Printemps 2017 - deuxième partie.
Charlotte pose une tasse devant moi, fumante, et porte la sienne à ses lèvres. Je regarde le thé se diluer dans l'eau et former un liquide foncé. Elle s'assoit sur le siège en face. La maison est silencieuse. Tout le monde est à l'école, et nous n'ouvrons pas la boulangerie avant deux bonnes heures.
J'ai compris en me levant ce matin que j'aurais le droit à une conversation avec ma sœur. Je savais que je n'allais pas y échapper. En apparence, je suis redevenu comme avant. Le Louis gentil, attentionné et toujours là pour sa famille. Mon rôle a beau marcher sur les plus jeunes de mes frères et sœurs, je sais que Charlotte et Félicité ne sont pas dupes. Elles voient que, derrière le masque que je me créer, je ne vais pas bien du tout. Que tout est en train de s'effondrer sous mes pieds,
Elles savent parce qu'elle m'ont déjà vu dans cet état lamentable. Ce printemps, en Mai. D'un côté, c'est différent. Presque pathétique, de pleurer pour un garçon. Mais je ressens le même vide, la même sensation que vivre n'est plus qu'une corvée.
Le seul moment où je me sens un peu moins minable, c'est quand je passe du temps avec ma famille. Les jumeaux, surtout, ont le don pour me faire rire et tout oublier l'espace de plusieurs heures.
Charlotte a le regard posé sur moi, elle attend que je prenne la parole. Elle ne m'a jamais forcé la main sur quoi que ce soit, mais elle me fait bien comprendre que je ne peux pas continuer à m'enfermer dans mon silence ou pleurer la nuit dans mon coussin ou sous la douche en croyant que personne ne remarque mes yeux rougies.
– Je ne veux pas que vous vous inquiétez pour moi, vous avez d'autres choses à faire que ramasser les morceaux brisés de votre grand-frère.
Je laisse un échapper un rire léger et redresse le visage vers Charlotte, elle n'a pas l'air de trouver cela drôle du tout. Mes doigts se referment autour de ma tasse que je porte à mes lèvres pour éviter le regard sérieux de ma sœur.
– Louis, ce n'est pas parce que tu es l'adulte de la maison que tu n'as pas besoin d'aide. Peut-être même que de nous tous, c'est toi qui en a le plus besoin.
– Et pourquoi ça ?
– Tu endosses toutes les responsabilités, tu t'occupes des jumeaux, tu t'acharnes au travail, tu ne dors presque pas -encore moins ces temps ci-, tout ton salaire passe dans la maison, les courses, le médecin...
– C'est à ça qu'il me sert.
– Sérieusement Lou, à quand remonte la dernière fois que tu as pris du temps pour toi ?
Cette fois, c'est un rire jaune, ironique qui me sort de la bouche. Je pose ma tasse un peu trop brusquement sur la table et passe une main dans mes cheveux en désordre. Cela fait longtemps que je ne sais plus ce que cela veut dire, prendre soin de moi. J'ai arrêté d'essayer, et j'ai comblé ce manque en protégeant ma famille. Au moins une chose que je sais encore faire, même si j'ai l'impression de plutôt les laisser tomber en ce moment.
Mais Charlotte n'est pas de cet avis, du haut de ses dix-huit ans, elle ne cesse de me rappeler que j'en fais trop et que je vais finir par réellement craquer. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que je ne peux pas être plus au fond du trou qu'à présent. Je me tue au travail et à veiller sur chacun de mes frères et sœurs pour ne pas définitivement sombrer.
– Si maman était là...
– Mais elle n'est pas là, ok ?! Elle n'est plus là !
Ma voix s'élève presque dans un hurlement brisé pour l'interrompre et mon regard lui lance des éclairs. Elle se coupe brusquement et se recule d'un pas, surprise de mon énervement soudain. Je n'ai pas pu me contrôler, tout comme je ne peux retenir les larmes qui me montent aux yeux ou les battements douloureux de mon cœur. J'aimerais l'arracher parfois, pour qu'il cesse un instant de me faire aussi mal et de me rappeler que je suis encore vivant et que ma mère n'a pas eu cette chance.
