Criminelles illusions.
Je suis toujours sur la route en direction de chez mes grands-parents lorsque la nuit tombe. Il est 19h58 et je devais arriver à destination autour de 20h30, seulement comme je me suis arrêté sur une aire d'autoroute pour faire une pause mon arrivée sera retardée. Il est très probable qu'à ce moment-là mes grands-parents seront en train de dormir, ils dînent toujours avant 19h30 et ne restent guère tard lorsque l'obscurité se fait voir dehors, puis ils se lèvent très tôt chaque matin.
De toute façon c'est certainement une très bonne idée d'arriver là-bas sans devoir tout de suite confronter mes grands-parents. Comme avec mes parents je veux éviter toute discussion au sujet d'Adriana avec eux pour le moment, retrouver la maison et ses affaires sont déjà trop lourds à porter émotionnellement pour ajouter ne serait-ce qu'un gramme de tristesse au tas. De plus la route jusqu'ici a déjà été suffisamment éprouvante et fatigante, je l'ai passé à chanter à fond sur n'importe quelle musique qui passait à la radio pour ne pas entendre mes pensées qui malgré tout faisaient couler un flot de larmes sur mes joues.
Après être passé aux toilettes de la station service et m'être pris un paquet de chips que je termine aussitôt je décide de regagner ma voiture pour faire ma deuxième sieste de ma journée noire. C'est très facile de s'endormir autant dans la journée grâce aux insomnies que je collectionne depuis l'an dernier. De plus ces sommeils agités de la nuit m'empêchent de pratiquer mes rêves lucides alors je me rabats sur les siestes en pleine journée pour profiter de mon activité préférée. Je baisse mon siège et tente de trouver une position confortable puis, lorsque c'est fait, je laisse le sommeil me gagner tout en maintenant ma conscience éveillée avec une image mentale dont je veux faire le sujet principal de mon rêve : Mason, affalé par terre, se tordant de douleur au milieu d'une mare de sang.
J'atterris exactement dans cette scène lorsque mon rêve débute. Je me force à être certain d'avoir ma toupie dans la poche, ce qui est une technique pour faire apparaître les objets, et en effet lorsque je plonge ma main dans celle-ci j'en sors mon précieux test de réalité. Mason est allongé sur le sol, gémissant de douleur, et je m'accroupis auprès de lui afin de faire tourner ma toupie à proximité. Garder la toupie qui tourne dans son champ de vue est une astuce pour faire durer le rêve ainsi que la lucidité plus longtemps, car de la sorte on garde constamment à l'œil le signe que l'on rêve.
Mason et moi nous retrouvons au milieu de rien. Le sol est noir tandis que les murs et le plafond semblent être faits d'une fumée légèrement plus claire ce qui nous permet de les distinguer les un des autres. Après avoir fixé la toupie en train de tourner en répétant plusieurs fois « Je suis en train de rêver » pour stabiliser ma lucidité je reporte mon attention sur Mason. Il m'agace de plus en plus à se plaindre bruyamment de sa douleur. Je m'approche de lui pour faire face à son visage.
« - Tu peux la fermer s'il te plaît ? je lui demande agressivement.
Il lève les yeux pour croiser mon regard.
- J'ai... mal... peine-t-il à me répondre dans un souffle.
- Tu es blessé c'est ça ? Qui t'as fait ça ?
- Je... sais pas...
Je rapproche encore mon visage du sien.
- Moi je pense que je sais. Tu t'es fait ça tout seul parce qu'au fond tu as conscience de la merde que tu es alors tu te punis d'être toujours en vie.
Mason ne réagit pas. Il continue de se tordre et garde la tête baissée.
- Regarde moi quand je te parle ! Je hausse d'un ton et attrape son visage avec ma main pour le forcer à me regarder. C'est ce beau visage qui t'as servi à manipuler ma sœur, hein ? Ce beau visage qui a détruit la vie de toute ma famille ?!
La haine monte de plus en plus en moi tandis que je continue de le fixer. Il ne me répond pas mais cela ne fait rien, je n'attends pas de réponse. J'invoque mentalement un couteau que je sors de ma poche arrière avec ma main libre.
- Tu sais quoi, Mason ? Grâce à moi tu auras enfin ce que tu mérites. Je vais te le pourrir ton « beau visage », et ensuite je t'amènerais vers la mort, lentement consciemment et douloureusement pour que tu puisses bien faire connaissance avec le cadeau que tu as offert à Adriana. »
Avant de passer à l'action je jette un coup d'œil à ma toupie qui continue de tourner sur le sol. Je veux être sûr de rester lucide durant la meilleure partie. Ma lame commence à effleurer son visage et je regrette le fait que ce Mason fictionnel ne ressent probablement aucune terreur ni émotions. Alors que j'allais devenir plus violent je me fais soudainement réveiller en sursaut par des coups de klaxon retentissant sur la route voisine. Maudit sois ce conducteur.
Je tente de reprendre peu à peu mes esprits suite à l'adrénaline que m'a provoqué ce rêve. Il faut maintenant que je reprenne la route, il est déjà 20h15.
J'arrive devant ma maison préférée trente cinq minutes plus tard. Je regrette qu'il fasse nuit et que la pénombre m'empêche de bien voir les détails de la façade extérieure ainsi que le jardin, mais malgré cela je me sens déjà submergé d'émotions. La dernière fois que je me suis retrouvé devant cette maison j'étais avec Adriana... Une larme menace de pointer au bout de mon oeil alors je me dépêche de chasser mes pensées, je ne suis pas encore rentré et je ne survivrais jamais à l'intérieur si l'extérieur me met déjà dans un tel état.
