9. Aurélia
2054
Omni était là.
Devant eux, il prenait forme.
Des montagnes de réseaux conceptuels, de circuits neuronaux, de schémas de pensées.
Arthur et Ophélie seraient le père et la mère d'une Intelligence Artificielle qui dépasserait tout ce que l'humanité avait conçu jusqu'alors.
Athos n'était qu'un jouet. Oui, une intelligence, mais une intelligence si limitée. Omni n'avait aucune limitation. Son système pouvait croître indéfiniment, il pouvait apprendre à l'infini, modifier sa propre architecture, changer son fonctionnement, le distribuer sur le réseau. Il était fort, mais il pouvait se faire discret. Il pouvait communiquer avec les hommes comme avec les machines.
Ils ne dormaient presque plus, car si Omni n'était pas prêt à temps, d'autres équipes les devanceraient. S'ils n'étaient pas les premiers à convaincre la commission sénatoriale, ils perdaient tout. S'ils ne démontraient pas les capacités d'Omni au moment voulu, leur projet n'aurait servi à rien.
« Pourquoi Omni ?
La main en équilibre au-dessus de sa tasse, Arthur se demanda s'il avait déjà mis un sucre. Sur le coup, il jugea plus judicieux de manger d'abord le sucre, puis de boire le café. Ce ne serait pas plus idiot que de boire du thé oublié depuis la veille et qui avait infusé vingt-quatre heures.
– Pourquoi Omni ? Répéta-t-il. Le nom fait peur.
– Ils faut qu'ils soient convaincus de sa puissance, dit Ophélie. Il faut qu'ils y croient. Nous sommes les scientifiques, toi, moi et les autres membres du projet. Nous savons exactement quelles sont les capacités d'Omni. Mais ceux que nous devons convaincre ne sont pas des gens rationnels. Si ce nom fait peur, tant mieux. Qu'est-ce qu'un dieu qui ne sait pas inspirer la peur ?
– Un dieu.
Son café était ignoble. Est-ce qu'il ne l'avait pas salé par inadvertance ?
Un dieu.
Toi aussi, tu me fais peur, Ophélie. Tu as toujours été investie dans ton travail, mais je ne t'ai jamais vue aussi proche de l'implosion.
– Qu'arrivera-t-il si le système se retourne contre nous ?
– J'y réfléchis. Il nous faut juste une porte dérobée. Juste un moyen de le couper. »
Tous les dieux ont un point faible.
***
2579
Ils abandonnèrent leur véhicule à l'entrée d'une autre ville fantôme. Lanthane guida Arthur dans une marche silencieuse entre les routes effondrées, les immeubles éborgnés et les vestiges de mobilier urbain.
es gens s'étaient précipités en masse pour quitter ces villes. Ils étaient morts de faim sur le chemin, ils avaient été balayés par les cyclones. Les sécheresses avaient anéanti les industries agricoles. Les épidémies graves s'étaient poursuivies, tandis que le dérèglement climatique plongeait la Terre dans un nouvel âge sombre. « Chacun pour soi », le son des guerres qui déchiraient les nations déjà exsangues.
« Tout ça s'est un peu calmé depuis, dit Lanthane. Aujourd'hui, la vie n'est pas si mal, même si la fin de la couche d'ozone va bientôt obliger la plupart des gens à s'enterrer, et provoquer une extinction de masse des espèces vivantes. Bientôt, dans un siècle.
– Je ne me plains pas de mon époque, dit Arthur.
– On ne choisit pas sa date de naissance.
Un projectile siffla et frappa une poutre de béton en travers de leur chemin, projetant quelques éclats.
– Où est Carmin ? Postillonna une voix rauque.
– Ça va, professeur Del Clemn, il nous envoie. Et vous reconnaissez d'Arthur à la description qu'il vous en a faite.
Ils entendirent un ronchonnement.
