5. Le malade
Ce corps allongé dans un lit d'hôpital, bardé d'instruments de technologie, enserré dans un exosquelette qui devait lui permettre de bouger – ou d'empêcher ses membres de trembler, n'avait plus grand-chose d'humain. Le troisième œil, au milieu de son front, semblait fermé pour l'éternité, tandis que les deux autres émergeaient de la masse pesante, ridée et craquelée qu'était sa peau. Elle avait une couleur brune artificielle.
« Bonjour, monsieur Clemm, dit Carmin en entrant dans la pièce.
Des médecins, tous des robots montés sur roulettes, allaient d'un endroit à un autre sans s'occuper des arrivants, fantômes blancs qui glissaient sur l'indifférence.
– Bonjour, Carmin, dit la voix synthétique.
Clemm avait les yeux rivés sur le plafond et ne faisait pas le moindre mouvement. Arthur considéra le haut-parleur, puis l'ordinateur, enfin les batteries d'électrodes fixées sur le crâne chauve entre les squames, dont certaines semblaient même y être plantées.
Un encéphalogramme, ou en tout cas une série de mesures, était tracée en continu sur deux écrans. Peut-être étaient-ce ces pics désordonnés que la machine avait le pouvoir de traduire en sons.
– C'est bien lui ? Ajouta le malade.
– Bonjour, monsieur, dit Arthur.
– Arthur ! Le premier voyageur temporel humain de l'histoire. À votre avis, lequel de nous deux a eu le plus d'hubris ? Celui qui a voyagé dans le futur ou celui qui a voulu tester la science à son état encore expérimental ? Si j'avais eu Carmin pour me le dire, j'aurais su que la thérapie génique n'allait fonctionner que dans un siècle encore, et j'aurais évité de me retrouver à pourrir dans cette chambre sordide.
Arthur, interdit, ne répondit pas.
– Néanmoins, dit Clemm, mon existence à moi n'est qu'une misère face à la votre. Vous-même, vous avez déjà connu Christian, l'an 2055, et vous avez maintenant connu 2255. Vous avez 226 ans. C'est brillant.
– Carmin m'a dit sur le chemin que vous vouliez absolument me voir.
– Savez-vous comment l'on théorise l'écoulement du temps ?
– Pas dans les détails.
– Si Christian n'a pas eu l'occasion de vous le dire, je vais m'en charger.
L'intensité de sa voix contrastait avec la faiblesse de son corps malade, cloué au lit.
– L'univers, dit-il, n'est pas une ligne temporelle, mais un faisceau de lignes temporelles – une multitude d'états possibles pondérés par une loi de probabilité subtile. Un paquet de spaghettis. Ils partent dans toutes les directions.
« L'écoulement du temps est comme un anneau qui se déplace le long de ce faisceau de spaghettis. Il contraint les spaghettis à se rapprocher les uns des autres, et ce faisant, rend le présent tangible. Localement, plus de probabilité, mais une seule réalité. En revanche, sitôt que l'anneau est passé, les spaghettis reprennent leur chemin : passé et futur son à nouveau pondérés par leurs probabilités.
« Voyager dans le futur, ou bien dans le passé, sans attendre l'anneau, c'est prendre une trajectoire au hasard. D'où les incertitudes. Il n'y a pas qu'un seul futur, qu'un seul passé affilié à un présent donné, pour peu qu'on n'attende pas l'anneau.
« L'anneau, lui, suit toujours la flèche du temps. Si vous considérez un futur où une action a lieu, et que vous remontez le temps, cette action, ce futur contraint le passé correspondant. Il n'y a pas de paradoxe.
« Cependant, les problèmes de causalité peuvent toujours avoir lieu, si vous le voulez vraiment, n'est-ce pas ? Le spaghetti peut se mettre à former une boucle, lorsque de l'information macroscopique a été reliée à elle-même. Mais lorsque l'anneau avance, la boucle se casse : un problème de causalité n'aurait donc jamais de présent. Il n'existe pas d'univers avec un problème de causalité. Cette ligne temporelle absurde n'existe tout simplement pas.