Je remarque qu'il n'y a aucune lumière à travers les fenêtres ce qui confirme ma théorie selon laquelle mes grands-parents seraient endormis lorsque j'arriverais. Je ne peux donc pas les appeler pour venir m'ouvrir, il va falloir que je rentre moi-même en faisant attention à ne pas faire trop de bruit. Je leur envoie tout de même un message en priant pour qu'ils le lisent au réveil et ne s'effrayent pas en me découvrant endormi sur le canapé du salon.
Dès le premier pas que je pose dans la maison je me mets à observer chaque chose autour de moi. C'est une sensation très étrange d'avoir l'impression d'y avoir été juste cet après-midi à cause de mon rêve mais d'en même temps redécouvrir là les vrais décors qui y étaient modifiés. En marchant lentement je parcours les couloirs et les pièces avant de me poser dans le salon, assis sur le tapis. J'éclate en pleurs tout en tentant tant bien que mal d'étouffer le bruit de mes sanglots entre mes genoux. Je ne suis pas sûr d'avoir le droit d'être là sans Adriana, cela me semble si incorrect. Chaque pièce de cette maison me rappelle tant de souvenirs différents, chaque objet me ramène à des bouts de notre passé, et chaque photo de famille me serre tellement le cœur que je pourrais en mourir. Ce n'est pas juste. Ce n'est pas juste. Ce n'est pas juste. Pourquoi la vie est-t-elle si cruelle ?
Je ne pense finalement pas être capable de récupérer ses affaires. Est-ce que je le serais même un jour ? Cela me semble si impossible. Et si un jour je suis prêt est-ce que cela voudrait dire que c'est parce que j'aurais moins de chagrin ? Mais si j'ai moins de chagrin, cela ne signifierait-t-il pas que j'aime moins Adriana ? Ou que je l'oublie ? Que je ne lui accorde plus autant d'importance juste parce qu'elle n'est plus là ? N'est-ce pas complètement injuste ? Certes elle n'est plus là mais elle a quand même existé ! Sa vie ne devrait pas perdre en valeur juste à cause du temps qui s'écoule en son absence... Sinon que vaut ma vie aussi ? Que vaut nos vies à tous ? Si c'est pour tous finir dans l'oubli ? Je déteste ce monde.
Après avoir pleuré un bon coup je me relève de par terre pour aller sur le canapé le plus proche. Je dormirais là. Avant de me coucher je remarque la toupie rose d'Adriana au dessus d'un meuble. J'éclate encore en sanglots. Et je pleure de nouveau lorsque je décide sans raison de me mettre à fixer la grande fenêtre dont j'ai rêvé plus tôt dans la journée. Puis je prend enfin la décision de m'allonger et de fermer les yeux. Au moins avoir autant pleuré m'évitera peut-être une insomnie cette nuit, les pleurs m'ont tellement fatigués que je m'endors en un rien de temps.
J'ouvre les yeux et Adriana est devant moi. Je suis dans un canapé, dans la maison de mes grands-parents maternels, et elle me réveille doucement. C'est en train de devenir un rêve récurrent, malheureusement. Quoique maintenant que j'en connais la fin je vais pouvoir tenter de la changer, d'empêcher Adriana de disparaître. Je suis lucide sans effort grâce à Adriana qui est tristement devenu depuis son décès mon meilleur test de réalité. Je remarque que contrairement au rêve de cet après-midi le décor de la maison est plus fidèle à l'original (forcément puisque j'y suis dans la réalité, mes souvenirs sont encore tout frais).
« - Bon, je vois que tu es réveillé. Lève-toi vite du canapé et viens ! me lance-t-elle, l'air pressée.
Je me sens fatigué et ne veux pas me lever de ma place. Adriana attend que je la rejoigne et pendant ce temps elle remarque sa toupie sur le meuble, et moi je maudis mes rêves qui veulent apparemment me faire pleurer à tout prix aujourd'hui.
- Oh ça fait des souvenirs ça ! On jouait à la faire tourner le plus longtemps possible... D'ailleurs j'étais une pro, je gagnais tout le temps ! pense-t-elle à voix haute.
Elle se met à la faire tourner quand je me suis enfin levé pour la rejoindre à ses côtés. Elle me prend alors par les bras pour m'emmener hâtivement vers la grande fenêtre.
- Suis-moi vite, on n'a pas beaucoup de temps ! Je t'expliquerais après ! me dit-t-elle en commençant à grimper hors de la fenêtre. Je prie très fort pour qu'elle ne disparaisse pas à l'extérieur comme cet après-midi.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? je lui demande.
- Tu avais raison ! me répond-elle. »
Cette réponse m'emplit d'espoir ; peut-être qu'à force de le souhaiter le scénario de mon rêve est cette fois satisfaisant, et avec de la chance elle m'emmène même torturer Mason. Un vrai scénario de rêve, sans mauvais jeu de mots.
Alors que je grimpe à mon tour pour la rejoindre à l'extérieur, j'entend un bruit familier qui vient du salon. Un bruit que j'ai entendu des centaines de fois et que je saurais reconnaître n'importe où et n'importe quand. La toupie d'Adriana vient de tomber.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top