Chapitre 41 (partie 2)


– C'était complètement surréaliste, raconta Christel. Je m'étais attendu à tout et n'importe quoi. Mais non, elle m'a pardonné. C'est dingue, hein ?

Lilian, qui l'avait écouté tout du long avec un petit sourire énamouré, avança avec ironie :

– Alors, tu lui as roulé une pelle et vous avez rué dans les brancards ?

Le jeune homme fit la grimace.

– Ça y est, geignit-il, tu te mets à parler comme moi. Oui, je l'ai embrassée, mais nous n'avons pas rué dans les brancards. Diantre, je suis un gentleman, moi !

– Ben voyons.

Juin 1215. Il n'oublierait jamais ce mois-là. Celui de l'été, où ils avaient décidé de lier leurs destins. Depuis ce jour, ils étaient les plus heureux du monde. Elle avait repris son travail en chantonnant des airs qui n'étaient destinés qu'à lui, allait dans les prés cueillir des fleurs fraîches qu'elle n'offrait qu'à lui. De temps en temps, quand elle en avait l'opportunité, elle préparait des gâteaux qu'ils mangeaient seuls, à l'abri des regards. Elle était revenue assister aux offices, et il était là, à la veiller d'un regard doux et protecteur. Ses cheveux devenaient toujours plus blonds sous le soleil des beaux jours, et elle devenait de plus en plus jolie. Il était fou d'amour, et elle ne regardait que lui. Ç'avait été tout naturellement qu'un beau jour, ils s'étaient retrouvés un peu plus loin dans la forêt, dans une petite clairière à l'abri des regards. Et, animés par toute la timidité et la maladresse des jeunes amoureux, ils s'étaient dévêtus et unis avec passion.

– On avait tout, on était heureux, c'était tout ce qu'on demandait. Puis, au bout de plusieurs semaines, on a fini par se sentir un peu à l'étroit. Toujours faire attention, toujours se cacher, toujours surveiller nos gestes, nos paroles, nos regards... On avait fini, au bout d'un moment, par en avoir marre de nous taire. Il était devenu évident qu'on ne pouvait plus rester.

– Vous projetiez donc de prendre la fuite ? comprit Lilian.

– On n'allait pas passer notre vie entière à nous aimer, comme ça, sous le manteau, c'était débile. S'enfuir était la meilleure solution. On pensait profiter du retour de l'hiver, à cause des journées plus courtes, histoire de nous fondre davantage dans le décor.

– Mais, vous auriez fait comment ? Un moine et une jeune fille, ça se repère facilement.

– Justement. L'idée était d'aller à Londres, pour brouiller nos traces et changer d'apparence. J'aurais mis des vêtements civils, elle aurait mis un manteau, n'importe quoi, et on aurait pris un transport pour ailleurs. On ne savait pas encore où aller, mais on devait s'éloigner le plus possible, le temps que mes cheveux repoussent, car ç'aurait été bête de se trahir à cause de ma tonsure.

– Tu pouvais toujours te raser entièrement le crâne, remarqua Lilian avec bon sens.

Mais Christel secoua la tête.

– Trop risqué. À l'époque, le crâne rasé était mal vu, un vieux souvenir des esclaves de Rome. Pas le meilleur moyen de passer inaperçu, tu admettras, et de toute façon, rasé ou pas, ça n'a servi à rien.

– Ah bon ? Pourquoi ?

– Attends, tu vas comprendre... Donc, on savait qu'on allait forcément finir par mettre les voiles, mais on attendait le bon moment pour le faire. On a eu l'occasion quelques semaines plus tard. En novembre 1215, le quatrième concile œcuménique du Latran s'est tenu à Rome. Il avait été organisé par le pape de l'époque. Des centaines de représentants y ont été, dont notre abbé. C'était l'occasion idéale.

– Vous avez donc profité de son absence pour vous enfuir ?

– Exactement. C'était maintenant ou jamais.

Lilian serra ses genoux contre elle, captivée.

– Et ça a marché ?

Le jeune homme grimaça.

– Pour nous retrouver au point de rendez-vous, oui, un jeu d'enfant. Une fois à Londres, ça n'a plus été le cas.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?

– Je l'ai moi-même ignoré pendant longtemps, avoua Christel. Des lustres, je me suis retourné le problème. La seule chose que je sais, c'est qu'alors qu'on allait atteindre la Tour de Londres, on a eu un problème.

Novembre 1215. Il se souvenait encore du froid glacial qui commençait alors à souffler sur l'Angleterre, prémices d'un hiver rigoureux. Ils n'avaient eu pour se couvrir que leurs capes qui les réchauffaient à peine. Ils avaient hâte de trouver de quoi se changer et se réconforter des vives morsures du vent. Quand ils avaient commencé à atteindre les grands axes, il était parti en avant pour voir si la voie était libre. Mais jamais ils n'avaient été plus loin...