Charlotte semble comprendre que je ne voulais pas crier contre elle, que je ne suis pas véritablement énervé, juste dépassé et contrarié. Car, elle descend de sa chaise et me prends dans ses bras. Au début, je ne bouge pas et je ferme les paupières pour ne pas pleurer. Mais quand je passe mes bras autour d'elle et que ses doigts caressent mes cheveux, je me mets à sangloter, parce que notre mère faisait cela aussi. Je m'accroche à elle, je me montre vulnérable et je ne cherche plus à construire des barrières entre nous.
Nous restons ainsi, enlacés un long moment, ma sœur embrasse mon front et je pleure chaudement contre son épaule. Ce n'est pas humain d'autant souffrir. Quand nous nous reculons, elle prend mon visage entre ses mains et je remarque que ses joues sont aussi humides que les miennes.
– Je suis désolé, je ne voulais pas te hurler dessus, je suis désolé...
– Ce n'est rien, tu en avais besoin.
– Tu... Je renifle et baisse les yeux. C'est juste que... Je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas sans elle et... je fais tout de travers. Elle me manque affreusement et je ne pourrais jamais être à la hauteur, je ne pourrais jamais la rendre fière de là où elle est, je lui ais fait la promesse pourtant... je me suis juré de vous protéger, de vous aider et vous aimer. Je suis prêt à tout sacrifier pour vous, Charlotte mais... Les larmes coulent encore sur mes joues et chacune emmène un morceau de mon cœur avec. C'est impossible sans elle, c'était le pilier de la famille et j'ai l'impression qu'on est tous en train de s'écrouler depuis cet été et c'est... C'est de ma faute. C'est tellement dur sans sa présence, sans ses bras et ses mots rassurants... Ça me tue de devoir vivre dans un monde où elle n'est pas...
Charlotte pleure aussi, sa lèvre inférieure tremble et ses doigts sur ma peau aussi. Mais j'ai besoin de dire tout ça, j'ai besoin d'en parler et de lui faire savoir ce que je ressens. Je garde ces maux ancrés à l'intérieur de moi depuis tellement longtemps, depuis des mois, que j'ai la sensation d'être prêt à exploser à tout moment.
Depuis la mort de notre mère début Mai, j'ai porté les pleurs, les souffrances et le deuil de toute ma famille. Brisée. Nous n'avions pas de père pour veiller sur nous, nous étions seuls, tous les sept. Je suis l'adulte et il me semble donc normal de prendre le rôle de chef de famille, même si ce n'est pas réellement le cas. Simplement, je les ais écouté pleurer, j'ai séché leurs larmes et je les ai serré tous les six dans mes bras alors qu'ils tremblaient autant que moi.
De mon côté, je n'ai quasiment jamais parlé de ce que je ressentais depuis que son décès nous a été annoncé. Un cancer. Une monstruosité qui vous grignote chaque souvenir heureux et détruit une famille entière. Nous savions que maman était malade, du moins Charlotte, Félicité et moi. Mais nous ne nous étions pas rendus compte à quel point sa maladie avait pris de l'ampleur. Sa maladie avait rongé son corps et son système immunitaire, il n'y avait plus aucun espoir. Elle se mourrait lentement.
Elle le savait, qu'elle allait mourir et qu'aucun traitement ne servait plus à rien. Mais... Elle continuait à aller à l'hôpital, aux chimio-thérapie, pour nous montrer qu'elle se battait, qu'elle n'abandonnait pas, pour nous donner de l'espoir. Mais moi, je passais mes nuits à pleurer parce que je savais pertinemment qu'un jour, elle allait nous quitter définitivement.
Les deux derniers mois, elle est devenue très faible. Elle respirait fort et mal, elle avait des difficultés à marcher ou faire des efforts, elle avait souvent des nausées ou des moments de fatigue, elle dormait beaucoup. Elle ne pouvait plus cacher ça à nos plus jeunes frères et sœurs, elle a mis tout le monde au courant qu'elle était très malade. Ernest et Doris n'ont pas bien compris sur le moment, ils n'ont pas compris que leur maman allait disparaître pour toujours. Mais, la réalité les a frappé de plein fouet quand elle a dû se rendre à l'hôpital, car elle ne pouvait plus tenir ainsi.
Elle est restée trois semaines là-bas, on allait la voir tous les jours. Moi, je prenais des jours de congés et je passais toutes les heures de visite avec elle. Maman me disait d'aller travailler, mais je n'écoutais pas. Je voulais être avec elle jusqu'au bout.
