14. La fin d'un monde

2055


« Ils ont envoyé Ophélie dans le futur.

Arthur acquiesça.

Après quelques dizaines de minutes au café, ils avaient fini par trouver un autre point de chute, un bar étonnamment calme maintenant que les étudiants étaient en vacances.

– Et tu veux aller la chercher.

Il hocha de nouveau la tête.

– Et tout ça a été orchestré par votre intelligence artificielle.

« Et je dispose dans mon labo d'une machine temporelle.

Christian dit cette phrase comme s'il savait ce qu'Arthur pensait – dans la série des choses apparemment absurdes qui leur étaient arrivées, il avait déjà décroché la palme d'or.

– Tu sais que tu es en train de me donner la clé d'un mystère à cause duquel je ne dormais plus ?

Interrogatif, Arthur lui intima de continuer.

– Pourquoi ne sommes-nous pas envahis de voyageurs temporels ? Reprit Christian. Si les machines existent, cela veut dire que sur cette ligne temporelle, l'espèce humaine s'éteint trop vite, ou bien il existe une régulation très forte du voyage temporel. Ton Omni a déjà mis la main sur le procédé ? Ça ne m'étonne pas. Dans deux, trois, cinq jours peut-être, ils couperont nos fonds et fermeront notre labo. Le voyage dans le temps sera verrouillé, ils balanceront dans les médias que c'était une mascarade, en bref : motus. Pas de voyage dans le temps sur cette ligne. Ou très peu. Qui dit peu de voyage dans le temps, dit peu, ou pas de paradoxes.

Christian pointa un doigt vers lui.

– Si la technologie existe, c'est peut-être parce qu'Omni existe également pour la contrôler. Et pas l'inverse. Mais que je ne me perde pas en conjectures. Tu veux aller dans le futur ? Tu veux voyager 123 000 ans dans le futur ? Soit. Fais-le par étapes. Sois raisonné. C'est vraisemblablement un voyage à sens unique. La seule chose qui te presse, c'est qu'Omni va sans doute vouloir t'empêcher d'avancer. »

Omni.

Arthur avait commencé à le ressentir partout, tel un fantôme, un démon le suivant à la trace, caché dans les ombres.


***

5000


Le véhicule de transport n'avait pas de vitre. Il se déplaçait sans aucun mouvement de masse d'air et aucune turbulence ne venait agiter les cheveux d'Arthur tandis qu'adossé à la rambarde métallique, il observait les tours réfléchir de concert la lumière généreuse du soleil.

« Je ne m'en lasserai pas, dit-il.

– Moi, si, soupira Aurélia. La seule chose vraiment intéressante, maintenant, c'est le paradis terrestre.

– Vous me dites qu'il n'y a rien après le paradis terrestre.

– J'ai décidé d'y rester.

– Vraiment ? Ce n'est pas votre style.

– Vous ne l'avez pas deviné, à cause des modifications génétiques, mais je vais sur mes soixante ans. À cet âge, une femme se doit de penser à s'installer.

Elle le gratifia d'un regard profond – presque amoureux.

– Non, sérieusement, répliqua-t-il.

– Il n'y a rien de mieux à faire dans le paradis terrestre que de fonder une famille, vivre en paix, en harmonie avec la nature et laisser le système Omni pourvoir au reste.

– Pas la peine de faire cette tête. Vous irez fonder une famille toute seule.

– Je trouverai bien quelqu'un.

– Ouais, pas moi.

– Oh, je vois bien que vous n'êtes pas un cœur à prendre. C'est presque inscrit dans votre cerveau. On le verrait rien qu'avec la VA. 125 410, dites-vous ? Belle preuve d'amour. »

Le véhicule de transport public en croisa d'autres, qui filaient eux aussi à trois cent kilomètres à l'heure dans le silence le plus absolu. Il décéléra brusquement, sans aucun ressenti pour les passagers, et s'immobilisa dans un hangar puissamment éclairé, à mi-hauteur d'une tour de verre.

« Mon dernier voyage », dit Aurélia.

Sur le point de descendre du transport, elle pivota sur ses talons et embrassa Arthur avec fougue.

Il se détacha de son étreinte avec une moue.

« Avouez que c'était le bon moment, dit-elle en souriant. J'ai bien aimé votre tête.

– Je déteste que vous vous moquiez de moi.

– Façon de montrer que je vous respecte. Contrairement à moi, vous voyagez vers un but. Et vous n'avez pas peur. »

Il y avait encore de la musique dans les couloirs immenses de la tour.