La course-poursuite, effrénée, dans les rues sombres de la ville, avec pour seul point de mire ce hurlement soudain... Sur quelle distance, pendant combien de temps, avait-il couru ainsi ? Lui-même l'ignorait. Sa compagne avait brusquement disparu sans laisser de traces, et la retrouver était tout ce qui lui importait. C'est alors qu'il était enfin arrivé dans cette impasse, plié en deux par le manque de souffle, avant d'apercevoir cette forme immobile sur le sol...

– J'ai pas compris... Je te jure, j'ai pas compris. Elle était dans un tel état... C'était comme si elle avait subi la charge d'une garnison entière.

Il avait des trémolos dans la voix en parlant. Lilian se garda bien de dire un mot, respectant son rythme devenu plus irrégulier.

Sa stupeur devant le corps, puis son chagrin. Il n'avait pas compris... Qu'avait-il bien pu se passer ? Et ce bruit inquiétant, dans son dos, ce choc qui l'avait cueilli au flanc puis cloué contre ce mur... Ce bras, devant lui, et son cœur dans sa main...

– Tout a basculé en l'espace de quelques minutes, raconta Christel. On allait trouver notre liberté – on ne savait pas comment, mais on allait la trouver, on allait être heureux, on avait plein de projet d'avenir, une maison, peut-être même une famille, et puis, tout d'un coup... Ça.

Un geste vague résuma fort bien la suite. Tout d'un coup, la fugue amoureuse s'était transformée en enfer, arrachée brutalement à la vie sans la moindre sommation. Ils étaient partis chercher le bonheur, ils n'avaient trouvé que la mort. Qu'avaient-ils bien pu faire, pour que ça tournât aussi mal ?

– Je me suis relevé très peu de temps après, poursuivit le jeune homme. Il y avait un homme à mes côtés. Au départ, quand j'ai vu la soutane, j'ai cru que c'était un des frères de l'abbaye et j'ai eu la trouille.

– Le Doyen ? comprit la jeune fille.

– En personne. Il m'a dit avoir été attiré par un cri et m'avoir trouvé comme ça. Je me suis relevé, j'ai regardé autour de moi, et j'ai vu qu'Éléonore n'était plus là. J'ai demandé où elle était passé, mais j'étais tout seul quand il m'a trouvé. Il y avait toujours son sang par terre, mais son corps avait disparu.

Lilian se mordit la lèvre.

– Qu'est-ce que tu as fait, alors ?

Il marqua une courte pause, cherchant ses mots.

– Écoute, je venais de revenir d'entre les morts, avec une plaie béante à la poitrine, sans compter qu'il commençait à faire jour, alors je n'avais pas vraiment le choix. Le Doyen m'a proposé de me cacher et de m'expliquer ce qui se passait, donc je l'ai suivi. J'étais complètement sous le choc, j'étais blessé... J'avais besoin d'aide. Et il m'a aidé. Il m'a emmené dans un endroit où il y avait des gens bizarres. Je voyais des magiciens, des types avec des blessures pas croyables, ça parlait latin, cabalistique, scolastique... Il a demandé à ce que je sois soigné, et on s'est occupé de moi. J'ai dû dire mon nom, ce qui m'était arrivé. J'arrêtais pas de demander s'ils n'avaient pas croisé une jeune fille blonde appelée d'Éléonore, mais personne ne l'avait vue. Si un maudit l'avait tuée, il l'avait peut-être emmenée avec lui, qu'on me disait. Et moi, j'étais effondré. J'étais mort, tué par une créature démoniaque, ma compagne était morte aussi et avait disparu, et il y avait ce type et ses drôles d'amis qui me disait que j'étais certainement revenu pour obtenir réparation. Mais réparation de quoi ? Je ne savais même pas ce qui s'était passé et qui avait fait ça. On allait pour s'enfuir vers un avenir meilleur, et quelques heures après, je me retrouvais dans ce trou, mort comme pas permis, avec Éléonore disparue, sans comprendre le pourquoi du comment. Alors, obtenir réparation auprès de qui ?

Il se rappelait l'ancien repaire de Londres, la vieille et anonyme baraque délabrée au sous-sol astucieusement aménagé. Il se rappelait les premières semaines difficiles, cloîtré, incapable d'admettre la réalité, brisé par le deuil. Et le Doyen, bon et patient, avait attendu qu'il sortît enfin de son mutisme pour lui enseigner le visage du monde dans lequel il était bien malgré lui rentré.

