CHAPITRE 3 | KAIDEN

Je pense à elle.

Comme à chaque première soirée du Midnight Light avant la rentrée, où les masques sont nombreux et où l'imagination et le regret me jouent des tours.

Je pense à elle.

Comme chaque jour depuis que j'ai quitté Seattle il y a maintenant quatre ans.

Je pense à elle.

Comme un putain de détraqué.

Ce thème que l'on impose à toutes les personnes qui posent un pied ici provoque toujours l'effet recherché : l'euphorie, l'inconnu, l'excitation. C'est ce qui fait la singularité et la notoriété du lieu. Pour moi, ce n'est qu'une manière de visualiser un visage que je connais très bien. Voilà maintenant trois ans que je mixe. Trois ans que je me suis fait une place plus ou moins importante aux yeux des étudiants.

DJ Skyfall.

C'est drôle et peut-être même un peu trop dramatique. Mixer me permet de m'évader, d'oublier mes erreurs, ma vie chaotique, à travers les mécanismes de ma table de mixage.

Ce n'est qu'à ce moment-là que je me permets de ressentir des émotions : de la haine, de la déception, de la tristesse. Des émotions négatives qui virevoltent autour de moi au point de m'étouffer. Je m'en sépare, je hurle indirectement ma peine. Je cherche à m'embrouiller les pensées en imbriquant des morceaux de musique, des tempos, des superpositions de sons. Et grâce à ça, je satisfais les oreilles de la foule, je les amuse, je fais gagner un paquet de fric au dirigeant du club et je suis aimé pour ce que je produis. Pourtant, après ma session, je reste toujours aussi épuisé.

Tout est fade. Fade. Fade.

L'impression d'avoir la gueule de bois depuis des lustres sans jamais redevenir sobre me défonce le crâne. Ce qui est ironique quand on sait que je ne touche pas à une seule goutte d'alcool. Je tangue, je noie mon désespoir et les migraines s'enchaînent. Je n'ai plus la force de me relever.

Et je ne pense qu'à une seule femme.

Celle que j'ai laissée derrière moi et qui surgit dans mon esprit plusieurs fois par mois, comme s'il fallait une éternité pour oublier son plus grand amour.

Je la vois partout dans la boîte de nuit, derrière ces masques de mime blancs.

C'est toi qui as voulu tout ça.

Assis dans le canapé en velours de l'espace VIP privatisé pour mes amis et moi, les oreilles sifflantes et les paupières closes, j'essaye de revenir à la réalité après plusieurs heures de mixage. Il me faut toujours un temps pour redescendre de mon nuage et me rendre compte que j'ai une vie en dehors de la scène. Lorsque je les ouvre de nouveau, mes pupilles s'accrochent à l'inconnue qui a incrusté la bande. Selon les informations que Keira m'a partagées par messages, elle est sa colocataire. Néanmoins, je ne connais rien d'elle, ni son nom, ni son âge, ni son visage. Je sais qu'elle me dévisage depuis mon arrivée. Je sens ses iris m'épier avec curiosité. Son masque l'anonymise et c'est presque frustrant. La lumière tamisée, la fumée blanche et toute la décoration de la boîte n'arrangent en rien ce problème.

Que se cache-t-il derrière ce déguisement ?

Après tout, j'ai l'habitude d'être observé. Sauf que cette fois-ci... Non.

Je déglutis et serre les dents. Mon cœur s'écorche et mes poings se crispent. Parce que je l'imagine, elle, encore une fois. Je la cherche de partout. Dans chaque nouvelle personne que je croise. Je suis malade de son souvenir qui s'effrite. Son visage d'ange, son sourire, ses yeux en amande.

Elle est partout où je vais. Constamment.

Je soupire et referme ma bouteille d'eau. Elle porte une combinaison noire et ses cheveux bruns sont attachés dans un chignon bas, laissant deux mèches encadrer son visage et la grâce de son cou.

Une coiffure que ma mémoire connaît par coeur...

J'inspire profondément et cligne des paupières pour l'enlever de ma tête.

