués, claqués, défunts, crevés, trépassés, ad patres, bref, peu importe le terme que vous préférez, vous êtes morts.

« Très subtil », grimaça sa Dame.

– Je sais que ça doit vous passer bien loin au-dessus de la tête, mais c'est la vérité. Je suppose que vous avez tous remarqué les marques sur vos corps. Ce sont des blessures, et c'est ce qui vous a tués. Je sais que la subtilité et moi, ça fait deux, comme certaines me le font remarquer, mais plus tôt vous le savez, mieux c'est.

Les nouveaux avaient baissé les yeux sur eux-mêmes, avisant sur leurs bras, leurs torses, diverses meurtrissures qui achevèrent de les dérouter.

– Vous avez tous été tués au cours d'un raid dans votre immeuble il y a quatre jours. Certains se sont relevés assez vite, d'autres viennent juste de le faire. Alors, si vous ne savez plus où est le nord, c'est normal. En tant que leader, c'est mon rôle de vous aider à vous adapter à votre nouvelle existence. Et pour ceux qui le veulent, et il y en aura une chiée, à vous tirer de là.

– Nous... Nous sommes morts ? bredouilla une malheureuse femme au foyer encore ceinte d'un tablier déchiré.

– Entièrement, définitivement, irrémédiablement morts. Il y en a d'autres qui ne sont pas réveillés, on attend encore de savoir s'ils vont revenir ou non.

La pauvre femme en resta coite.

– Tous ceux que vous serez amenés à rencontrer entre ces murs sont morts comme vous, avec plus ou moins d'ancienneté. En tant que Doyen – c'est comme ça qu'on m'appelle, c'est moi le plus âgé. Et en tant que Doyen, c'est mon travail de me casser le cul pour que votre nouvelle vie soit la plus agréable ou la plus brève possible.

À en juger par la tête des nouveaux, aucune de ces solutions n'avait de sens à leurs yeux.

– Je vais être très clair : vous n'avez que deux options. Non, trois. La première, c'est rejoindre nos rangs et vous battre pour votre salut, sachant qu'il ne dépend que de la mort du maudit qui vous a tué. La seconde, c'est m'envoyer me faire foutre et continuer votre petite vie. Mais si vous faites ça, sachez que votre petite vie ne sera plus jamais comme avant. N'oubliez pas que vous êtes morts, qu'il y a des signes qui ne trompent pas, et que vivre en société sera beaucoup moins facile. La troisième, la plus expéditive, c'est d'en finir tout de suite. Mais là, vous signez votre aller simple aux Enfers. Et croyez-moi, la vie que vous meniez dans la Cité va vous paraître des vacances aux Caraïbes en comparaison de celle que vous mènerez aux Enfers.

La stupéfaction et l'incompréhension de l'auditoire allait croissant au fur et à mesure qu'il parlait.

– Maintenant, poursuivait-il, c'est vous qui décidez, votre choix vous appartient. Je sais que c'est pas un choix facile, on est tous passé par là, mais il n'y a rien qui presse. La seule chose que je vous demande, c'est très important, c'est de ne parler de ça à personne. Je sais déjà qu'il y en aura, la seconde où ils seront dehors, ils iront voir leur pote, leur mère ou leur gonzesse. Je parie même que certains iront voir un médecin pour s'assurer qu'ils sont vivants, et je ne l'invente pas, ça s'est déjà vu. Mais si vous savez de quoi est faite la Cité, alors vous savez ce qui vous attend si vous parlez. N'allez donc pas vous amuser à faire n'importe quoi.

Une main se leva.

– Je t'écoute.

– Je... euh... Vous êtes... mort, vous aussi ?

Christel sourit de la question, car c'était justement ce qu'il avait expliqué quelques minutes auparavant. Pour toute réponse, il souleva donc ses vêtements, dévoilant les blessures sur sa poitrine, laquelle fut accueillie par quelques grimaces de dégoût.

– C'est laid, n'est-ce pas ? La grosse du milieu, c'est celle qui m'a tué. Les autres sont venues plus récemment. Et la demoiselle ici présente, dont tu as pu voir l'entraînement, est également morte tout comme toi.