– Je pense que sans lui, le tournant que j'aurais pris n'aurait pas été le même. S'il n'avait pas été là, qui sait ce que je serais devenu ? Je lui dois quand même une fière chandelle. Maintenant, j'avoue que ne jamais le rencontrer m'aurait peut-être aussi évité la suite.

Lilian fronça les sourcils.

– La suite ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

Il hésita une seconde, cherchant ses mots.

– Eh bien... Disons que quand j'ai fini par retrouver Éléonore, après des mois, des années de recherche, son premier réflexe n'a pas été de se jeter dans mes bras. Enfin, si, elle s'est jetée sur moi, mais... pour me néantiser.

Elle le regarda avec surprise.

– Te néantiser ? Elle t'en voulait ?

– Absolument pas. Mais j'étais devenu un chasseur, donc son ennemi.

Frappée d'horreur, Lilian mit sa main devant sa bouche.

– Attends, tu veux dire que...

– Elle était possédée, oui. Exactement de la même façon que toi.

Plus que le mois de juin 1215, il n'oublierait jamais ce jour fatal. Après toutes ces années passées à sillonner et apprendre la ville de bout en bout, il avait fini par acquérir la certitude qu'elle était peut-être relevée comme lui. Il se souvenait qu'elle n'était plus là quand lui s'était réveillé, peut-être avait-elle pris la fuite, terrorisée, avant de se cacher quelque part. Pour le Doyen, ce n'était qu'un rêve utopique, car si réellement elle s'était relevée, elle serait restée auprès de lui. Mais il avait refusé de l'écouter. La raison pour laquelle, quand une information lui était un jour parvenue, il avait pris la poudre d'escampette sans prévenir. Une source avait signalé une blonde Éléonore quelque part du côté de Hampstead, alors un petit village non loin de Highgate. Il s'était précipité là-bas, impatient, frémissant d'émotion à l'idée de revoir enfin sa bien-aimée. Mais une fois sur place, il avait vite déchanté.

La jeune fille qu'il avait retrouvée était à mille lieues de celle qu'il espérait. Richement vêtue, parée et coiffée, c'était bien le visage et le corps d'Éléonore, mais le regard qui l'avait cueilli à son arrivée n'était en aucun cas le sien. Glacées de cruauté et brûlantes de bestialité, ses pupilles terrifiantes l'avaient cloué sur place. Elle s'était alors jetée sur lui sans la moindre sommation, l'assommant. Et quand il avait repris ses esprits, il était attaché sur un chevalet, dans un sous-sol aménagé en salle de torture, et elle riait.

Immobilisé, réduit à l'impuissance, il avait regardé ses cheveux blonds soigneusement relevés, sa mise recherchée, ses bijoux. Il n'avait pas compris. Qui était cette femme ? C'était pourtant bien Éléonore, c'était bien le même visage qu'il couvrait de baisers, les mêmes mains délicates qu'il pressait jadis dans les siennes. Mais ces mains, aujourd'hui, elle s'en était servies pour manipuler des instruments qu'il n'aurait jamais cru voir exister. Il n'oublierait jamais, non plus, les heures qu'il avait passées dans cette pièce, à la merci de cette folle qui hurlait de rire à le voir si misérable, ricanant de l'incompétence de ses camarades qui n'étaient toujours pas arrivés à son secours. Elle l'avait frappé, insulté, humilié, avec une force et une hargne inouïe. Et lui, anéanti, avait subi sans broncher, priant pour que tout ceci ne fût qu'un monstrueux cauchemar, jusqu'à ce qu'elle se fût approchée avec le fer rougi. Sans la moindre hésitation, elle l'avait passé sur son dos avec délectation, alors qu'il hurlait de douleur. Un mauvais sourire sur les lèvres et sans un mot, elle l'avait définitivement marqué de cette croix qui, depuis, meurtrissait sa chair à jamais.

