CHAPITRE 5 | MAY-LEE

— J'ai vomi devant mon futur beau-frère après une soirée à vouloir prouver que je tenais plus l'alcool que Thomas, ce salaud qui me sert de mec et qui n'a eu aucun scrupule à me faire perdre.

La voix d'Abbie résonne dans ma chambre et je pouffe. Couchée sur mon lit, mon ordinateur posé à ma droite, je regarde le plafond. Elle s'est mise dans la même position. Notre appel visio n'a jamais été autant un bureau des plaintes. Si je ferme les yeux, je peux jurer la sentir avec moi pour de vrai. Voir que notre rituel fonctionne toujours même à des kilomètres me réchauffe le cœur.

— Moi, j'ai tenu les cheveux de ma colocataire pendant qu'elle gerbait avant-hier justement, ajouté-je en fixant le plafond. J'ai cru m'évanouir avec l'odeur.

— Je suis tombée dans les escaliers de l'amphithéâtre. C'était mon troisième jour, putain.

Ma meilleure amie soupire, faisant grésiller le haut-parleur. Je me pince les lèvres pour m'empêcher de rire encore face à ses bêtises. Abbie a le chic pour se mettre dans des situations embarrassantes. Ses anecdotes, ses histoires ont toujours été  mon passe-temps favori. Pour retrouver le sourire, elle est la solution. Je l'entends bouger, mais ne me retourne pas vers elle. C'est notre manière de nous confier sans avoir l'impression d'être jugées ou sans avoir trop de pression sur nos épaules : parler, parler, parler encore en étant allongées, sans croiser le regard de l'autre.

— Un gars de la bande de potes de Keira me déteste déjà, je crois.

— Mes parents m'ont encore posé un lapin alors qu'ils devaient rentrer de leur voyage d'affaires.

Un petit silence résonne, j'inspire. Sa voix est neutre, cachant toutes traces d'émotion, mais je sais qu'elle a mal.

Je connais Abbie depuis ma première année de collège. Ses parents ont toujours été absents, la laissant dans les bras de sa nounou. Même si elle en parle peu, je sais que ça l'affecte plus qu'elle ne le montre.

Les parents sont nos premiers traumatismes, nos premiers chagrins, nos premières trahisons...

— Les miens ne m'ont pas donné signe de vie. Ils sont définitivement heureux de ne plus me voir. Ce n'était pas une blague : ils ne me parleront plus jusqu'à la fin des temps, dis-je, sarcastique.

Ma relation avec ma mère ne s'est jamais améliorée, ni même avec mon père d'ailleurs, qui a fait office de figurant toute ma vie. Quand j'ai choisi de partir aussi loin, ils m'ont menacée de me couper les vivres et de ne plus me considérer comme leur véritable fille. Si au début l'angoisse et la peur de ne pas réussir à vivre seule m'ont fait douter, j'ai vite compris que c'était l'occasion pour moi de prendre mon indépendance, de soigner mes bleus. De toute façon, je n'avais pas vraiment le choix : je n'ai pas reçu d'autres propositions ailleurs. Troy m'a énormément aidée pour les papiers, l'UCLA et tout le bordel. C'est même lui qui m'a incitée à partir à Los Angeles, me parlant des opportunités qui s'y trouvaient. Il m'a avancé financièrement et je lui ai promis de le rembourser dès que je trouverai un travail.

Je me débrouillerai seule. Je me débrouille déjà seule. Ça ne doit pas être si compliqué ?

J'ai dix-neuf ans, je ne suis pas tout à fait majeure, mais ils n'ont plus voulu de moi à la minute où ils ont compris que je ne serai plus sous leur emprise.

J'entends le soupir désolant d'Abbie. Je sais qu'elle n'est pas du même avis que moi. Elle pense que je m'attache encore trop à l'image de mes parents alors même que j'ai souffert en habitant avec eux. Mais, quand c'est ce qu'on a toujours vécu, c'est toujours étrange de partir et de tout laisser, même si c'est pour mon bien.

Certes, je suis une enfant battue... Mais, je suis aussi une enfant qui a toujours cherché l'attention de ses parents... Quoi que je fasse, j'espérerai toujours leur amour, et ce, même s'ils m'ont fait le plus de mal possible.

— J'ai couché avec Thomas dans le lit de ses parents.

— J'ai revu Kaiden... Attends, quoi ?!

Je tourne la tête vers la caméra alors qu'Abbie pousse un cri d'hallucination.

— Mais c'est toi, quoi ?! rétorque-t-elle en se redressant aussi de la même manière brutale que moi. Comment ça t'as revu Kaiden ?! C'est quoi ce bordel encore ?

