Rencontre fortuite - partie 2/3
Il lui aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer les étoiles que cette simple question a fait naître dans les yeux du garçon. Depuis qu'il joue régulièrement avec Feargus, il arrive de plus en plus souvent à Elijah de provoquer ce genre de réactions chez certaines filles, et il a profité plus d'une fois de cette aura quasi-magique que lui procure sa guitare électrique pour se faire inviter dans une chambre, une voiture ou juste un placard à balais. Mais cette réaction est différente. Déjà, parce qu'il s'agit d'un garçon, mais pas que. Plus que l'envie de se le taper parce qu'il représente le fantasme du séduisant guitariste (d'ailleurs séduisant parce que guitariste ou malgré ça ?), il lui semble lire quelque chose de plus dans ces yeux-là. Une sorte de vénération qui, bien qu'il ne soit pas sûr d'avoir fait quoique ce soit pour la mériter, flatte plutôt son ego.
— C'était super ! réitère l'adolescent. Tu joues aussi bien que Lou Reed.
La remarque fait rire Elijah qui retire la cigarette de sa bouche.
— Il ne faut pas exagérer.
— J'exagère pas ! Ce riff sur I'm Waiting For The Man. C'est du travail de pro.
Elijah ne peut nier qu'une fois encore, il est flatté. Il n'aura peut-être même pas à se forcer à avoir l'air intéressé par la conversation du garçon le temps que la fille se lasse de l'attendre.
— Tu joues, toi aussi ?
Jared rougit. Non, il ne joue pas, enfin pas aussi bien. Mais il aimerait se perfectionner. Est-ce qu'il a un instrument ? Oui, une vieille guitare. Achetée vingt livres sur une brocante, mais ça, il ne le précise pas.
— J'aimerais t'entendre jouer, continue Elijah. Tu me montrerais ce que tu sais faire ?
— Pas devant tout le monde ! s'effraie le garçon.
Cette exclamation fait rire Elijah une fois encore et il saute bas du plan de travail.
— T'en fais pas, on va trouver un endroit tranquille.
Il pose une main sur l'épaule de Jed et l'entraîne en direction du couloir qui relie la cuisine au reste de la maison. Quand la fille blonde veut se joindre à eux, il lui rappelle ce que vient de dire Jared.
— Pas devant tout le monde. Il est timide, le petit, alors il ne jouera que pour moi, désolé.
Vexée, la fille se détourne enfin de lui et rejoint le jardin à la recherche d'un autre musicien à son goût et davantage disponible.
Les garçons sortent de la cuisine, traversent le salon rempli et découvrent que la porte de la salle de bain, où Elijah comptait le faire jouer, est fermée. Un regard en arrière suffit au jeune homme pour s'assurer que la fille ne les suit pas et il hésite à abandonner l'adolescent ici pour aller rejoindre un groupe de gens qu'il connaît. Le gamin n'a de toutes façons plus ouvert la bouche depuis qu'ils se sont mis en marche et il devine qu'il est terrorisé à l'idée de jouer devant un musicien bien plus aguerri que lui. Il a d'ailleurs bien dit lui-même qu'il ne jouait pas très bien, non ? Mais en lui jetant un coup d'œil, il remarque que si celui-ci a le rouge aux joues, il exhale aussi de tout son être un ravissement qu'il ne lui a jamais été donné de voir. Peut-être est-il très humble mais aussi très doué ?
En un regard, Elijah a analysé le salon. Il connaît la plupart des jeunes présents ce soir, et il sait aussi que les filles avec lesquelles il serait susceptibles de se retirer dans un coin tranquille sont toutes aux bras d'un type ou l'autre. Il soupire, mais son souffle est camouflé par la musique ambiante et il profite d'une distraction apportée par une fille trop éméchée qui vient de monter sur la table basse dans l'intention de faire un discours pour attirer Jared dans la cage d'escalier menant aux chambres.
Jared est stupéfait. Déjà qu'Elijah veuille l'écouter jouer, mais plus encore qu'il l'emmène à l'étage. En se laissant traîner à travers la maison, il avait supposé que le garçon et lui allait sortir dans la rue et que là, après avoir marché trente ou quarante mètres, il allait lui demander de jouer. Bien sûr, le bruit allait immanquablement déranger les voisins, qui seraient sortis pour leur demander de foutre le camp et ils seraient retournés à la fête sans qu'Elijah n'ait vraiment pu l'entendre jouer.
Mais là, le jeune homme tente d'ouvrir la troisième porte du couloir de l'étage et, contrairement aux deux premières, celle-ci ne résiste pas. En deux secondes, il se retrouve tiré à l'intérieur et voit la lumière du couloir disparaître en même temps que la porte se refermer devant lui et que deux autres voix se font entendre dans l'escalier.
