Chapitre 1


Je pousse violement le battant de la porte pour enfin sortir de cette interminable soirée. Le froid mordant de ce début d'année 1965 est brutal, tout comme les pensées qui traversent mon esprit enfiévré.

Je tente de reprendre contenance, mes mains manquent d'assurance, dans un bruit assourdissant, ma boîte à cigarette tombe en s'ouvrant sur le pavé. Au moment même, où je m'agenouille pour la récupérer, j'entends sa voix, un frisson de confusion parcourt mon échine. Je m'oblige à cacher mon trouble sous une expression factice de provocation.

— Tu ne devrais pas fumer, c'est mauvais pour la santé.

— En quoi ça te regarde ! répliqué-je sur un ton que je souhaitais ferme et affirmé.

Avec des gestes précis et calculés, je me relève, restant de dos, en tentant maladroitement de sortir une cigarette de mon étui. Je l'allume, puis me tourne vers lui et rejette une grosse bouffée dans sa direction.

Il pousse la fumée, en esquissant un sourire de défi.

Je soupire agacée, j'espérai pourtant que mon indifférence de ce soir l'aurait suffisamment dissuadé de tenter quoique ce soit de nouveau. Mais comment être crédible, après cette nuit-là...

Notre première rencontre avait eu lieu près de Iach, falaise majestueuse, déchiquetée par les embruns et façonnée par le climat du Sound of Mull.

Iach se trouvait dans une réserve naturelle, magnifique, tout en courbes et en dénivelés, entourée par une brume persistante donnant l'impression d'être dans un autre monde.

Ce sfumato aussi envoutant qu'il pouvait l'être, était responsable d'imprudences de la part de conducteurs négligents. Niall l'avait été, c'était certain !

Quand je le rencontrais, il était sur place depuis plusieurs jours, prenant des clichés pour un reportage photo sur les oiseaux marins et la faune locale.

Il avait embourbé sa voiture dans une tourbière et grillé le moteur en s'entêtant à la faire avancer sans y parvenir.

En visite dans ma famille dans le village côtier en contrebas, j'avais aperçu ses phares dissimulés par des hautes herbes, et lui avait proposé mon aide.

Après un long moment de surprise, ses yeux s'attardèrent sur moi (mon pantalon, ma coupe à la garçonne...) et un peu trop longtemps sur mes mains, il hésitait...

 Mais finit par me laisser regarder son véhicule.

Les mains dans les poches, du haut son mètre quatre-vingt-cinq, ses cheveux couleur de feu en bataille. Il m'observait, de forts doutes dans la voix.

— Vous êtes sûre de savoir ce que vous faîtes. Pas que je remette en question vos compétences, mais ce n'est pas très commun une femme dans ce genre de profession !

Un soupir et un regard noir plus tard, il se tut.

Comment lui en vouloir ?

Ce type de comportement était devenu si banal qu'il n'était plus offensant, même quand il venait de ma famille.

Comme ces quelques mots, tout droit sortis de la bouche de mon père, grand conservateur écossais et esclavagiste féminin.

« Mécanicienne, on aura tout vu ! trouves toi un mari et fait lui des gosses, plutôt que de prendre la place des honnêtes gens. ».

A l'Usine près de Birmingham, où j'étais employé depuis trois ans, je continuais à essuyer des brimades de la part de mes collègues masculins qui n'hésitaient pas à me faire comprendre que je ne ferai jamais parti des leurs...

Au cours, de cet après-midi-là, je revenais de Glencoe par les petites routes accidentées, accompagnée de Jawell, mon cousin, pas le plus vif, malheureusement. Car, quand je compris qu'on ne pourrait pas sortir la voiture sans aide et sans la remorquer, je l'avais commissionné pour aller chercher mon oncle près d'ici. Mais après plus d'une heure sans nouvelle, le haar devint opaque et la visibilité fut réduite, je sus que nous avions perdu le seul moyen de transport encore viable et que Jawell ne reviendrait pas de sitôt.

J'avais donc proposé à l'inconnu, de rejoindre la maison du garde-chasse, avant que la nuit n'arrive, c'était ce qui m'avait semblé sur le moment être le plus raisonnable.