Puis un matin, aux alentours de sept heures, l'hôpital nous a appelé pour nous dire qu'elle s'était éteinte. Dans son sommeil. A six-heures trente trois.
Et tous les sept, on a cessé de briller aussi.
– J'aimerais tellement qu'elle soit là, pour me dire quoi faire et... J'avance dans le noir, Charlotte, je ne sais pas où je vais, je ne sais pas ce que je fais, je ne sais pas... Je ne suis pas fort comme ça...
– Louis, regarde moi... Regarde moi.
Je lève mes yeux vers elle, la vision troublée par mes larmes. Je passe le dos de ma main sur mes paupières pour les sécher et inspire d'une manière tremblante.
– Tu es le plus fort et le plus courageux de nous tous. Et tu te trompes, maman serait extrêmement fière de toi, que son petit garçon porte sa famille entière sur son dos sans flancher. Moi je suis fière de toi, parce que je ne sais pas si j'aurais été capable de faire tout ça, de garder la tête haute et ravaler mes larmes devant tout le monde. Mais, ce n'est pas grave de pleurer, Louis, ça ne fait pas de toi quelqu'un de faible, au contraire, c'est ta plus belle force, parce que chaque sanglot sera pour maman. Tu es un grand frère extraordinaire, je ne connais personne qui aurait fais le quart de ce que toi tu as fait pour nous, tu te sacrifies déjà tellement... Le travail, le sommeil, l'argent, ton bonheur...
– Mais c'est ce qui me permet de ne pas sombrer, si je ne fais rien...
Charlotte remet une de mes mèches de cheveux en place et hoche la tête avec un sourire léger, triste.
– Tu ne dois pas mettre tes sentiments de côté pour privilégier les nôtres. Toi aussi, tu as le droit de te confier à nous, de parler à cœur ouvert. Moi aussi... Elle soupire. Moi aussi j'aimerais que maman soit avec nous, ce serait tellement plus facile, mais... Elle n'est plus là, et on ne peut rien y faire. Tu ne peux pas en vouloir à l'univers tout le reste de ta vie, tu ne peux pas t'arrêter d'exister pour autant. Justement, tu dois te battre pour garder ce qui te rend heureux.
Je secoue lentement la tête et baisse les yeux au sol, à nouveau. Ma sœur a lâché mon visage pour prendre mes mains glacées et tremblantes dans les siennes.
– Je ne sais plus que ça fait d'être heureux...
– Parce que tu t'empêches de l'être. Tu repousses tout ce qui pourrait t'apporter du bonheur, même si ce sont des personnes...
Je ferme les yeux et inspire doucement, je ne veux pas entendre ça.
– Ce garçon... Harry, je sais qu'il te rendait heureux.
– Charlotte, je commence en soupirant mais elle continue.
– Il te faisait sourire et tes yeux brillaient, ce n'était pas des larmes cette fois, c'était du bonheur. Je te voyais quand tu rentrais le soir de la boulangerie, l'air serein sur ton visage. Tu avais l'air plus léger. Ou quand tu te mettais à pâtisser, ce n'était plus un moyen de t'échapper mais une passion. Et ça, ce n'est pas rien Louis.
Je reprends un souffle difficile et elle serre mes doigts entre les siens. Au fond, je sais que j'ai besoin d'entendre ça, mais je ne parviens pas à m'en convaincre moi-même.
– Je sais que tu as souffert Louis, que tu es tombé sur des purs abrutis qui méritent de pourrir au fond d'un trou. Mais, toi, tu dois avancer et sortir de ce trou, tu dois laisser les autres venir vers toi et te toucher. Bien sûr, en faisant attention mais... Tu ne méritais pas ça, Lou, et lui non plus. Il revenait chaque jour à la boulangerie pour te voir, j'étais presque blessée quand son sourire tombait lorsqu'il voyait que tu n'étais là pour le servir, elle rit et je me mords la lèvre, Il tenait à toi, ça crevait les yeux.
– Ouais, il tenait. Au passé. Parce que j'ai tout brisé, comme j'en ai l'habitude apparemment.
– Il n'est jamais trop tard.
– Ça fait presque quatre mois que je l'ignore Lottie... Je crois que, de toute façon, il est mieux sans moi. Qui voudrait sortir avec un minable ? Il ne perd rien.