— Chut, lui intime Elijah en tâtonnant dans le noir.
Grâce à la faible lumière des lampadaires trouant les rideaux blancs, Jared le voit tourner la clef dans la serrure. Une seconde après, la clinche tourne sur elle-même puis les voix s'éloignent à la recherche d'une autre chambre où consommer leurs désirs éthyliques.
Tâtonnant toujours, le garçon trouve l'interrupteur et appuie dessus. La pièce où ils sont enfermés doit être une sorte de chambre d'amis. Les murs d'un vieux rose auraient bien besoin d'un coup de peinture neuve, deux tableaux représentant des paysages campagnards sont accrochés aux murs, un bouquet de fleurs séchées prend la poussière sur une commode en bois laqué et un lit deux personnes recouvert d'un édredon vert très pale et encore froissé occupe la majeur partie de la petite pièce.
— Bon, tu me fais écouter ça ? questionne Elijah en lui tendant son étui à guitare.
— Je suis vraiment débutant, se justifie encore Jared en avançant malgré tout la main.
— Oui, bien sûr, pas de problème. Allez, te fais pas prier, la fête nous attend, reprend-il en voyant que le garçon hésite toujours.
Jared prend alors l'étui, le pose sur le lit et en sort la guitare rutilante. Elle est au moins mille fois plus belle que la sienne. Et autant de fois plus chère. Il passe la sangle dans son dos, caresse son manche, pince une corde. Les poils de son dos se hérissent, il a l'impression de faire une chose hautement érotique et se sent tel un mari adultère.
En reculant d'un pas, le garçon sent ses jambes buter contre le lit et il s'y laisse tomber. La guitare posée sur le genou, le manche serré trop fort dans la main, il se met à jouer.
C'est la première fois qu'il joue sur une autre guitare que la sienne et il entend immédiatement qu'elle est mieux accordée. Les sons qu'il produit ainsi le perturbent un peu et ses doigts s'emballent. D'un regard bref il s'excuse auprès d'Elijah et reprend aussitôt le morceau qu'il connaît par cœur.
Quand il termine, Elijah se laisse tomber à coté de lui en sifflant entre ses dents.
— Et t'as jamais pris de cours, c'est ça ?
— Non.
— Ben mon vieux. C'est vraiment pas mal pour un débutant.
Il s'étend sur le lit, les bras en croix et ferme les yeux quelques secondes en battant la mesure avec ses doigts sur l'édredon avant de les rouvrir pour les poser sur l'adolescent malingre qui a à peine bougé et qui tient dans ses bras la guitare qu'il lui a confiée comme s'il s'agissait du plus beau des trésors.
— Ça fait six ans que je joue, j'ai pris des cours avec les meilleurs profs de la région, je m'entraîne tous les jours, mais j'ai l'impression d'être hyper nul à côté de toi qui a appris tout seul.
— Ça fait un an que j'ai ma guitare, s'excuse presque Jared à mi-voix.
— Un an que tu tâtonnes dans ton coin et tu joues comme ça ? Rah ! Je me sens encore plus nul, se plaint le jeune homme en se prenant la tête des deux mains et en roulant sur lui-même.
— Mais non, tente en vain de le rassurer Jared. J'ai adoré ta façon de jouer. Je...
Elijah vient de lui rentrer dedans en bougonnant. Leurs hanches se sont heurtées violemment et l'adolescent a bien failli en lâcher la précieuse guitare. Mais Elijah n'a rien remarqué, à moins qu'il n'en ait juste rien à faire. D'un mouvement rapide, il se redresse et, à genoux sur le lit, se place dans le dos de Jared.
— C'était très bon, mais il y avait quand même quelques fausses notes et deux-trois lenteurs.
Recouvrant la main de l'adolescent de la sienne, il la replace sur le manche.
— Reprends, je te guide, impose-t-il en lui glissant dans l'autre main un médiator qu'il sort de sa poche.
Concentrant toute son attention sur le mouvement de ses doigts, Jared entame à nouveau la mélodie. L'ayant déjà entendue de sa main, Elijah l'accompagne, déplaçant parfois ses doigts de presque rien. Anticipant les erreurs faites la première fois, il les corrige avec quelques explications simples et le morceau est reprit cinq, dix, quinze fois, jusqu'à ce qu'il soit parfaitement interprété.
Très excité, Elijah se tourne vers Jared, leurs deux mains toujours entremêlées autour du manche, leurs visages à peine séparés de quelques centimètres. Le sourire qu'il affiche est franc, honnête.
— Laisse-moi faire, susurre-t-il, laisse-moi faire et je ferais de toi un Dieu.