Niall était un compagnon d'infortune agréable, drôle et plein d'entrain. Mais c'était surtout un charmeur invétéré, rien qu'à le regarder, on le comprenait.

Il tenta infructueusement sa parade amoureuse sans se décourager.

— Allez ! soyez sympa, dites-moi pourquoi, une  jolie fille comme vous est seule.

— Je suis sûre que sous vos dehors de Sainte-nitouche froide et inaccessible, votre petit cœur ne demande qu'à aimer...

Au début, je ne répondis rien. Ce qui l'incita à devenir insistant.

Je me résolus à lui donner une réponse courte et honnête.

— Je ne veux pas me marier, le mariage m'enchaînerait à un homme et je veux rester libre.

Il devint tout à coup songeur et me dévisagea comme s'il me voyait pour la première fois.

Puis, l'on marcha dans un silence presque religieux, n'entendant que les bruits de la nature et de ses habitants. Ce silence était entrecoupé par les « clics » de son appareil argentique. J'observais, attentive son visage et sa gestuelle précise, ressemblant à une danse muette et poétique. Tout en grâce et en beauté. Il se dégageait de lui un calme et une plénitude comme s'il ne faisait qu'un avec son environnement, celui-ci avait pris entièrement possession de son corps et de son âme. C'était un spectacle captivant, mon regard resta figé de longues secondes sur lui, m'obligeant à plusieurs reprises à me raisonner. Tout en moi criait qu'il était dangereux de rester...

Près de notre destination, il se montra de nouveau enjôleur. J'étais tiraillée, détestant ce qu'il provoquait en moi. J'aurai dû fuir, j'étais si faible, oui, bien trop faible. Son attractivité magnétique me rapprochait irrémédiablement de lui.

Mes résolutions furent insuffisantes, malgré mes rejets lors de ses premières tentatives, sa cour assidue eue raison de ma lutte. Je dérapais, et commis une immense erreur.

Quand Ewenn, le garde-chasse, nous offrit l'hospitalité. Je déclinais son offre, mais acceptait bêtement de prendre quelques verres sur la terrasse en attendant mon oncle.

Contemplant, le paysage au bord du sommeil qui se dessinait devant nous et ses couleurs diluées crépusculaires se reflétant dans le loch. L'euphorie du moment me fit perdre tout sens commun. Celui-ci délia les langues, assis l'un près de l'autre, échangeant des confidences d'un autre temps, nos lèvres se touchèrent. L'arrivée de mon oncle mis fin à ma conduite absurde et je revins à la raison. Dès le soir même, je fis le choix d'écourter mon voyage, partir sans me retourner était ma seule solution. J'avais bien sûr pensé à lui après cet incident, mais j'avais tout essayé pour l'oublier, jusqu'à aujourd'hui....

Ce soir, dès que j'avais aperçu Niall, j'avais assisté à ce repas sur pilote automatique, en tentant du mieux que je le pus de ne pas rentrer en contact avec lui. Tous ces efforts avaient été vains...

Je le vois à présent se rapprocher dangereusement de moi, je fais un pas en arrière. Sa haute silhouette envahit mon espace vital, j'étouffe, son odeur de whisky mêlée à l'odeur de la terre humide s'insinue en moi me rappelant les grandes plaines verdoyantes aux chemins sinueux et impraticables d'Ecosse. Cette immensité dans laquelle, je rêve de me perdre encore... le virus de l'amour, cet amour incommensurable et profond pour mon pays, car il est comme moi, indomptable et sauvage.

Je me refuse à laisser cet homme, me faire douter, de ma vie, de mes choix, de mes sentiments, abandonner cette liberté chèrement acquise, céder serait oublier tous mes sacrifices pour être légitimée dans ma carrière en tant que femme. Je ne peux pas le laisser diriger ma vie...Je ne ferai pas la même erreur deux fois.

