Le Repas
Table de pacha. Les yeux émerveillés, je regarde tous ces mets joliment présentés. Laura est très douée. On se croirait dans un gastro, à la différence près, qu'il y en a beaucoup trop.
On me fait asseoir à la place d'honneur. Les sentiments se mélangent. Je suis heureuse devant la beauté de la table, devant tous ces plats de fête, ces agaves. Des yeux, je parcours ces couleurs, ces reliefs d'un autre temps, moi qui ne connais plus que les plateaux repas de l'hôpital.
Le parfum du chapon rôti, de ses châtaignes grillées baignant dans le beurre demi-sel me ramènent à mon pays d'adoption. Les tablées de Noël de belle-maman à Auray.
Tout ça me manque, ma vie d'avant n'était pas si mal après tout... Mais la maladie a gagné, elle a emporté mon confort, mes rêves, mes amitiés, ma famille... Par dessus tout, elle m'a privée de mon identité. Je ne suis plus que maladie. Un estomac effrité et une crainte du trop manger.
Être attablée est devenu punition ; gourmande que j'étais c'est une abomination.
Nœud à l'estomac, où exactement, je ne sais pas. Crise de panique. Impossible de rester à table. Je me lève, le regard hagard. Je suis perdue, je dois fuir.
Dans ma tête, plus rien n'est pareil.
Qui suis-je ?
Je sors. Je cours Je me réfugie dans la salle de bain. Mes larmes débordent. A Dieu maquillage, à Dieu beauté d'un soir.
Je reste prostrée, Dieu seul sait combien de temps. Perdue dans mes pensées. Que suis-je venue faire ici ?
Alexandre avait raison. Je ne suis pas prête pour affronter le monde ou mes souvenirs. Personne pour filtrer les impuretés de mon passé. Tout me revient sombre et emmêlé. Je suis dans les bois où le chasseur a abandonné Blanche Neige. Pourquoi m'a-t-il laissé en vie ?
Qui suis-je ?
Une main vient se poser maladroitement sur ma tête.
Il s'assoit au bord de la baignoire, me regarde, inspire.
- Tu sais maman, je comprends. Moi aussi je panique quand je me sens perdu. me réconforte Max.
Max me prend la main. Il la caresse avec le dos de la sienne. Il reprend ensuite le fil de ses mots d'un ton monocorde et hésitant.
- Ce n'est pas grave maman. Tu peux rester ici autant que tu veux. Tu peux même manger ici toute seule si tu préfères. Sinon on peut aussi t'installer seule à la cuisine et tu nous rejoins quand ça ira mieux.
Je regarde mon fils, il a bien grandi, il a mûri aussi. Ce gamin tout apeuré que j'ai élevé dans les larmes et le combat, quasi quotidien, contre toutes les hérésies de notre système de santé psychiatrique. Ce gamin vient vers moi aujourd'hui car il a de la peine. Il comprend ma douleur. Il est empathique. Aussi maladroit qu'il soit, avec sa patience il a vaincu mes réticences. Il me fait face et me demande si j'ai déjà pris ma décision.
- Je vais affronter mon passé, affronter mes peurs et construire mon avenir. je lui déclare combattive.
L'ai-je perdu avec mes mots ? Il quitte la salle de bain sans dire un mot. Je me lève à mon tour et me passe un peu d'eau sur le visage.
Je me regarde dans le miroir et ne me reconnais pas.
- Qu'est-il arrivé à mon beau visage ? je m'interroge à voix haute.
- Il est toujours là, juste caché sous une montagne de douleurs et de peurs. Et puis un kilo ou deux de plus et tu verras il redeviendra comme avant, quand nous nous sommes connus... quelques petites ridules resteront peut-être... mais plus aucune ride ne persistera, je peux te le promettre.
Sébastien enchaîne ces phrases sans pause comme s'il voulait être sûr de ne rien oublier. Je le fixe, étonnée. Il m'a dit que je suis jolie ou j'ai rêvé ? Je ne le reconnais pas dans ces compliments déguisés. Est-ce Laura qui l'a tant changé ?
- Excuse-moi, j'aurais dû frapper. Est-ce qu'on peut faire quelque chose pour que tu te sentes mieux ?
- Ça va déjà mieux depuis que Max est venu me voir.
- Tu aimerais qu'on t'installe dans une autre pièce pour dîner seule ?
- Non, ça ira, je te remercie. Je vais retourner à ma place. Ce n'est pas tant l'endroit mais plutôt la nourriture : je vais avoir du mal à manger de tout.
- Tu mangeras ce que tu pourras. Il en restera plus pour nous... me taquine-t-il.
- Merci... J'aurais aussi besoin que tout soit mixé.
- Mixé... mixé comme les pots pour bébés ?
- Oui.
- Je ne comprends pas. Tu pourrais peut-être m'expliquer.
- Je n'ai plus d'estomac, tu le sais déjà et ce qui me reste ne digère pas grand chose, encore moins quand il y a des morceaux.
- Il faut dire que tu n'as jamais su manger doucement... prendre le temps de mâcher ce n'était pas ton fort.
Sa blague ne me fait pas rire du tout mais il y a surement un peu de vérité dans ses taquineries.
- Ça c'était avant. Aujourd'hui je suis devenue une vraie tortue.
Je fais l'effort de lui sourire pour ne pas montrer mon irritation.
- Écoute, pas de problème pour nous. Dis-moi ce que tu voudrais qu'on te mixe et ça sera fait.
- Je prendrai une tranche de saumon avec une châtaigne ou deux s'il te plaît.
- Et ?
- Et de la crème glacée éventuellement en dessert.
- Toujours accroc aux glaces, je vois...
- Oui, toujours aussi gourmande des yeux... Je serai contente si je ne cale pas avant le dessert. Mais j'aurais un HP...
- HC... me coupe-t-il.
- Oui... à prendre dans la soirée.
- Je vois. Rejoins-nous dès que tu seras prête. En attendant je vais chatouiller du mixer...
- je te suis.
- Je te mets un peu de citron avec le saumon ?
- Malheureusement non, les agrumes sont devenus mes fruits défendus.
- Toi qui adorais ça. Je n'avais pas idée de tes difficultés alimentaires. Pardonne-moi.
- Ne t'en fais pas. C'était un moment de faiblesse. Et puis je progresse. Je pourrai mieux manger dans peu de temps.
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