Un doigt se pointa soudain vers elle.

– Eh, mais attendez, je reconnais cette fille !

Il sentit Lilian se raidir. Les autres recrues se tournèrent vers celui qui avait parlé.

– Quoi ?

– Tu sais qui c'est ?

L'homme ne quittait pas la jeune fille des yeux.

– Je me rappelle l'avoir vue quelque part. C'était à la télé. Un fait divers, si je me souviens bien... Mais oui, se souvint-il alors, c'est la fille Hamilton. Celle qui a trouvé ses parents morts dans leur maison.

– La fille Hamilton... de l'affaire Hamilton ?

– Lilian Hamilton ? La Lilian Hamilton ?

– Sérieux ? Elle était pas noire, pourtant.

Tous les regards étaient tournés vers elle.

– Je vois que monsieur est un connaisseur, grinça-t-elle.

Fataliste, elle dut se résoudre à ôter son cache-col et à exhiber la cicatrice sur son cou. Fataliste tout autant, Christel dut, lui, se résoudre à lâcher du lest.

– Miss Hamilton, expliqua-t-il, puisqu'il s'agit d'elle, a choisi la voie de la vengeance après avoir injustement été, tout autant que vous, tuée par un maudit. À l'heure où je vous parle, elle est sur les traces de celui qui a tué ses parents. Vous pouvez faire comme elle, mais rien ne vous y oblige. Sachez juste que choisir la neutralité vous contraindra à garder cet état aussi longtemps que vous serez debout sur vos deux jambes. Dans notre monde, on n'aime pas trop ceux qui changent de camp.

Une main se leva.

– Vas-y.

– Je... J'ai peur de ne pas avoir tout compris...

Le visage calme de Christel acheva de le tétaniser.

Il s'y attendait, après tout. Il espérait quoi ? Qu'un topo d'une dizaine de minutes suffirait à faire avaler la pilule à ces gens ? Ils n'avaient rien demandé, menaient leur vie tranquillement, et voilà soudain qu'ils se retrouvaient arrachés à leur existence, devant un drôle de gugusse qui leur disait des choses abracadabrantesques. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Lui-même, malgré les patientes explications du Doyen, avait mis du temps à l'accepter.

– T'inquiète, c'est jamais facile, au début, le rassura-t-il néanmoins. Même moi, à l'époque, j'ai pas compris. Mais je vous demande à tous d'être extrêmement attentif, et extrêmement prudent. Vous êtes dans un état qui peut vous coûter plus que vous ne l'imaginez.

– Donc, avança un homme passablement désorienté, on est des morts-vivants, c'est bien ça ?

– C'est bien ça.

– Alors, ça veut dire qu'on ne peut plus mourir ? demanda un autre, soudain surexcité.

Christel le tempéra immédiatement d'un geste avec un sourire amusé.

– Je vois où tu veux en venir, jeune homme. Tu te dis que si tu ne peux plus mourir, c'est cool, tu vas enfin pouvoir faire toutes les conneries que ton petit crâne de piaf t'inspirera. Malheureusement pour toi, ce n'est pas vraiment ça. Tu es techniquement mort, biologiquement, on va dire, donc il te reste toujours la possibilité de mourir définitivement. Alors si tu crois pouvoir te taper le saut de la mort à moto au-dessus des chutes du Niagara, c'est un peu râpé.

– Qu'est-ce qu'on peut faire alors ?

– Je vous l'ai dit, vous n'avez que trois options : vous battre, vous ranger, ou en finir. À vous de choisir celle que vous voulez. Mais je dois vous avertir que ne resteront en ces lieux que ceux qui accepteront de se battre. Les autres devront partir d'ici et faire bonne fortune ailleurs. On leur fournira quand même des adresses où trouver une place ou des tuyaux.

Une nouvelle main se leva.

– Fiston, l'invita Christel.

– Est-ce qu'il y a des filles ?

Un silence tomba. Même les Dames le regardèrent sans comprendre.

– Excuse-moi ? grimaça Christel qui n'avait pas tout saisi.

