Réminiscences
Je rentrerai chez moi en fin d’après-midi.
Les horaires de mon TGV étaient fixés et j’avais déjà prévu mon retour dans mes 30 mètres carrés miteux d’ici la tombée de la nuit. J’étais restée quelques jours dans ma ville natale pour m’aérer l’esprit et retrouver les sites et commerces de mon enfance. Il me restait ainsi un peu moins de trois heures pour profiter une ultime fois des embruns et de la brise marine avant de retrouver l’agitation de la capitale. Je m’installai en hauteur, sur le parapet rocheux qui surplombait la côte malouine et entamai le sandwich que je m’étais réservée. Une bouteille d’eau à moitié vide était placée entre un goéland mesquin qui m’observait avec un drôle d’air et moi.
Une violente bourrasque vint me râper la joue et tordre mes lunettes. Déséquilibrée par le vent, ma boisson glissa sur les pavés dans un bruit dissimulé par celui des vagues. Je me retournai promptement sur le muret pour la ramasser avant qu’elle ne s’envole pour le septième continent. Dans mon geste, je discernai deux enfants, main dans la main, avançant gaiement vers la Chaussée du Sillon. Ils devaient à peine avoir intégré l’école primaire. Les mômes passèrent devant moi en bavardant. Je pus distinguer cette flamme vive et innocente, qui m’était si familière, scintiller dans leurs pupilles.
Et un visage surgit dans mon esprit.
Erwan.
Lui et moi avions fait connaissance à une époque dont je ne conservais que de brefs flashs.
A seulement cinq ans, nous avions, à nous deux, incité une trentaine de nos camarades à venir décorer un pan de mur de notre salle de classe, sous l’autorisation préalable des adultes encadrants. Le résultat, bien qu’abstrait, psychédélique et un tantinet médiocre, – caractéristique des œuvres d’élèves de maternelle me diriez-vous – avait été apprécié par nos enseignants et leur avait insufflé l’idée d’une grande fresque collaborative. Le concept avait donc perduré du côté de nos aînés, dans l’école primaire adjacente. Erwan et moi nous étions ainsi jurés que nous deviendrions peintres et que nous ne nous séparerions jamais. Je conservais toujours précieusement ces souvenirs que ma mère avait fait développer sur papier glacé, dans un carton où d’autres clichés étaient superposés. Ces images imprimées faisaient dorénavant émerger quelques bribes de souvenirs dans mon esprit lorsque mon regard se posait dessus, tout comme ces deux bambins, dans mon champ de vision, qui s’éloignaient peu à peu.
Mais une autre illustration fleurissait dans ma mémoire à cet instant. Une peinture ocre aux teintes automnales, telle une aquarelle qu’un artiste aurait, sur son établi, laissé sécher au soleil. Une image inédite qui résonnait en moi comme une berceuse enfantine, accompagnée d’une mélodie simple au piano. C’est ce que m’évoquait tout à coup ces deux êtres insouciants, à quelques mètres de moi.
De quand remontait la dernière fois que j’avais pensé à Erwan ?
Je le revoyais, ses grands yeux d’ébène levés vers le ciel et son sweat à capuche bleu-nuit sur le dos. Ses bouclettes brunes lui retombaient sur le front à chaque fois que le vent, de son souffle glacé, faisait irruption dans le jardin où nous disputions des parties de tennis. Notre niveau était équivalent. Ainsi nous pouvions passer des fins d’après-midi entières à s’échanger des balles molles datant d’une autre époque, qui pourrissaient dans son garage, jusqu’à ce que mes parents m’astreignent de quitter sa résidence pour pouvoir rentrer chez moi. Parfois, la pluie s’abattait sur la région et je me retrouvais contrainte de me réfugier chez lui. Son père nous concoctait immanquablement un petit chocolat chaud revigorant tandis que nous nous installions confortablement sous des plaids, devant des longs métrages animés.
Je levai les yeux. Les deux enfants avançaient sur les pavés d’un pas rapide. Ils auraient disparu d’ici moins d’une minute. Leur passage m’avait semblé si bref que cela venait à me surprendre. Ils distançaient leurs parents en manquant de peu d’emprunter le mauvais chemin.
Il nous était arrivé une mésaventure similaire en milieu de CM2. Un voyage scolaire avait été organisé par l’équipe pédagogique de notre établissement dans une commune isolée de Corrèze, à cette époque-ci de l’année. Nous logions dans un château médiéval aménagé en compagnie d’élèves d’écoles plus ou moins éloignées. Le séjour s’était déroulé sur deux semaines de cours complètes et avait été ponctué d’activités variées.
Un soir, alors que nos camarades se divertissaient de manières distinctes, Erwan et moi avions trouvé particulièrement malin de nous enfuir dans le village sans en avertir quiconque. Nous nous étions retrouvés sur une lande déserte, à plus d’un kilomètre de notre résidence. Titillés entre une panique chronique – un simple blaireau nous avait fait croire à nos derniers instants – et une soif nouvelle d’aventure, nous avions suivi un sentier de terre qui s’enfonçait dans la nature. Nous marchions doucement, pour éviter les animaux sauvages, bien que le plus dangereux que nous ayons croisé jusque-là était justement ledit blaireau. Les branches craquaient, les feuilles se froissaient et une caravane de collection s’arrêta non loin de nous. Des hippies descendirent du véhicule en apercevant les idiots désorientés que nous étions. Ils vinrent nous demander des précisions sur notre situation, ce par quoi nous répondirent par des borborygmes hésitants. Ils durent vaguement comprendre dans quel pétrin nous nous étions retrouvés et nous proposèrent de nous raccompagner.
Voilà comment de fervents défenseurs de John Lennon ont secouru deux enfants de dix ans en 2003. Je me surpris à esquisser un sourire simplet rien qu’à la pensée de cette épopée
Où était Erwan désormais ?
Nos chemins s’étaient séparés vers le début de notre seconde année de collège, dû au déménagement résultant de la mutation professionnelle de sa mère. Nous avions gardé contact un temps, puis...
Plus rien.
J’avais supposé que c’était ça que de grandir : Faire des rencontres, évoluer, puis tisser de nouveaux liens quitte à laisser derrière soi les connaissances d’autrefois. Cette vision-ci ne m’avait pas particulièrement déplu en premier lieu, mais ce jour-là, j’aurais tout donné pour savoir ce qu’il était devenu.
De nouveaux visages fulgurants m’apparurent successivement. Je ne me rappelais plus le nom de la moitié d’entre eux, mais ils étaient tous accompagnés de sensations lointaines que je perçus telles de puissantes vagues de nostalgie. Elles me submergeaient.
Les écoliers avaient poursuivi leur chemin en longeant la plage, puis s’étaient volatilisés. Seule une femme d’une trentaine d’années cavalait dans la même direction que les jeunes gens. A cette vitesse, il était clair qu’elle ne profitait pas du paysage maritime qui s’offrait à elle. Elle s’apparentait à tous ces employés pressés, pris par le temps, qui ne s’accordaient plus une seule seconde pour eux-mêmes. Je faisais partie intégrante de cette catégorie. Je réalisais à cet instant que la partie la plus importante de mon existence, je l’avais passée ici...
En fin de compte, je partirai de chez moi en fin d’après-midi.
L'enfance est un lieu auquel on ne retourne pas mais qu'en réalité on ne quitte jamais.
Rosa Montero
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