– C'est fou, grommela l'homme, ces armes d'aujourd'hui, font plus aucun bruit... peut tirer une balle sans s'en rendre compte.
– Ne vous faites pas mal, professeur. Nous avons besoin de vous.
– Oui, oui, certainement...
Il sauta de l'amoncellement de gravats sur lequel il était juché. Hirsute, d'âge difficile à deviner, bras et tête nus, mais une peau très sombre, dont la couleur tirant sur le rouge ne rappelait rien à Arthur.
Modification génétique pour résister aux UV.
– Remarquez, dit le professeur Del Clemn – le reste de ses paroles se perdait dans sa barbe –préfère à Carmin. Même s'il était pas mal non plus. Vous êtes... ?
– Lanthane.
– Et encore un androïde, eh bien Arthur, vous vous entourez de robots, à ce que je vois. C'est pas mon problème.
– Vous avez avancé, professeur ?
– Moui, presque fini. Un peu de travail. Espèces sonnantes et trébuchantes requises, bien sûr.
– Le coffre au Mexique devrait vous convenir.
– Oui, oui, oui, disait le professeur en parlant dans le vide. Contraintes techniques. Budget réduit. Mais incitation au travail ! Comme toujours dans les affaires. »
Ils le suivirent, Lanthane gardant un œil averti sur son fusil, dont il ne savait manifestement pas bien se servir.
Ils entrèrent dans un vieux centre commercial dont la verrière était partiellement défoncée par les arbres qui y avaient poussé, mais procurait pour le reste une ombre très bienvenue.
Là, au milieu d'un espace nettoyé, une machine temporelle aussi dépareillée que le professeur Del Clemn lui-même, mais relativement semblable à celle de 2055, était en cours de montage. Ou plutôt de rénovation.
« Ouais, dit le professeur sans se tourner vers Arthur, elle traînait à dix kilomètres d'ici, mais sous les décombres. Remise à neuf. Ou presque. Manque des bouts.
Il déposa son fusil par terre et alla chercher quelques outils pour se remettre au travail.
– Ce gars-là, dit Arthur, est notre passeur.
– Figurez-vous que trouver une machine temporelle n'est pas très facile. Surtout après tout ce qui s'est passé dans la région. Et c'était encore plus compliqué de changer de continent.
– Non, je confirme, dit une femme assise sur du béton, c'est compliqué de changer de continent. Il faut une accréditation du système Omni.
– Et vous, vous êtes qui ? S'exclama Arthur.
– C'est vous, Arthur ? Aurélia Cooper. Enchantée. J'ai collaboré avec Carmin pour trouver cette machine.
– Miss Cooper, expliqua Lanthane, est elle aussi une voyageuse temporelle.
– Pour des raisons un peu plus claires que vous, toutefois. Je fais ça juste pour le plaisir.
Elle déboucha une gourde en cuir et but quelques gorgées.
– Je vous avouerai que j'ai hâte de quitter cette époque, elle est beaucoup trop peu civilisée à mon goût.
– Et pour aller où ?
– L'an 5000, bien sûr.
Elle se leva en cherchant le professeur du regard.
– Vous pensez qu'il a fini, le vieux ? Parce que je viens d'arriver. Carmin m'avait promis que ce serait terminé.
– Vous allez utiliser la même machine ? Demanda Arthur.
– Tout à fait.
– Et vous lui faites confiance ?
– De une, je vais passer après vous. De deux, j'aime vivre dangereusement.
« Bon, excusez-moi, il faut que je rompe avec un mec en lui expliquant que je pars pour le futur dans quelques heures maximum. On se revoit sans doute dans quelques siècles, Arthur. M'étonnerait que le prof' calibre sa machine pour deux dates différentes. »
***
« Le professeur Del Clemn, expliqua Lanthane, est l'un des rares à maîtriser encore le fonctionnement des machines temporelles et leur théorie. Normalement, à partir de 3120, je pourrai m'en sortir moi-même.
– Moi aussi, indiqua Aurélia Cooper en arrivant.