Le jeune homme ne se départit pas de son calme.

– Ben oui, quoi. Il y a des filles qui participent à ce truc ?

– Comme tu peux le constater, lui répondit Christel qui ne voyait toujours pas où l'autre voulait en venir, la population ici présente n'est pas exclusivement masculine. Pourquoi ?

– Oh, c'est juste que... la fille Hamilton, elle est noire, mais... elle est drôlement canon.

Il comprit.

– Lilian ? s'enquit-il.

Elle s'avança.

– Laisse, je m'en occupe.

Sans se frapper davantage, elle marcha vers l'impertinent et lui donna un violent coup de pied dans l'entrejambe. Le malotru poussa un cri de douleur et tomba à genoux, les mains serrées contre son aine douloureuse.

– Un petit malin, hein ? se pourlécha Christel. N'espère même pas poser le petit doigt sur elle, et encore moins si tu décides de rester ici. Parce que les marioles comme toi, je me fais fort de les faire marcher droit, compris ? Ici, tu n'es ni dans un parc d'attraction, ni dans un bordel, ni dans un musée, ou je sais pas quoi encore. Ici, on n'accepte pas les fortes têtes et les petits branleurs dans ton genre. Ceux qui choisiront de rester devront avoir l'esprit de groupe. Il est hors de question que je t'accepte parmi mes frères et sœurs, si tout ce que tu sais faire, c'est jouer les fiers-à-bras pour draguer les gonzesses. C'est clair ?

Devant l'état piteux dans lequel Lilian avait mis le premier malappris de la liste, les autres n'eurent d'autre choix que d'approuver. Les Dames regardèrent le malheureux en grimaçant, presque souffrantes pour lui.

Christel se tourna vers James.

– Va me chercher Misa, lui demanda-t-il.

James s'éclipsa.

– Ce que je dis est valable également pour les dames, ajouta Christel. Cette opportunité ne doit servir qu'à votre salut, et non pas vous venger de la gent masculine comme tant d'autres l'ont fait avant vous.

– Alors, ça sert à quoi, d'être mort-vivant ? demanda la femme au tablier.

– Une personne va arriver pour vous expliquer ça mieux que moi.

Il n'eut pas à attendre longtemps, car James revint très vite avec Misa.

– Messieurs-dames, annonça Christel, je vous présente Misa Nishimura. Elle va prendre ma relève, vous expliquer les tenants et les aboutissants de chaque option proposée et répondre à vos questions éventuelles.

– La vache, elle est canon, elle aussi ! ne put s'empêcher de s'exclamer un petit jeune.

– Ah bon, tu trouves les crânes rasés canon, toi ? railla une fille.

Lilian leva les yeux au ciel alors que Misa dévisageait le jeune homme, l'air impassible.

– D'accord..., conclut Christel qui se pinçait le nez entre le pouce et l'index. Bon, petite piqûre de rappel pour ceux du fond qui n'auraient pas entendu : à partir de maintenant, le prochain qui fera une remarque de ce genre, je le bute. Je le bute, et une fois aux Enfers, je peux lui promettre qu'il regrettera de ne pas avoir fermé sa gueule. Ce sera la fête du slip, autant qu'il veut, mais je me dois de l'avertir que ce seront ces messieurs-dames qui feront joujou avec lui, et que s'il n'est pas sodomite, c'est pas agréable du tout.

Les impertinents se le tinrent pour dit, et Christel marcha vers ses deux camarades, suivi des Dames, alors que Misa commençait à monopoliser l'attention des nouveaux pour leur exposer les divers points de leur future situation.

– Comment j'étais ? voulut-il savoir.

Ses amis eurent une fraction de seconde d'hésitation.

– Eh bien..., réfléchit James.

– Original, répondit Lulu.

Christel jeta un rapide coup d'œil sur les jeunes recrues qui écoutaient les propos de Misa sans, il en était sûr, en comprendre la moitié.

– C'est sûr que ça ne ressemble pas à ce que faisait le Doyen, se justifia-t-il.

– C'est un autre style, biaisa James.

