13. Les derniers touristes

2055


« Salut, Christian.

– Salut, Arthur. Je suis désolé, je n'ai pas beaucoup de temps. Dis donc, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas parlé, mon vieux.

– Écoute, j'ai un très gros problème et il faut qu'on en discute.

– Qu'est-ce que tu veux ? Ça a un rapport avec la machine temporelle ? Est-ce que tu veux retourner dans le passé et empêcher ton chat de se faire écraser, comme les quinze derniers gars qui m'ont contacté ?

Christian devenait menaçant ; Arthur ne lui connaissait pas ce ton aigre. De lui, il ne se souvenait que du physicien un peu lunatique avec qui il aimait discuter de paradoxes physiques, mathématiques et informatiques.

– Il... il vaut mieux qu'on en discute, de vive voix. Pas au téléphone. Ça concerne Ophélie. Tu te souviens d'elle ?

– Eh, avant que vous deux partiez consulter pour les agences aux noms bizarres, elle est restée plus longtemps à l'université que toi, tu te rappelles ?

Arthur sentit le virage dans son attitude, maintenant qu'il était question d'une amie commune.

– Bon, c'est d'accord. On se retrouve au café en face de l'entrée Nord du campus. Quand est-ce que tu seras là ?

– Ce soir.

– Va pour ce soir. »


***

5000


Aurélia porta à ses lèvres un autre verre, qui se révéla être une illusion de VA et de goût augmenté, qu'elle jeta négligemment derrière elle et qui disparut dans son vol.

« Vous venez ? Dit-elle en lui prenant le bras, montrant par là que sa question était purement rhétorique.

– Je ne vois vraiment pas ce que vous me trouvez.

Ils montèrent les marches d'un imposant bâtiment au style original, avec ses colonnes de temple grec, son fronton de métal, ses ornements de VA.

– Je me sens seule, dit-elle sans se départir de son sourire et de son charme. Vous me distrayez, Arthur, et je vous en suis redevable.

– Voyons, nous sommes en l'an 5000, vous devez avoir certainement eu des compagnons, fussent-ils artificiels, robotiques, virtuels ou que sais-je.

– Oh, j'ai tout essayé, mais rien ne remplace un être humain. C'est comme ces sculpteurs qui travaillent encore la pierre. Nous sommes en l'an 5000 ! Mais rien ne remplace la pierre. Le contact minéral nous rappelle d'où nous venons, nous autres primates à gros cerveau.

La tenue nanorobotique semblait l'aider dans son mouvement, rendant facile la montée les marches. Il ne savait pas d'où elle tirait son énergie.

– Vous avez quelque chose de changé, nota-t-il.

– La VA ne vous le fait remarquer que maintenant, peut-être.

Elle portait maintenant les cheveux plus longs, et argentés. Son nez avait changé de forme – encore la chirurgie esthétique ? – et ses mains avaient quatre doigts seulement. Ses yeux étaient agrandis et ses oreilles celles d'un félin, accrochées sur le dessus de sa tête.

– J'ai profité de la thérapie génique juste avant qu'elle soit arrêtée pour des raisons « éthiques », dit-elle en souriant. Vous trouvez ça comment, en étant honnête ?

– Je... je n'en sais rien. Vous changez peut-être trop vite.

– Vivre, Arthur, c'est prendre tout ce que nous pouvons prendre, le plus vite possible. »

Ils franchirent une barrière invisible et leurs comptes en banque furent automatiquement crédités des frais d'entrée.

Quelques œuvres volèrent vers eux, des propositions de visite.

Voulez-vous admirer le chef-d'œuvre de Tim Gehrt, L'homme s'élevant vers le ciel, une sculpture de l'an 3445, vitrifiée en 3640 ?

« Je préfère ça », dit Aurélia en désignant quelque chose du doigt.

Elle le guida dans les couloirs. La VA permettait de faire disparaître les autres passants si demandé. Ils étaient donc presque seuls.

La sculpture était colossale. C'était de la pierre. Un être humain qui s'arrachait à un sol de glaise, que l'on devinait glissant, inconstant. Sur le bras duquel il s'agrippait à un rocher, on voyait les muscles saillir – pourtant ce n'était pas un éphèbe de la Rome Antique, mais bien un homme lambda, en plein combat pour sa survie.

« L'humanité réduite à sa plus simple expression, dit l'amatrice d'art, là où elle se confond avec le sauvage, l'animal. L'homme est une bête plus intelligente que les autres mais lorsque son intelligence ne peut plus rien, il ne lui reste que la bête.

– J'ai déjà vu ça, dit Arthur.

– Ça date de votre époque. 2040. Un de vos contemporains.

– Elle existe encore ?