On se fixe de nos gros yeux, séparés par notre écran. Ses cheveux couleur blé bouclés lui tombent au visage, elle se les attache rapidement tandis que son regard bleuté s'illumine d'interrogations. Sa bouche en cœur forme un O parfait et les taches de rousseur dansent sur ses joues sous son expression choquée. Je plaque une main sur ma bouche, me rappelant ce qu'elle vient de m'avouer.

Du Abbie tout craché, je suppose...

— Je t'ai demandé la première !

— Y a pas plus explicite : j'ai fait l'amour dans le lit de mes beaux-parents, c'est bon pour toi ou tu veux des détails ?

Des images me montent à la tête et je mime un vomissement en enfonçant deux doigts dans ma gorge. Elle fronce les sourcils et roule des yeux, les mains sur ses hanches.

— Oh ça va, hein ! Y a bien pire !

— Non, clairement pas.

— N'essaye même pas de changer de sujet, May ! Explique-moi ton bordel !

Je ne peux plus me dérober. J'ai beaucoup réfléchi ces dernières vingt-quatre heures au fait de la mettre au courant. J'ai eu les yeux brûlants de larmes toute la nuit. Mais je n'ai pas pleuré, je n'ai pas cédé. En y repensant, l'émotion me gagne. J'essaye de la refouler, l'estomac retourné. J'essaye de paraître aussi normale que possible alors que tout en moi hurle depuis que je l'ai vu.

Je le revois sur scène, je le revois face à moi avec ses amis, je le revois presque heureux.

— Y a pas plus explicite : j'ai revu Kaiden. Point.

Je joue la carte de la légèreté en l'imitant, mais elle grogne de frustration. Évidemment, elle me connaît par cœur : un regard et elle sait que le revoir m'a dévastée.

Ce que je pensais guéri n'est en fait qu'hémorragie.

Ses billes d'océan me trouent le front et j'esquisse un sourire pour camoufler les bleus de mon cœur avant de passer mes doigts sur le haut de ma tête. Là tout de suite, j'aimerais qu'on reprenne notre position de départ, mais je sais que ma révélation est trop grosse pour faire comme si c'était une plainte comme les autres. Au contact de mes pulpes froides, sa silhouette me revient en tête, me forçant à baisser les yeux vers ma couverture blanche. Le souvenir de son visage me hante.

Je l'ai revu, Abbie. Celui qui m'a arraché le cœur pour n'en faire qu'une bouchée. Je l'ai revu et je ne fais qu'y penser. Ça me tue. Ça me tue tellement.

Je voulais une nouvelle vie, mais dis-moi, est-ce possible après avoir vu l'ange qui s'est transformé en démon des années auparavant ? Est-ce possible de fermer les yeux sur mon passé quand il réapparaît ? Est-ce possible de faire comme si de rien n'était alors qu'il est là, étudiant dans le même campus que moi ?

Je l'ai revu, Abbie, et je souffre.

— May...

C'est la goutte de trop. Pendant des années, j'ai tenté de camoufler ma peine, j'ai proclamé être forte et pouvoir supporter son manque. Pourtant, le vide qui m'a suivie lors de son départ s'est agrandi depuis samedi. Je me racle la gorge pour tenter d'apaiser la tristesse qui me bouffe les entrailles. J'essaye de contenir mon sourire qui se bat contre mon désespoir, mais, quand une larme solitaire roule sur ma joue, je l'essuie si vite qu'elle n'a pas le temps de le voir.

Et alors, je lui raconte tout : ma soirée de samedi. Cette soirée où, après avoir saisi que le DJ masqué n'était autre que Kaiden Crawford, je ne l'ai plus revu. Ma fuite aux toilettes pour calmer ma crise d'angoisse et ravaler mes sanglots a finalement été une porte de sortie. Cette nuit-là, il n'a pas cessé de mixer, évitant toute confrontation. Il ne sait toujours pas qui je suis, je crois que ses amis ne lui ont rien dit, trop éméchés pour avoir l'esprit clair et la gentillesse de me présenter. Alors, j'ai fait comme si de rien n'était avant de repartir chez moi, accompagnée de Keira.

— Quel karma.

— Merci.

Je lâche un petit rire et elle sourit doucement, la tête penchée. Elle s'est approchée de la caméra et je peux voir différentes émotions, différents sentiments l'accaparer.

Étonnement. Colère. Tristesse. Déception. Rage.

Elle aussi, elle a été affectée par son départ, même s'ils n'étaient pas vraiment amis... Plutôt camarades de conneries.

— Et tu vas... faire quoi ?

J'en sais rien, Abbie. Je ressens ses mains sur mon visage, ses douces lèvres sur mon front et ses sourires qui me faisaient frétiller de bonheur. Je revois ses yeux pétillants et cette intensité qu'il réservait pour moi et moi seule. Je sens de nouveau son odeur masculine et addictive. Son souvenir m'accroche. Il me déchiquette la peau et toutes les couches qui protègent ma poitrine.