La femme face à moi se tord les mains dans un geste anxieux. Ces gestes semblent naturels chez elle, elle ne se rend pas compte qu'elle déploie son angoisse dans son corps : sa jambe gigote, ses iris bougent dans tous les sens, observant minutieusement ce qui l'entoure. Elle est intrigante à regarder.

Alors que je tente de me défaire de cette obsession croissante, elle tourne la tête dans ma direction et nos regards se percutent. Je paierais cher pour avoir l'occasion de l'observer en entier, de regarder ses sourcils se froncer, sa bouche se tordre et ses joues danser selon ses paroles. Caresser de mes iris sa peau et cueillir chacune de ses expressions.

— Tu la baises littéralement du regard, Crawford. Arrête ça.

Je roule des yeux et tourne la tête vers mon interlocuteur, qui a volontairement gâché toute mon observation. Terence, mon meilleur ami, me tape sur l'épaule, éclate de rire, puis suit du regard l'objet de ma contemplation avant de prendre son visage en coupe entre ses mains. Je suis certain qu'il me sourit de toutes ses dents et je suis prêt à parier qu'il est déjà ivre. Son air rêveur, presque enfantin, le rend un peu idiot sur les bords. Après tout, c'est la dernière soirée où il peut se lâcher. Étant quarterback de l'équipe de football américain de UCLA, il ne peut pas se permettre de se perdre dans les méandres des soirées universitaires. L'alcool, la drogue et ces merdes-là lui sont interdits. Il a besoin de sa bourse et malgré ce qu'on peut penser de lui, c'est un bosseur. Pour sa mère, il est prêt à tout pour la rendre fière puisqu'il a hérité du rôle du père de sa famille, ce dernier étant décédé d'un cancer. Alors, il se donne à fond dans ses études, peut-être même trop.

C'est aussi pour cette raison que je le laisse autant boire ce soir, pour qu'il décompresse avant le retour du stress.

Il sait que je le ramènerai chez lui et que je prendrai soin de son petit cul.

— Elle te plaît ? continue-t-il tout en fixant Olivia.

— Comment s'appelle-t-elle ?

Ses yeux se tournent de nouveau vers moi et il les plisse. Même si ça fait seulement quelques années qu'on se connaît, Terence arrive à me décrypter comme jamais – un désavantage pour moi, une façon de crâner pour lui.

— Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu la veux dans ton lit ?

Mes lèvres s'étirent en un sourire carnassier, mais je ne réponds rien. Mon meilleur ami m'analyse dans un silence qui m'étonne puis lâche un son moqueur.

— Son prénom est Mady, je crois.

J'arque un sourcil. Sa réponse balaye l'hypothèse que je m'étais créée.

— Mady ? Tu crois ?

— Oui. Enfin, non, attends ! En fait, j'en sais rien...

Il grimace. Quel crétin ! Il fait couler le liquide brûlant de son verre dans sa bouche, avant de se masser le crâne. Je pourrais même voir la fumée sortir de ses oreilles. L'alcool lui fait définitivement perdre la tête.

— Puis, on s'en tape de son prénom, nan ? Ça va te servir à quoi d'abord ? T'es même pas allé lui parler.

Assouvir ma curiosité. Arrêter d'imaginer des choses que mon cœur veut, mais dont mon cerveau est épuisé.

Je grogne un « rien » qui met fin à la discussion et il balance sa tête, la faisant vibrer à l'unisson avec la musique que ma collègue déverse par les stéréos. Ses mèches blondes sautillent alors qu'il tente un déhanché en se levant de son siège.

C'est vrai que je ne me suis pas présenté ni ne l'ai saluée, mais je ne peux pas m'empêcher de rester éloigné d'elle, comme s'il le fallait. Mon cœur me joue trop de tours, il pourrait être dangereux d'aller la voir alors que j'imagine une tout autre personne derrière son déguisement.

— Ni whisky ni bière, t'es sûr ?

Je secoue la tête tandis qu'il râle.

— Balai dans le cul.

Pour toute réponse, je lui adresse mon majeur puis soupire lorsque je le vois verser le liquide à côté de son verre. Ça en dit long sur son taux d'alcool.