Il ne la connaissait que depuis dix minutes, mais elle était déjà exaspérante. Ne fut-ce que par son apparence. Les cheveux teints de façon outrancière et les yeux aux pupilles dorées obtenues par une opération, ou des lentilles de contact colorisées, étaient le plus visible, mais on devinait que son nez, la forme de son visage, et sa silhouette étaient eux aussi artificiels. Et son sourire désagréable donnait l'impression qu'elle avait jeté son dévolu sur Arthur.
– Au fait, dit-elle, vous l'avez trouvée où, cette beauté cybernétique ?
– Mêlez-vous de vos affaires.
– Vos affaires font plus ou moins partie des miennes, à partir du moment où j'ai mis le nez dessus. Désolée, mon gars. En plus, vous devriez être content que je m'intéresse à vous. Je pourrais vous aider, comme je l'ai fait ici. C'est moi qui ai débauché le professeur Del Clemn.
Elle sortit un rouge à lèvres et commença à l'appliquer avec beaucoup de concentration, se regardant dans un miroir invisible.
– Bon, quand est-ce qu'on part ? J'ai hâte de m'inviter chez les gens.
– Il n'y a pas grand-chose de bien en 3120, dit Lanthane, vous allez être terriblement déçue.
– Ce n'est qu'une étape. Je n'ai pas envie d'y rester bien longtemps.
– Ouais, dit Arthur, votre but, c'est 5000, j'ai bien compris.
– Non, mon chou, le but c'est l'an 80 000.
– Il y a quoi en l'an 80 000 ?
– C'est peut-être temps de le savoir, sourit-elle. Au fait, tu es terriblement craquant.
– Plus tard, dit impérieusement Lanthane.
– J'ai terminé ! » Brailla le professeur Del Clemn.
Survolté, il courait d'un générateur antédiluvien à l'autre pour les activer. Une odeur de diesel commença à se répandre, et divers éclairages s'allumèrent.
– Regardez-moi ça, dit-il, transporté, des vieilles ampoules HFC ! C'est magnifique !
Il se précipita ensuite vers son ordinateur.
– Entrez dans le cercle ! Lança-t-il à Arthur.
Lequel traîna des pieds jusqu'au fameux disque blanc.
Ensuite, l'espace de quelque secondes de lucidité, ou du moins de calme, le professeur alla vers un autre appareillage aux allures de chaîne hi-fi, le mit en route, et une musique grinça dans deux hauts-parleurs initialement bornés à diffuser des messages d'alerte. Malgré la mauvaise qualité, Arthur reconnut le thème.
– La symphonie ! s'exclama-t-il.
Il n'y avait cette fois pas de panneaux, pas d'enceinte circulaire. Arthur se tenait simplement debout, observé par Aurélia et Lanthane, cette dernière ayant manifestement jugé superflu tout signe encourageant tel qu'un sourire.
– C'est bien la symphonie, dit Aurélia. L'usage veut qu'on la joue quand on voyage dans le temps. Elle est pas mal, cette musique, non ? Inspirante.
– Bon, dit le professeur, j'espère ne pas égarer certains de vos atomes, mais dans le pire des cas, cela n'excédera pas 1 % de votre masse corporelle, donc vous y survivrez sans doute.
– C'est fou ce que c'est rassurant.
Ses cheveux grisonnants volèrent en désordre tandis qu'il s'abattait sur diverses commandes réunies sur un tableau, connecté au reste par des câbles dénudés soudés à la main – les outils traînaient encore par terre.
– Attention, s'écria-t-il, lancement dans cinq ! Quatre ! Trois ! Deux ! Un ! Zéro ! »
Le bruit des générateurs d'électricité n'avait cessé de croître, tout comme la puissance des instruments réunis. Et au moment de l'apothéose du morceau, un immense coup de marteau, Arthur fut arraché à l'espace-temps, et n'exista plus du tout.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top