Je fais claquer ma langue et m'apprête à partir quand il me retient. Mon regard azur plonge dans le sien, sa chevelure flamboyante se découpe dans la neige immaculée, mon cœur cogne contre mes côtes. Il rapproche son visage. Le tintement de la sonnette de la porte me sort de mon engourdissement énamouré et brusquement je le repousse. Il vacille quelques secondes surprit par ma réaction puis me dit d'une voix suave avec un fort accent des Highlands qui ferait même fondre la banquise en Alaska.

— Toi et moi, savons que nous sommes destinés à nous retrouver, tu ne pourras pas fuir indéfiniment.

Je roule des yeux devant ses paroles qui dans sa bouche sont vides de sens. Le charme des jours anciens est rompu... C'est ce que j'aime à croire surtout !

— Ah ! Je n'ai pourtant pas eu cette impression ce soir...

Dit la fille, qui m'a ignoré toute la soirée et ne sait pas ce qu'elle veut.

— Je...je n'ai pas de compte à te rendre, je relève la tête et le fixe droit dans les yeux, ce que je veux ne regarde que moi et ça ne t'inclus pas !

— Mais quelle mauvaise menteuse, tu fais ! lass.

— Ne prends pas tes rêves pour la réalité ! va plutôt retrouver, Bonnie. Je suis sûre qu'elle t'attend cuisses écartées ! dis-je, furieuse.

Je me retourne près à partir quand ces quelques mots m'interpelèrent.

— Où sont passé, tes bonnes manières ! rigole- t-il, puis, il lança d'une voix plus sérieuse. Arrête de faire comme si on ne se connaissait pas ou même comme si rien ne s'était passé.

Je me mets à l'écart, les bras croisés, et lui répond pleine de colère contre moi-même.

— Toi et moi, c'est impossible ! Je ne veux pas de mari et tu le sais.

— Oui ! il mime avec ses doigts des guillemets « mariage » synonyme d'aliénation. Mais, ça tombe bien, je ne veux pas être ton mari !

— Alors, laisse-moi tranquille et va retrouver cette whore de Bonnie. Crié-je, avec un regard dur.

— Tu es en train de me faire une crise de jalousie ?

Je triturais mes mains pour ne pas le frapper, tellement la colère était forte. Il me faut retrouver un tant soit peu de calme pour lui répondre.

— Tu rêves encore, c'est certain. Car, personne un tant soit peu censée peut- être jaloux de Bonnie.

— Ah...Ah, alors d'après toi, je suis stupide.

— Non, juste comme tous les autres !

— Développe, je t'en prie ta théorie m'intéresse.

— Se sera rapide, tu vas vite comprendre. Étant donné que seul le bus ne lui est pas passé dessus !

— En effet, ça explique tout. Je m'en vais de ce pas lui passer dessus alors, hasarda-t-il, exaspéré.

— Tu es vraiment qu'un...je me mords la lèvre pour ne pas lui lancer des obscénités.

— Ne le garde pas pour toi ! fait moi partager les doux mots que tu voulais me dire. Et puis, ce n'est pas comme si tu étais une frêle et innocente jeune fille. A moins que, j'ai raté quelque chose...Dans ce cas, je veux voir ta ceinture de chasteté, ma chère Sœur ! demanda Niall.

— Espèce d'asshole, je vais te tuer ! l'invectivé-je

Je me jette sur lui et lui assène des coups au thorax, tout en hurlant de désespoir. Il les esquive et me retient les poignets.

— Arrête ! je plaisantais, calmes toi. Il veut me serrer contre lui mais je le bouscule et il perd un moment l'équilibre, me laissant le temps de partir.

Je cours à l'aveugle, mais Niall me rattrape et me plaque, contre le mur d'une ruelle adjacente, près du restaurant. Je me débats en vociférant. Je suis si blessée, mon âme souffre. Je pleure en secouant la tête dans tous les sens.

— Je t'en prie. Je ne voulais pas te...

— Dégage !

— Écoute-moi, je regrette, je le mors pour qu'il me lâche, aïe ! il secoue sa main et réplique. Je reconnais, je l'ai mérité dit-il.

Il lève les bras en signe de reddition et se recule. Je tente de récupérer ma respiration, mes larmes continuent de couler.