Georges Clemm fit suivre un long silence, durant lequel seul le ronchonnement des appareils continua d'attester qu'il était en vie.
– J'ai maintenant une question pour vous, dit-il. Savez-vous ce qu'il est advenu d'Ophélie ?
– Ophélie ?
– Oui, dit-il d'une voix plus rauque.
Carmin le regarda fixement, interrogatif.
– Qui est-ce ?
– Une ancienne collègue, je crois.
« Comment voulez-vous que je sache ce qui lui est arrivé ? Elle est sans doute morte dans son époque. Ce qui arrive à la plupart des gens.
– Et la symphonie ? La symphonie de la fin des temps ? La musique ?
Cet homme déraille, se rendit compte Arthur.
– La symphonie, bégaya Georges Clemm, comme si ses pensées s'emmêlaient maintenant dans son crâne.
Un des robots en blouse blanche dirigea son visage vers eux pour leur signifier que le dialogue était clos et ils furent mis dehors.
– Une explication ? Dit Arthur.
– C'est un détail, expliqua Carmin. C'est juste une musique. La musique au son de laquelle Omni réveillera les prisonniers du Panoptique, en 125 410, pour qu'ils vivent la fin du monde.
– Il a le sens du spectacle, dites donc.
– La musique semble traverser les époques, mais personne ne connaît son origine. »
Arthur haussa les épaules. Les réponses viendraient plus tard. 125 410, fin du monde, et pourtant, il se sentait toujours étrangement calme, comme s'il savait déjà intérieurement ce que Carmin lui avait dit.
Mais dans ce cas, expliquez-moi pour quelle raison j'irais me faire griller par des rayons gamma dans 123 000 ans. Tourisme ? Goût du risque ? Tester une crème solaire ?
***
L'homme se cura longuement les ongles tandis que Carmin téléchargeait les informations dans l'ordinateur de son bureau.
« Voilà, dit l'androïde en déconnectant le câble de son poignet.
L'individu jeta un bref coup d'œil à son écran immatériel, image tridimensionnelle générée devant lui, avec laquelle il interagissait de façon naturelle.
– Tout ceci me paraît correct, dit-il. Vous avez le don pour repérer les contrebandiers, Carmin.
– Les dates d'apparition des contrebandiers sont des informations que donnent d'autres contrebandiers. Et ainsi de suite.
Cela le fit sourire. Un homme patient, engoncé dans un costume, et assis à un bureau. C'était exactement ce à quoi Arthur s'attendait. Un passeur. Quelqu'un qui possédait une machine temporelle, mais ne prenait pas de risque avec – il faisait juste payer les voyageurs pour l'emprunter.
– Avec le temps, manipuler ce genre d'infos devient de plus en plus délicat. Omni fait très bien son travail, et dans le futur, je ne sais pas s'il existera encore des passeurs.
– Nous verrons, dit l'androïde pour couper court à l'entretien.
– Bien, je vais laisser les techniciens vous mener jusqu'à la machine temporelle. »
***
Carmin ouvrit une petite mallette qui contenait trois seringues. Et comme le craignait Arthur, il lui injecta successivement le contenu des trois.
« Je cherche à atténuer les effets de perte de mémoire, expliqua-t-il. Normalement, cela devrait aller mieux. »
On lui accrocha un respirateur sur le nez et on le plongea dans un liquide coloré un peu froid.
« Monsieur Arthur, dit une voix dans son oreille droite, vous allez maintenant être projeté le 13 septembre 3120, plus ou moins vingt-quatre heures.
Génial.
Avec un peu de chance, le choc me rendra la mémoire.
Quelle idée stupide.
« Durant la brève durée de ce voyage temporel, vous ressentirez certainement de la douleur et des hallucinations. Nous nous en excusons par avance. Vous ne pourrez pas adresser de réclamation. »
En 3120, ils seront tous morts, enterrés, et oubliés. En fait, les passeurs sont des gens très intelligents.
Carmin lui fit un signe encourageant.
« Monsieur Arthur, votre projection va avoir lieu dans cinq, quatre, trois, deux, un... »
Trou noir.
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