Son départ fut suivi d'une période de flottement pendant lequel personne ne réalisa vraiment ce qui s'était passé. Puis un élève se leva et passa la tête par la porte, jetant un œil dans le couloir.

– Ils sont partis, annonça-t-il aux autres.

Tous sortirent alors plus ou moins de leur torpeur. Ils se regardèrent, se dévisagèrent, se posèrent des questions, mais personne n'était en mesure d'expliquer ou même de comprendre les récents événements.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?

– Je sais pas trop...

Tout s'était tellement précipité, tout avait tellement changé, que c'était comme si le bâtiment s'était écroulé sur leurs têtes. Ils n'arrivaient plus à suivre. Ils étaient en cours d'histoire, et la police de brusquement venir arrêter Constantine pour meurtre. Et là, en train d'apprendre les lois de probabilités, puis cette inconnue de débarquer avec un discours pour le moins ambigu. Et Mr Smith, lui d'ordinaire calme comme un roc, de perdre son sang-froid au point de se mettre en colère et de gifler une femme...

Mais venait-il de se passer, exactement ?

Natacha regarda autour d'elle les élèves incrédules commenter avec animation ce à quoi ils avaient assisté, puis se tourna vers Lilian. Son visage se couvrit d'inquiétude.

– Lily, ça va ?

Celle-ci était d'un blanc crayeux, les mâchoires serrées, au bord des larmes.

– Lily ?

Ses mains commencèrent à trembler, et Natacha décréta l'état d'urgence. Elle ramassa toutes les affaires et prit le bras de son amie.

– Viens avec moi.

Elle la fit se lever de force et l'entraîna dans le couloir, loin des autres et des regards curieux. Il y avait des toilettes pas très loin, elle les y enferma et Lilian fondit soudainement en larmes.

Elle n'arrivait pas à croire ce qui venait d'arriver. Cette femme sortie de nulle part, arborant ce qui ressemblait fortement à une bague de fiançailles, tenant des propos complètement obscurs, et cette gifle... Comment Mr Smith avait-il pu se comporter ainsi ? Lilian ignorait qui était cette femme, ni ce qu'elle avait vraiment voulu, mais elle n'avait certainement pas mérité ce traitement. Était-ce réellement le même homme qu'elle fréquentait et qui était dans ce couloir, à l'instant ? C'était à peine si elle l'avait reconnu. Lui d'habitude si doux et si romantique, elle n'avait plus vu qu'un homme enragé et impassible. Finalement, peu lui importait la fiancée et ses récriminations, mais la gifle, c'était trop.

Natacha la laissa faire, consciente du choc qu'elle avait subi. Elle était à bout depuis la mort de ses parents. Lilian lui avait parlé de ce qui s'était passé après la découverte, la fuite dans la Ceinture, poursuivie par cette monstrueuse créature, Constantine qu'elle avait accusé de toutes ses forces et ses protestations, puis le doute, sournois, qui l'avait conduite à se servir de l'ordinateur en cachette. Maintenant ça... Elle n'en pouvait plus.

Elle resta immobile, sans chercher à consoler son amie, devinant que ce serait inutile. Que pourrait-elle dire ? Lilian avait perdu ses parents et était en train de perdre tout le reste, il n'y avait vraiment pas matière à dire que ce n'était pas grave et que ça s'arrangerait.

La poignée de la porte tourna, mais Natacha avait poussé le verrou, leur garantissant un minimum de tranquillité. Elle s'accroupit devant son amie, observant son chagrin avec un peu de tristesse. Elle se rappelait la rentrée scolaire, cinq mois auparavant, la jeune fille vive et alerte qui revenait de son trekking en Amazonie avec ses projets de recherche de garçons en tête. Et il avait fallu qu'elle jetât son dévolu sur Constantine. Elle ignorait pourquoi, mais Natacha était sûre que les choses auraient été différentes si elle ne l'avait pas choisi. Ni lui, ni Mr Smith. Peu importaient les raisons de leur haine réciproque, c'était parce que Lilian s'était intéressée à l'un deux que tout avait dérapé. En invitant Constantine, elle avait mis le doigt dans un engrenage qui était en train de la broyer toute entière.

Elle se rappela son récit de ces dix derniers jours, passés enfermée chez Mr Smith. Ses recherches sur internet et les résultats qu'elle en avait tiré. Au départ, elle ne l'avait pas crue, mais il était devenu évident que Lilian s'était retrouvée impliquée dans une histoire qui la dépassait de très loin.

La poignée de la porte tourna à nouveau. Comme elle ne s'ouvrit pas, on frappa. Mais Natacha ne répondit pas. Lilian, en revanche, avait levé la tête et était en train de s'essuyer les yeux. Elle étalait du maquillage partout, mais cela devait être le cadet de ses soucis.

– Comment ça va ? s'enquit Natacha.

Lilian secoua la tête sans trop savoir. Elle sortit un carré de tissu et moucha son nez encombré. Natacha la regarda faire sans ajouter un mot.