J'ai envie de fuir. De me cacher.

— Faire ce qu'il voulait de moi en partant : l'oublier, l'ignorer.

Je ramène une jambe contre ma poitrine et pose ma tête contre mon genou. Je hausse les épaules et joue avec le bracelet autour de ma cheville.

— L'ignorance est la plus belle des douleurs, la plus puissante des vengeances. Ne te focalise pas sur lui, je t'en supplie, May.

Le sentiment d'impuissance qui tiraille son visage me fait culpabiliser. Elle ne souhaite pas me ramasser de nouveau à la petite cuillère...

À trop parler de mes soucis, j'en blesse mon entourage.

Je mords ma lèvre.

— Pourquoi voudrais-je me focaliser sur ce qui me fait mal ?

— Donne-moi des nouvelles régulièrement et surtout, surtout, appelle-moi quand tu en as besoin. Ne retombe pas dans ses bras. Surtout ça.

Je ne lui réponds pas tout de suite, le cœur lourd. Ma gorge se noue et je triture les touches de mon ordinateur. Nous finissons notre appel sur une discussion des plus banales concernant sa rentrée et mon premier jour, c'est-à-dire aujourd'hui. Quand je raccroche, laissant un bout de moi avec elle, je m'oblige à sortir de la chambre pour me dégourdir les jambes.

Je longe le petit couloir et rejoins le salon vide. Keira est dans sa chambre depuis qu'elle a fini les cours. Je m'assois sur le canapé et ferme les yeux. Je me masse les tempes, penche ma tête en arrière.

Il n'est plus rien pour moi, pas vrai ?

Ça fait maintenant quatre ans... J'ai fait le deuil de notre histoire. Pourquoi est-ce que mon âme réagit ainsi, alors ? Comme si elle était excitée de le revoir ? Comme si elle voulait lui hurler toute sa colère ? Lui poignarder le cœur ?

J'ai fait le deuil.

Je suis passée bien au-delà. Je n'ai plus pensé à lui depuis... La dernière fois.

Alors pourquoi est-ce que j'ai si mal ? Comme une plaie qu'on avait pansée. Est-ce parce que la blessure a finalement besoin de points de suture ?

La guérison était temporaire.

J'ouvre les paupières et mon regard se focalise, comme un crève-cœur, sur les cadres photo que Keira a posés sur le meuble de la télévision, comme pour m'enfoncer encore plus.

« Ça ne te dérange pas que je remette ma décoration ? Je n'ai pas osé prendre autant d'espace quand tu es arrivée... Je les avais rangés pour faire bonne impression. Mais maintenant que tu es là, que tu as rencontré mes amis, je me dis que pourquoi pas ? Et qui sait, les photos vont vite changer : avec toi dessus en plus ! » m'avait-elle dit hier, après notre soirée.

J'ai ri. Si fort qu'elle a ri avec moi, ne sachant pas que ce n'était pas un rire de joie, mais un rire détruit.

Si elle les avait mis avant, j'aurais pu éviter l'ascenseur émotionnel.

Mes iris parcourent les visages immortalisés sur les clichés. On y retrouve la bande au complet, sur un canapé, entourée de bière, tous en maillots de bain. Kaiden rit à gorge déployée tandis que Chris et Terence montrent leur biceps et que les filles prennent la pose. Sur une autre, ils sont sur un bateau, toujours aussi radieux.

Un goût amer prend place dans ma bouche. Je serre les dents, le cœur compressé. La douleur est atroce.

Il n'a pas souffert une seule fois.

Il a refait sa vie.

Il est heureux, loin de Seattle.

Mon téléphone vibre dans ma poche. Je me détache de ma contemplation et ouvre le message de Troy. Un sourire se loge sur mes lèvres.

-

TROY
Alors, comment se passe ta rentrée californienne ? Ici, l'Australie est chaude comme de la braise ! Maxence te fait un bisou.

-

Une photo de lui et de Max suit ses mots. Tous deux sur la plage, des chapeaux en paille sur le crâne et le sourire rayonnant, leur voyage pendant leur année de césure semble incroyable.

Désormais, des larmes roulent sur mes joues sans que je puisse les retenir. Je renifle et plaque mes paumes contre mon visage.

Comment sommes-nous arrivés là ? Kaiden, Troy, Max, moi ?

_____________________________

Remember Us disponible partout le 17 mai 2024 !

+ disponible en précommande (avec goodies, dédicace et MP) lien dans la bio <3.

SURTOUT : N'hésitez pas à me suivre sur Instagram (il se passe des choses vraiment cools) : azaleefrayy

Azalée.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top