– La sculpture originale a été détruite lors de la grande débâcle du virus Agrippa. Celle-ci est une copie réalisée en 3399 à partir d'archives.

– C'est ce que dit la VA.

Un guide enregistré se tenait à côté de la sculpture, souriant, prêt à ajouter des détails – en VA et en AA – mais Arthur s'empressa de le désactiver.

– Ces œuvres de toutes les époques, quand je les regarde, je les possède, dit Aurélia. Je suis la plus riche de tous les temps.

– Posséder, c'est votre truc ?

– C'est autour de ça que tourne toute l'activité humaine depuis ses débuts, mon cher. La possession. Notez que je ne possède rien de concret, de matériel, puisque je voyage dans le temps et qu'on ne ramène quasiment rien dans ses voyages. Mais j'en possède quand même plus que tous les empereurs de toutes les époques. J'en ai vu plus que chacun d'eux.

– Tant mieux, si ça vous amuse.

– Profitons bien de l'an 5000. Encore quelques heures et ce sera terminé.

– Quelques heures ? Et il se passe quoi, après ?

– Omni détruit tout.

– Hein ? »

Ils continuaient leur chemin, parsemé d'œuvres hétéroclites.

Une musique se diffusait dans l'air, depuis l'AA. Un vieux rock des années 2100, une antiquité bonne pour l'archéologie. Puis elle fut remplacée par une musique synthétique du Troisième Millénaire. Les tonalités firent d'abord se dresser les cheveux d'Arthur sur sa tête, puis il s'y habitua progressivement.

« En l'an 5000, dit Aurélia, l'humanité atteint son apogée, la Terre est relativement dépolluée, mais Omni découvre que l'espèce ne peut être pérenne que si son niveau technologique se réduit à la préhistoire. Il prépare donc le terrain : écosystème maîtrisé, plantes et créatures modifiées génétiquement, et il détruit le monde précédent, réintroduit des petits groupes d'humains à la croissance calculée, afin que cela dure éternellement. Et cela forme le paradis terrestre. On ne vous en a jamais parlé ?

– Je me demande surtout qui vous en a parlé.

– Eh bien, un contrebandier. Il venait de l'an 7000. Et lui ne parlait pas d'Omni, mais d'un Dieu tout-puissant. Vous voyez que ça reste quand même la même chose.

– Donc, dans quelques heures, c'est la fin du monde.

– Disons que si nous restons là, nous avons de fortes chances d'être pulvérisés. Mais nous serons déjà partis pour l'an 80 000. Le paradis ! C'est excitant.

– Ouais, très.

– Ne faites pas la tête.

– On est en train de palabrer sur la destruction du monde.

– Et ses vingt milliards d'habitants. Tout à fait. Mais que pouvons-nous y faire ? Rien. Alors contentons-nous de faire honneur à ce monde-ci. Contemplons avant qu'il n'y ait plus rien.

Arthur soupira.

– Je ne veux pas croire que vous ayez raison.

– Que j'aie raison ou pas, cela n'a pas d'importance. Comment me trouvez-vous ?

La VA l'avait vêtue d'une robe éclatante, rehaussée de diamants.

– Vous me faites la cour ? S'étonna Arthur.

– Je vous ai dit que l'histoire de l'humanité n'était qu'une question de possession. L'élite ne se reconnaît que par sa capacité à posséder plus. J'ai certainement décidé que je vous voulais, Arthur. Voyez-y un compliment.

– Je peux refuser ?

– Personne ne m'a jamais refusé quoi que ce soit ; vous pouvez tenter. Mais à quoi pensez-vous, au juste ? Ou à qui, devrais-je dire ?

– Je ne sais pas, laissez-moi un peu tranquille.

– Allons, nous nous connaissons depuis 2000 ans.

– Je ne sais pas. Depuis que je suis parti, j'ai l'impression que j'avance à reculons. Je comprends ce qui s'est passé. Je me souviens, morceau par morceau. Comment Omni a pris le pouvoir. Pourquoi je pars pour l'an 125 410. Mais tout me semble encore... illusoire. Comme s'il me manquait un fait.

– S'il y a quelque chose dont vous ne vous souvenez pas, c'est peut-être que vous ne l'avez jamais vraiment su. Ou bien vous devez avoir laissé une fille en l'an 2050. C'est ça qui vous travaille. Vous avez peut-être refoulé le souvenir à la faveur de votre premier voyage. Mais n'y pensez plus. Elle est morte depuis trois mille ans !

– Je n'aime pas du tout ce que vous dites.

– Mais vous aimez ma robe.

– Changez donc votre cerveau, le reste vous va très bien.

– Je vous aime bien, Arthur, vous avez l'esprit vif.

– Et vous, je vous déteste. »

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