Cette fois, ma sœur me donne sans ménagement un coup sur l'épaule et je redresse la tête vers elle en fronçant les sourcils.
– Ne dis pas des choses comme ça !
– Mais c'est vrai, tu l'as vu... je réponds tout aussi vite, il est trop bien pour moi. Trop intelligent, trop gentil, trop beau, trop généreux, trop... je secoue la tête en soupirant. Je ne mérite pas une telle personne. Et... je suis certain qu'il m'a déjà oublié.
– Louis, Charlotte soupire et me redresse le menton pour que je la regarde, comment aurait-il pu ? C'est évident que tu l'as charmé tout de suite. Je suis certain qu'il est tombé pour toi avant même que tu n'ouvres la bouche. Ce n'est pas parce que tu n'as fait que tomber sur de vrais ordures dans le passé que tu n'as pas le droit de vouloir ce qu'il a de mieux pour toi.
– Je le connaissais depuis quelques jours seulement...
– Et parfois, c'est tout ce qu'il faut.
Je secoue la tête et soupire, m'enfonçant dans ma chaise. Charlotte me lance un regard compatissant et pose une main sur sa hanche, tout à fait sérieuse.
– Ne me dis pas qu'il ne t'a rien fait ressentir, je sais que ce serait un pur mensonge.
– Je ne comprends simplement pas comment il a pu une seule seconde s'intéresser à moi.
Ma sœur me donne une petite tape derrière la tête et je grogne, elle embrasse mon front pour me demander pardon puis lève les yeux au ciel. Elle reprend place sur la chaise à côté de moi, boit une gorgée de son thé et je regarde le mien refroidir. Je n'ai plus soif. Je n'ai plus envie de rien.
– Au fond de toi, reprend Charlotte, tu sais que je n'ai pas tord. Tu devrais te laisser une chance Louis, à lui et à vous deux. Je suis certain qu'il n'attend que ça.
Je hausse brièvement les épaules, joue avec la peau de mes doigts. Il m'est plus facile de me cacher la vérité, de faire mine de ne pas la voir plutôt que de l'affronter. Harry me manque affreusement et, si j'en avais eu le courage, nous aurions pu vivre quelque chose de beau. J'en suis certain. Je lui aurais cuisiné des bonnes pâtisseries fondantes et sucrées, il aurait ri de mes blagues idiotes, il m'aurait pris en photo et je l'aurais embrassé entre deux bouchées de cupcakes.
Nous serions heureux.
Mais moi, je n'ai plus l'habitude de l'être depuis si longtemps que j'ai oublié ce que cela veut dire.
C'est certainement Charlotte qui a raison, je repousse ce qui peut faire mon bonheur, les personnes qui sont capables de m'en apporter, parce que j'ai peur. Je suis effrayé de baisser mes arrières et avancer face au vide, dans le noir.
J'ai peur de tendre la main et de ne jamais en sentir une autre saisir la mienne.
J'ai peur de revivre des histoires d'amour destructrices, d'être celui qui en ressort blessé, brisé en plusieurs morceaux irréparables, car j'ai montré mon côté vulnérable.
J'ai peur de tomber amoureux et ne jamais pouvoir m'en relever.
– Je pense que si elle était encore là, maman serait d'accord avec moi. Tu ne peux pas laisser les erreurs de ta vie te ruiner, elles doivent te permettre de te construire une armure et te rendre plus fort. Et si cet Harry était celui que tu attendais depuis tout ce temps ? Si c'était celui qui pouvait recoller tous les morceaux ?
Comme je ne réponds rien, Charlotte n'insiste pas. Elle presse ma main entre ses doigts, se lève, nettoie sa tasse et me laisse seul avec mes pensées. Ses mots résonnent dans ma tête, je les repasse en boucle jusqu'à ce que nous allions travailler.
Ensuite, tout s'enchaîne et je n'ai pas réellement le temps de me poser de questions. La boulangerie, les devoirs des jumeaux, le repas du soir, le bain, le coucher...
C'est comme ça pendant plusieurs jours, puis des semaines. Une routine dans laquelle je m'enferme. Je n'ai plus que le soir très tard pour brouiller du noir, et souvent je suis bien trop épuisé pour penser à quel point ma vie est devenue misérable.
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