« Encore elle.

Lanthane les récupéra en cours de route.

« Je vous dis juste bonjour, dit-elle. J'ai vérifié leur machine, elle fonctionnera bien.

– On se retrouve en l'an 80 000.

– Je ne serai peut-être pas là à l'arrivée. Il va être difficile d'obtenir une machine temporelle en l'an 80 000. Restez avec Aurélia, si possible.

– Et là, vous allez où ?

– Me mettre à l'abri. »

La salle d'attente était tout aussi remplie que la dernière fois. Apparemment, des gens aisés ou bien informés qui avaient entendu dire que ce monde-ci allait prendre fin et qu'un paradis terrestre allait lui succéder.

On ne pouvait pas leur en vouloir, d'essayer de fuir.

Par un mur coulissant, Arthur entra dans une salle circulaire à l'intérieur totalement opaque et uni. Il se sentait entouré des yeux de dizaines de techniciens. Au centre de la salle, le disque blanc sur lequel il devait prendre place.

« Monsieur Arthur, dit un opérateur en VA-AA, qui lui faisait face, vous allez être transporté en l'an 80 000. Votre arrivée aux coordonnées prévues aura lieu avec une incertitude de dix mètres fois soixante-dix huit mille secondes. Il serait donc préférable que quelqu'un vous attende à l'arrivée. »

Arthur inspira profondément et attendit.

Puis il entendit les bruits de détonations étouffées provenant, derrière lui, de la salle d'attente et du couloir qui menait à la machine.

Le mur coulissant s'ouvrit sur Aurélia, qui portait en main une arme de poing.

« Chéri, et si on fuyait ? Lança-t-elle.

Au bout du couloir avançaient deux humanoïdes très fins, recouverts de métal, pourvus de quatre bras articulés – deux mains préhensiles et deux armes.

L'un des deux robots fit tourner sa tête sans yeux, observant les personnes qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir, ou qui se pressaient contre la porte de l'ascenseur tandis que celui-ci gravissait les cent derniers étages qui lui restaient.

Il dirigea son bras droit vers les gens écrasés contre la paroi, et il y eut une décharge vaguement lumineuse, sans aucun bruit. Une énorme cavité se forma dans le mur, faisant pénétrer la lumière du jour dans la pièce. Plus de porte. Plus de mur. Plus de cage d'ascenseur.

À l'extérieur, une boule de feu tombait maintenant selon une trajectoire oblique, en direction de la Terre.

– Qu'est-ce que c'est ? S'exclama Arthur tandis qu'Aurélia lui agrippait le bras.

Visant le robot le plus proche, elle fit exploser sa tête – brève détonation – en une pluie de copeaux métalliques.

La musique en AA continuait de jouer, et elle montait maintenant en crescendo.

Le deuxième robot se tourna vers elle, et le bras menaçant lui fut arraché et encastré dans le mur.

Le robot fit un bond vers eux, ils se séparèrent, laissant la machine se rattraper en roulant au milieu de la salle de la machine temporelle, finir à trois pattes, dirigeant sa tête inexpressive successivement vers chacun d'eux avant de se jeter contre un caisson métallisé encastré dans le mur. Il entendait désactiver l'appareil.

– Même pas en rêve, dit Aurélia.

Elle tira à nouveau, projetant son corps désarticulé en arrière en même temps qu'elle pulvérisait sa tête.

– Pour répondre à votre question, dit-elle, ce qui tombe, c'est l'un des deux astéroïdes qu'Omni a détournés pour « redémarrer » l'humanité et la biosphère. Il va ensuite balancer ses espèces génétiquement modifiées, et avec les humains qui restent, ça fera son nouveau monde. Classique. Pas de temps à perdre.

Quelqu'un arriva derrière eux. Aurélia se retourna et tira au jugé.

– Vous êtes malade ! S'exclama Arthur.

– Dans dix secondes, l'astéroïde s'écrase et ils seront tous morts. Pas le temps pour tout le monde de prendre la machine temporelle, alors, c'est notre tour, profitons-en.

Les techniciens avaient fui mais les tableaux de commande étaient encore branchés. Elle disparut moins de deux secondes de l'autre côté du mur, puis entra elle aussi dans le cercle blanc où Arthur l'attendait.

– On est à l'arrache, dit-elle, mais ça va passer.

– Et Lanthane ?

– Sûr qu'elle est déjà loin. Vous la retrouverez plus tard. »

Puis comme les fois précédentes, le transfert mit un peu de désordre dans ses neurones, et il perdit brièvement connaissance.

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