Les épaules du jeune homme retombèrent de déception.

– Si j'étais nul, dites-le-moi. C'est la première fois que je prends des nouveaux en charge.

« Disons, expliqua sa Dame, que tu as été un peu sec sur certains points. »

« Expéditif, elle a voulu dire », précisa sa consœur.

– Ah, écoutez, j'ai plusieurs choses à faire en même temps, se défendit Christel, alors il faut bien que j'abrège certains trucs, non ?

– Moui, si tu veux, intervint Lulu, mais bon, mets-toi à leur place, à ces pauvres gens. Tu as été un peu dur, c'est tout.

– Je prendrai des gants, la prochaine fois, se soumit alors le jeune homme, ça te va ?

Le débat fut clos sur ces paroles, bien que Lilian eût toujours un petit sourire aux lèvres. Christel, prendre des gants ? Elle n'avait pas besoin de le connaître depuis un millénaire pour savoir que cela ne ressemblait pas au personnage. Il prenait des gants comme un haltérophile sa charge de deux cents kilos, à l'arrachée.

– À part ça, poursuivit-il soudain, interrompant les pensées de la jeune fille, tu voulais me dire quelque chose, je crois, Lulu ?

– Oui, les costumes sont arrivés. J'étais venue pour te prévenir.

– Ah, se réjouit Christel, en voilà, une bonne nouvelle ! Ils sont où ?

Lulu désigna du pouce par-dessus son épaule.

– Dans le dortoir, ils attendent d'être déballés. Tu lui as quand même donné du fil à retordre, à ce pauvre mec, avec tes exigences.

– Arrête, je les connais, ces gens-là : plus c'est difficile, plus ça leur plaît. Alors, ne viens pas me dire le contraire.

Christel quitta la salle, abandonnant les nouveaux entre les mains de Misa, et s'engouffra dans le couloir.

– J'ai hâte de voir ce qu'il nous a concocté, trépigna-t-il.

« On voit ça », sourit la Dame de Lilian.

– Il a suivi les mesures à la lettre, au moins ? s'inquiéta cette dernière.

– T'inquiète, la rassura James, tu ne paraîtras pas plus large que tu ne l'es déjà.

Et il se sauva en courant, hilare, pour éviter le poing rageur que la jeune fille tenta de lui abattre sur la tête. Elle voulut lui courir après, mais sa poche vibra et elle sortit son oreillette.

– Sauvé par le gong ! ricana James.

– T'inquiète pas, va, le menaça Lilian, tu vas l'avoir, ta raclée.

Elle ajusta son oreillette.

– Passez devant, dit-elle aux autres, je vous rejoins. Allô ?

Lilian ?

– Allez, viens, fit Lulu à Christel qui semblait vouloir attendre Lilian, tu vas essayer ton beau costume.

Il se détourna et suivi ses deux camarades, alors que Lilian conversait toujours sous l'œil attentif de sa Dame. Natacha, apparemment.

– Sérieux, tu es sûre ? disait-elle dans son oreillette.

« Christel, viens donc », s'impatienta sa Dame

Christel tourna la tête et la suivit enfin, laissant Lilian dans le couloir.

– J'ai dit au costumier toutes tes exigences, raconta Lulu. Les caches, les couleurs, le style, tout. Il ne m'a pas fait de croquis, donc je n'ai pas pu voir à quoi ça ressemblait. Je sais juste qu'ils prennent de la place, c'est quand même une malle, qu'il a envoyé, le bonhomme.

– Christel !

Celui-ci se retourna vivement. Lilian courait vers lui. Et à en juger par sa mine décomposée, les nouvelles n'étaient pas bonnes.

– C'était Natacha ? devina-t-il.

Elle hocha la tête.

« D'autres élèves ont disparu ? » s'inquiéta la Dame de Christel.

– Non, il ne s'agit pas de ça.

– C'est toujours ça de pris.

– Pas vraiment, rétorqua la jeune fille. C'est au sujet du bal. À cause des costumes, ils ont décidé d'augmenter la sécurité et d'instaurer un contrôle d'identité l'entrée du campus.

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