C'était à ce moment-là que, sous une brusque poussée d'adrénaline, il avait réussi à briser les liens autour de ses poignets. Elle avait instinctivement reculé, lui laissant le temps de détacher ses pieds. Elle avait alors tenté de l'assommer avec le fer, mais il avait esquivé le coup juste à temps et l'avait cueillie d'un crochet à l'estomac qui lui avait retourné les entrailles. Cette chose pouvait-elle vraiment être Éléonore ? Il avait eu l'impression d'être devant une toute autre personne. Le dos crucifié par la douleur, il était parvenu à l'immobiliser. En tas sur le sol, il y avait ses vêtements et son vieux missel du temps de l'abbaye, qu'il n'avait pas quitté. Il l'avait fébrilement ouvert, conscient qu'il jouait là son ultime chance. Sa voix s'était élevée, invoquant le Père, le Fils, le Saint Esprit, alors qu'elle riait à gorge déployée. Mais il avait eu beau prier, le salut était resté sourd à ses appels. Et elle, de ricaner devant ses piètres tentatives d'exorcisme piteuses et malhabiles... Il avait eu beau mettre toute la volonté et toute la foi du monde dans ses paroles, elle était restée là, à le regarder avec froideur et ironie. Sa main était partie dans son visage, le griffant et lui faisant perdre sa concentration, lui donnant l'occasion de le renverser sur le côté, le fer levé au-dessus de sa tête. Il l'avait regardée une dernière fois, puisant dans sa mémoire les souvenirs heureux en la compagnie d'Éléonore, la jeune fille vivante et vibrante qui avait jadis partagé sa vie. Cette chose devant lui n'était pas Éléonore. Il avait donc fermé les yeux, refusant de voir davantage les yeux remplis de haine qu'elle dardait sur lui.

C'est alors que la porte avait volé en éclat, et que le Doyen avait fait irruption dans la pièce. Profitant de cette diversion, et conscient qu'il ne pouvait plus rien faire d'autre, il l'avait repoussée d'un coup de pied dans l'estomac. Elle avait basculé en arrière. Il revoyait encore aujourd'hui, comme un mauvais ralenti, son corps se cambrer, déséquilibré, avant de tomber brusquement dans la cheminée allumée. Son corps avait été parcouru d'un violent frisson d'horreur quand il avait entendu son cri de douleur. Mais elle s'était relevée, enflammée, voulant se jeter sur lui et le néantiser une fois pour toute. Son visage était tordu par la cruauté et elle rugissait telle une folle. À ce moment, c'était comme si sa conscience s'était envolée. Il avait saisi le fer rougi qui gisait par terre et, dans un geste purement instinctif, le lui avait planté en-travers de la poitrine. Il l'avait vue s'effondrer à nouveau, les yeux écarquillés par la surprise, puis se tordre de douleur dans les flammes en criant comme une damnée. Sans bouger, il était resté ainsi à la regarder, hagard, désespéré, alors que sur sa dépouille embrasée, le Doyen priait pour le salut de son âme. Effondré, incapable de s'en remettre, dans un état quasi second, il avait repoussé de toutes ses forces sa robe de moine que ses camarades lui tendaient pour le rhabiller. S'estimant trahi par sa foi et le Ciel tout entier, il avait rejeté loin de lui tout ce qui pouvait le rattacher à son passé d'homme d'Église, allant jusqu'à vouloir jeter son missel au feu. Mais le Doyen avait arrêté son geste, le recouvrant de sa propre cape et le faisant se relever. Un bruit avait alors attiré son attention, et il avait levé les yeux. Il avait tout juste eu le temps d'apercevoir ces cheveux blonds et ces yeux bleu acier qui, depuis, n'avaient eu de cesse de hanter ses souvenirs.

– J'avais définitivement tout perdu, résuma Christel d'une voix atone. Ma compagne, ma foi, mes espoirs. Tout avait disparu ce jour-là.

Il se tut, et un étrange silence s'installa. Les jambes repliées contre elle, Lilian le regardait sans dire un mot. Que pouvait-elle dire, de toute façon ?

– J'aime une jeune fille merveilleuse et je la perds. Je la retrouve et elle est possédée par un démon. J'essaie de la sauver... mais ça ne marche pas.

Il se tut à nouveau, les lèvres serrées. La jeune fille devinait facilement à quel point ça avait dû être dur de la repousser ainsi dans cette cheminée...

– Je pouvais la sauver, assena-t-il, je suis sûr que je pouvais le faire. Mais je ne sais pas, ça n'a pas fonctionné. Trop effrayé, trop fébrile, peut-être.

Il la regarda.

– Tu comprends, maintenant, pourquoi je n'aime pas les exorcismes ?

Elle comprenait. « Mais le dernier exorcisme que j'ai fait a été un ratage total ! », s'était-il plaint le jour où lui et le Doyen avaient exorcisé sa maison. Pouvait-elle se douter que, derrière ce ton désinvolte, se cachait la plus grande meurtrissure qu'il eût jamais reçue ? Il avait tant voulu sauver son aimée, mais devant son échec, il avait dû la néantiser. Que pouvait donc bien ressentir un individu à cet instant, quand il se rendait compte qu'il n'y avait pas d'autre solution ? Il avait dû consentir à cet ultime sacrifice, s'arrachant lui-même les derniers fragments de son cœur qui lui restaient dans la poitrine. Et cette croix dans son dos, comme le souvenir monstrueux et indélébile de ce monstre devant lui, sous les traits adorés de son amante tant aimée...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top