Les semaines qui suivent, Jared est invité à chaque répétition que programment Feargus et Elijah dans le garage de l'un ou le sous-sol de l'autre. Si au début, Feargus n'est pas très emballé à l'idée d'intégrer un débutant à leur groupe, la réaction de Hannah, ravie de voir son petit frère se faire des amis, et la rapidité d'apprentissage du frangin ont tôt fait de gommer ses inquiétudes.
Des trois garçons, Feargus est celui qui joue depuis le plus longtemps, mais également celui qui maîtrise le plus d'instruments différents. Guitare, violoncelle, piano, basse, batterie, et même un peu de flûte. Tout son temps libre depuis ses sept ans est occupé par la musique et il n'en est pas à sa première formation musicale amateure. Impatient de pouvoir se produire sur de vraies scènes et mal à l'aise à l'idée d'être amené à accompagner Elijah au chant en sa qualité de guitariste, il abandonne volontiers son poste à Jared dès que celui-ci s'en montre digne et se retrouve propulsé derrière les caisses. Avec un batteur, deux guitaristes et un chanteur, leur formation ressemble presque à un véritable groupe. Si seulement il pouvait enseigner la basse à Jared. Mais le garçon ne semble sensible qu'aux conseils prodigués par Elijah.
Pendant trois mois, les garçons se réunissent deux à trois soirs par semaine pour perfectionner leur répertoire. Jared et Elijah passent aussi le double de ce temps ensemble et la vitesse d'apprentissage de l'adolescent n'en fini pas d'épater son professeur.
— Je n'aurais bientôt plus rien à t'apprendre, se plaint-il un jour en s'asseyant sur une caisse en bois dans la cave que ses parents lui ont laisser aménager en studio de répétitions.
— Tu plaisantes ? s'étrangle Jared en déposant la guitare qu'il a en main. Je t'arrive pas à la cheville. Et t'as promis de faire de moi un Dieu, lui rappelle-t-il en se plantant fièrement devant lui, les mains sur les hanches. Si t'as peur que je te dépasse, bosse plus pour rester le meilleur, parce que je te lâcherai pas avant que ce soit fait.
Son air arrogant fait sourire Elijah qui se remet debout d'un bond.
— Quel morveux, s'amuse-t-il en lui attrapant les épaules au moment où il lui met un coup de la jambe dans le creux des genoux.
Comme il l'escomptait, les jambes de Jed se dérobent sous lui et il l'accompagne jusqu'au sol en lui maintenant fortement les épaules.
— Apprends à respecter tes aînés, lui intime-t-il en posant son pied nu sur son ventre, un sourire aux lèvres.
Au fil des semaines, ce genre de taquineries est devenu monnaie courante entre les garçons, si bien que quand Feargus pousse la porte pour les découvrir tous deux au sol, Jared accroché au mollet d'Elijah dans une tentative désespérée pour, semble-t-il, le mordre, il ne souffre même pas d'un temps d'arrêt.
— Les mecs, annonce-t-il avec l'air le plus ravi qu'aucun des deux ne lui ai jamais vu. Je nous ai eu un contrat !
— Quoi ?
— C'est pas vrai ?!
En moins d'une seconde, les garçons abandonnent leur combat et se précipitent sur lui, mille questions à la bouche.
Ne pouvant résister à leurs assauts combinés, il est projeté dans le vieux divan qui faisait jadis le bonheur de Mr et Mrs Eilacin, avant que ceux-ci ne tombent sous le charme d'un tout nouveau modèle et n'autorisent leur fils à descendre celui-ci dans son studio.
Qui ? Où ? Quand ? Comment ? Combien ? Les questions fusent et Feargus est obligé de hausser la voix pour les faire taire.
— Mon oncle a un ami qui organise une fête d'entreprise pour Noël et il cherchait un groupe. Il lui a parlé de nous et il lui a fait écouter notre reprise d'Héroïne. Apparemment le mec à adoré. Il veut nous rencontrer vendredi pour parler fric, mais d'après mon oncle, c'est dans la poche.
— Il va nous payer ?
— C'est un vrai contrat, alors ?
— Mais c'est dingue !
— Fear, je t'adore !
Un baiser claque sur le front du jeune homme et tous se remettent à parler en même temps, surexcités.
Ce soir-là, Jared ne peut s'empêcher de penser encore et encore à cette nouvelle incroyable. Donner un concert, le soir de Noël en plus, alors qu'il ne fait partie du groupe que depuis deux mois, c'est presque trop beau pour être vrai.
Une chose lui déplaît, pourtant, sans qu'il ne soit capable de comprendre pourquoi. Ce baiser donné à Feargus par Elijah, a fait naître en lui un sentiment désagréable qu'il ne parvient pas à identifier.
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