— ­Je te demande quelques minutes et après tu as ma promesse que je te laisserai et ne viendrai plus jamais te voir, même si on devait se recroiser.

Je garde le visage baissé. Son ton semble dur et sincère.

— Je n'aurais pas dû te pousser à bout. Je regrette vraiment. Il faut que tu saches que Bonnie ne m'intéresse pas. Depuis Iach, je ne pense plus qu'à toi. Même si tu es une véritable furie et une enquiquineuse.

Je lui renvoie un regard meurtrier et chuchote « Fuck thu » et il rigole.

— Voilà ! mais dès le départ j'ai senti cette alchimie entre nous, je sais que toi aussi.

J'en ai assez entendu et me prépare à le pousser pour partir.

— Attends ! je veux juste que tu entendes ce que j'ai à te proposer.... Pas de mariage, je te le promets. Ian fait son enterrement de vie de garçon, dans 15 jours ici à Londres. Je dois partir le lendemain pour un safari photographique en Afrique, accompagné d'un anthropologue qui étudiera les grands singes et d'autres scientifiques pour une durée de 6 mois. C'est une mission de grosse envergure, j'ai besoin de toi... je me retourne, lui semble déstabilisé et se racle la gorge.

— Attends ! Nous avons besoin d'une équipe de mécaniciens car nous serons amenés à beaucoup nous déplacer et nous ne pouvons pas prendre le risque d'être retardés.

Je lève un sourcil interrogateur.

— Tu as besoin de mes compétences en mécanique ? rien d'autre ?

Il semble gêné, passe une main dans ses cheveux.

— Tu te fou de moi, comme si les personnes qui t'accompagnent accepterait de prendre une femme, je croise ses yeux et j'ai ma réponse. J'ai raison c'est juste un p... de stratagème pour que je reste, laisse-moi partir ou je hurle au viol.

Il se rapproche et je fais le signe que je vais hurler s'il continue.

— Tu as raison, je ne sais pas s'ils vont accepter. Mais je jure que je ne leur laisserai pas le choix et n'irait pas s'ils refusent. J'ai besoin de toi et ne pourrait pas passer six mois de plus sans te voir. Je ne t'obligerai à rien, même sur place, tu seras libre...

Il s'écarte pour que je parte. Je m'empresse de le quitter, serrant mon trench contre ma poitrine, me retourne et le regarde un instant avant de courir. Son regard suppliant s'inscrit en moi.

Je reste prostrée au sol à une rue de là, sa proposition tourne en boucle dans ma tête. Je n'arrive pas à me décider, abandonner tout pour risquer de tout perdre ou me contenter de ce que j'ai, au prix de tant d'années de souffrances....

Je mets mon visage dans mes mains et m'abandonne à l'incertitude et au chagrin.

Quelques minutes passent et je décide de retourner vers le restaurant, je lui dois une réponse. Près de la devanture, dans la ruelle, autour pas de trace de lui. Je cours dans tous les sens à sa recherche, crie son nom sans succès... Démoralisée, les bras ballants, je me décide à repartir vers ma voiture, quand j'entends qu'on m'appelle. Je le vois et reste un moment, interdite. Puis, m'avance vers lui pleine d'assurance.

— C'est d'accord !

Il sourit de ma réponse. Je poursuis et me retrouve face à lui, il esquisse une moue indécise mais garde le silence. Je lui attrape sa cravate pour lui faire baisser la tête.

— Je te préviens au premier coup fourré, je t'émascule ! soufflé-je dans son oreille.

En réponse, il ricane.

— Bien sûr, ma douce.

Ensuite, je prends son visage en coupe dans mes mains et l'embrasse éperdument, m'accrochant à son cou comme si ma vie en dépendait.  Puis,  m'enfuis le laissant seul et désarçonné au milieu de la route.

Lexique gaëlique :

Iach: sauvage

Lass: Fille

Haar: Brouillard écossais

Whore: Pute

Asshole : Connard

Fuck thu : je t'emmerde

+ sfumato : terme italien (technique de flou en peinture inventée par Léonard de Vinci) si besoin de plus de précisions, n'hésitez pas à venir en PV . 

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