— Eh merde.

— Ah ça, tu peux le dire ouais, se moque Chris en s'approchant. C'est cher l'alcool, espèce de con.

— Imbécile !

Terence lance son plus beau regard noir à Olivia, qui sourit hypocritement. Ces deux-là sont insupportables. Ils se sont toujours détestés, mais quand l'année dernière Olivia a eu plusieurs problèmes familiaux, quelque chose a changé entre eux. Terence est devenu plus attentionné, plus attaché à elle. Ils sont toujours aussi explosifs, ne pouvant s'empêcher de s'insulter, mais c'est juste de la taquinerie passionnelle.

Je secoue la tête, dépité par la connerie de mon ami, puis mon regard tombe de nouveau sur l'inconnue.

Il faut que j'arrête ça.

Passant la main dans mes cheveux ondulés, j'essaye de me concentrer sur la foule ardente au milieu de la pièce. Les êtres et leurs ombres se déchaînent au rythme de la musique.

— Parfois dans la vie, il faut faire des choix, commence Chris, lui aussi bien éméché. Mais, des fois, on peut aussi aller au-delà... Je veux faire des road trips, jouer dans des bars et découvrir le monde. J'emmerde le droit.

Olivia lui caresse le dos et rit nerveusement, ne sachant pas s'il est sérieux ou s'il déconne juste. Chris n'a que faire des cours, mais la pression de ses parents l'oblige à aller à l'encontre de ses envies sous peine d'être à la rue. Plus je pense à mon groupe d'amis, plus je me rends compte qu'on est tous des bras cassés.

— Emmerde plutôt tes parents, répond Olivia.

— Si seulement j'en avais rien à foutre de mes frères et soeurs.

Keira éclate de rire.

— Te plains pas, alors.

Son intervention fait planer un silence entre nous. Nous avons l'habitude. Keira se met difficilement à la place des autres et est parfois blessante. On ne lui en veut pas, on sait que ce n'est pas de sa faute. Je plisse les yeux pour m'assurer qu'elle va bien. Elle est ivre, elle aussi. Avachie sur les coussins, elle ferme les yeux. Tant qu'elle ne fait pas de connerie, tout va bien.

Puis je l'observe, elle. Pour la énième fois de la soirée. Et la femme secrète est déjà en train de me fixer derrière son masque comme si elle n'avait pas arrêté de le faire et qu'elle n'écoutait pas les autres s'agiter. L'unique obstacle qui nous sépare est une table et pourtant, je sais qu'elle ressent aussi ce truc. Sur le coup, ça peut paraître absurde, mais c'est l'impression qu'elle me donne et je ne saurais expliquer pourquoi.

Comme s'il était impossible qu'elle reste de marbre, sa respiration se saccade, sa poitrine monte et descend, mais à cause des lumières je ne suis pas certain. Quoi qu'il se passe, il faut que j'aille lui parler.

Elle m'examine. Elle me brûle.

Je dois l'affronter pour tenter d'identifier cette énigme qui semble nous relier. Je m'apprête à me lever pour mettre fin à cette frustration et obtenir des réponses à mes questions quand une main s'abat sur mon épaule.

— Eh, oh. Kaiden Crawford, ça fait trois ans que je t'appelle !

Je ferme les yeux, dégoûté d'être arrêté dans mon élan, et sors de ma transe. Je me tourne vers le rockeur.

— Pardon, tu disais ?

— Tu peux me passer le whisky avant de repartir mixer ?

Je m'apprête à le lui passer quand une ombre passe à côté de moi. Je lève la tête vers Mady, sans la trouver.

Je fronce les sourcils et suis sa silhouette du regard. Elle se fond dans l'obscurité, disparaît parmi les danseurs.

Elle s'est enfuie.

Et ça restera ma seule interaction avec elle ce soir, puisque je dois de nouveau retourner sur scène pour le reste de la soirée...

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Si je vous dis que j'ai rendu Kaiden encore plus obsédé par May ? Un homme à genoux !!!!

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Azalée.

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