Puis Lilian se releva et se regarda dans la glace, aperçut ses yeux brouillés mais ne sembla pas s'en émouvoir.

– Quelle heure il est ? demanda-t-elle.

Natacha jeta un œil à sa montre.

– Bientôt 15 h, répondit-elle. On a encore une heure de géo, et une heure de physiques.

Lilian hocha la tête pour toute réponse, se penchant sur le miroir. Son regard semblait plonger au fond d'elle-même.

– Tu n'aurais peut-être pas dû revenir si tôt, supposa Natacha. Tu n'étais pas encore prête.

– Tu as tes lingettes pour le visage ?

– Tu écoutes ce que je te dis ?

– Je t'ai parfaitement entendu, Nat'. Tes lingettes, s'il te plaît

La jeune fille soupira et ouvrit son sac.

– Qu'est-ce que tu as l'intention de faire ? voulut-elle savoir.

– Sortir d'ici.

Sa voix était neutre, sans timbre.

– Lily, soit sérieuse deux secondes ! protesta Natacha. Il va bien falloir que tu lui parles, qu'il t'explique ce qui s'est passé. Si ça se trouve, il a eu raison de faire ça.

– Je vais le faire, Nat'. Mais dans l'immédiat, je dois aller voir quelqu'un d'autre. Tu peux me couvrir, pour la fin des cours ?

– Où tu vas ?

– Voir Constantine au poste de police.

Ce qui surprit grandement Natacha.

– Quoi ? Pourquoi faire ?

– Je ne sais pas ce qui se passe, Nat', mais il se passe quelque chose. Et comme je suis directement impliquée, j'ai quand même le droit de savoir quoi.

– Ton fameux « lycanthrope » ?

– Je n'en sais rien. Mais j'ai besoin de savoir. Qui est Constantine, qui est Mr Smith, pourquoi ils se font la guerre. Au plus ça va, au moins je crois à cette histoire de petite amie tombée amoureuse de l'autre. Je ne saurais pas te dire pourquoi, mais j'ai l'impression qu'on me ment, que tout ça, c'est juste une excuse qu'ils balancent pour se justifier.

– Et ton lycanthrope ? Tu penses que ça fait partie du vrai ou du faux ? Parce que bon, tu m'excuses, mais moi, j'y crois pas trop.

Lilian ne pouvait pas lui en vouloir, elle n'avait pas été là pour le voir.

– C'est pour ça que je vais voir Constantine, expliqua-t-elle. J'ai besoin de sa version des faits.

– Mais il ne t'en avait pas déjà donné une ?

– Pas vraiment, non. Il était toujours resté vague à ce sujet, comme s'il m'expliquait sans m'expliquer, tu comprends ? Il m'avait dit qu'il était arrivé quelque chose, mais sans jamais donner de détails. C'est Smith qui est venu me sortir l'histoire de sa copine. Ça paraissait plausible au début, mais j'ai vu tellement de trucs... Tu sais pourquoi je me pose des questions ? À cause de cette bestiole qui m'a couru après. Enfin, je veux dire, ce truc, je l'ai pas inventé, personne ne l'a inventé, elle me poursuivait réellement, et elle allait vraiment me tuer ! Elle existait, Nat', je l'avais devant moi, je l'ai vue tomber morte sous mes yeux, alors que personne ne vienne me dire que c'était une hallucination !

Elle rajusta la bride de son sac.

– Constantine en sait plus qu'il ne veut bien le dire. Il voulait vraiment m'en parler, ce soir-là, mais je ne l'ai pas écouté.

Natacha fit la moue.

– Et tu serais prête à croire tout ce qu'il va te dire ?

– Je serais prête à croire tout ce qui me permettrait de comprendre ce qui est arrivé à mes parents. Au point où j'en suis, je me fiche de Constantine et de Smith, de ce qui se passe entre eux. Je veux seulement comprendre ce qui s'est passé et qui a fait ça.

Elle regarda son amie.

– Alors ? Tu veux bien me couvrir pour la fin des cours ?

Natacha soupira.

– Oui, bon, si tu veux, mais quand même... Je trouve tout ça un peu gros.

– C'est complètement énorme, Nat'. Mais il faut que je sache.

Et la pauvre Natacha dut bien se soumettre.

– D'accord, capitula-t-elle. Je dirai au prof que les événements d'aujourd'hui t'ont perturbée et que tu es rentrée te reposer.

– Merci, ça suffira largement.

Résignée, Natacha se tourna à nouveau vers le verrou.

– Bon, on y va.

Elles sortirent des toilettes. Le couloir était désert.

– Vas-y, file, dit Natacha. Je m'occupe du reste.

Lilian regarda autour d'elle, s'assurant que les lieux étaient effectivement déserts, puis obliqua sur la gauche.

– Je te tiens au courant, souffla-t-elle.

Elle lui fit un dernier signe de la main et disparut.