Chapitre III - trois tours de plus
Jour 2 – Baraquements, Aile Nord de Kairos, 5h.
- Point de vue de Elias -
Un son strident me fait sursauter. Je garde les yeux fermés et me cache sous ma fine couverture, comme si faire semblant de ne rien entendre allait faire cesser ce boucan. Mais l'alarme persiste et mes paupières s'ouvrent malgré moi. J'ai l'impression d'avoir dormi à peine 15 minutes. Je me redresse dans ma couchette. Le tableau du dortoir affiche 5 heures du matin et tous les autres garçons sont déjà en train de s'affairer.
Le temps de me réveiller, je ne remarque même pas que mon voisin s'est approché pour me donner un coup dans l'épaule. C'est quoi son nom déjà ? Oniver ?
— Mec, tu devrais te dépêcher de te préparer. Si Torber te voit, il te fera dormir dehors à coup sûr.
— Euh, ouais, je vais m'habiller, dis-je en dégageant mon épaule.
Je me lève brusquement. Je suis effectivement le seul encore en sous-vêtements tandis que les autres ont déjà revêtu leurs combinaisons kairosiennes, fait leur lit et attendent de nouvelles instructions. Sérieusement, ont-ils tous reçu un entrainement avancé ?
Le garçon qui m'a parlé esquisse un sourire amusé en me voyant aussi désorienté.
— Il te reste exactement une minute et trente-sept secondes. Si j'étais toi je me magnerais.
Je soupire et saisis mes affaires sous mon lit et enfile le plus rapidement possible ma combinaison. Au moment où je lace mes rangers, j'entends la porte du dortoir claquer et des bruits de pas se rapprocher.
— Il arrive ! lance mon voisin comme si la perspective de me voir sanctionné était amusante.
Je donne un coup de pieds dans mon sac qui glisse ni vu, ni connu sous mon lit. Torber fait son entrée au fond du dortoir. Le silence retombe d'un coup et tout le monde se poste près de l'emplacement qui lui est réservé, au garde à vous. Le major marche lentement et nous inspecte un par un.
— Tous les matins, vous devez être capable de vous rendre opérationnels en 5 minutes.
Je tente d'imiter la position d'Oniver qui se tient bien droit, les mains jointes dans le dos. Bien-sûr, Torber s'arrête en face de nous et son regard pivote en ma direction, vers mon lit complètement défait. Pas besoin de le regarder dans les yeux pour savoir qu'il m'incendie du regard.
— Cadet Vang, pardonnez-moi, ai-je interrompu votre grasse matinée ?
J'ignore si je suis censé répondre à ce sarcasme. Le major s'approche de moi, si près que je peux presque sentir son haleine. Je regarde droit devant moi sans croiser son regard. Heureusement, je le dépasse d'au moins une demi-tête.
— N-non chef.
On a vu plus crédible.
Oniver pouffe de façon très peu discrète. Fulminant, Torber tourne la tête vers lui et fait un pas de côté pour lui servir le même numéro.
— Ça vous fait rire, cadet Lee ?
— Pardon chef, se corrige aussitôt mon voisin.
Au moins, je peux remettre à respirer sans craindre de déchaîner le feu des enfers. Torber retourne dans l'allée centrale pour s'adresser à l'ensemble des cadets masculins.
— Si vous croyez que c'est un jeu, j'y jouerai avec plaisir. Sachez que je peux vous renvoyer aussi vite que je vous ai amenés ici et faire en sorte que vous ne voyiez plus jamais la surface.
Je déglutis. Je commence à me dire que ça ne serait pas si mal, finalement. Mais l'idée de ne plus jamais revoir Juniper chasse aussitôt cette pensée.
Notre tuteur se tourne à nouveau vers mon voisin et moi et nous pointe du doigts.
— Vous deux, pour calmer votre insolence, vous nettoierez les sanitaires pendant que les autres iront prendre leur petit-déjeuner.
— Oui chef, nous répondons à l'unisson.
— Les autres, au réfectoire et que ça saute.
Le reste des novices ne se fait pas prier. Je croise le regard du dénommé Neven lorsqu'il quitte le dortoir, un rictus moqueur étirant son visage. Une fois que tout le monde est parti, Oniver se met à grommeler.
— T'as intérêt à te lever à l'heure demain.
— Si tu ne t'étais pas moqué de moi, t'aurais pu aller te remplir la panse comme les autres.
— Dépêchons-nous de faire ce qu'il nous a dit. J'ai faim moi.
Voilà au moins une chose sur laquelle nous sommes d'accord. Je secoue la tête et prends la direction des toilettes. Me voilà puni le premier jour. Moi qui n'aime pas attirer l'attention, je crois que j'ai complètement foiré mon coup.
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— Est-ce qu'on est censés nettoyer les douches aussi ?
— Tu veux vraiment prendre le risque de ne faire que la moitié du job ?
Oniver sort la tête du cabinet qu'il était en train de nettoyer et se met à me fixer. Sans comprendre, je me redresse, m'appuyant sur mon balai, et arque un sourcil.
— Quoi ?
Il pointe son doigt en ma direction.
— Demain c'est moi qui te réveille à grands coups de pieds au cul.
Je me mets à rire.
— Si tu me frappes aussi vite que tu frottes le sol, je suis pas prêt de me réveiller plus tôt, dis-je non sans émettre un soupir exaspéré.
Si nous continuons à cette vitesse, nous ne risquons pas de pouvoir manger de sitôt.
Je termine de nettoyer le carreau et me dirige vers l'emplacement des douches mais avant même que je ne la touche, la porte s'ouvre brusquement, me faisant reculer dans un sursaut.
Un inconnu apparaît et tourne la tête vers moi, visiblement surpris de nous voir lui aussi.
— Désolé de t'avoir dérangé, je lâche sans vraiment savoir quoi dire d'autre.
Il ne semble pas plus contrarié que ça. Serions-nous tombés sur l'unique personne qui n'est pas exécrable en ces lieux ? Le jeune homme se frotte la nuque avant de répondre :
— À vrai dire, il n'y a jamais personne à cette heure-ci d'habitude. C'est bien pour ça que je suis là.
Il nous observe l'un après l'autre avant de sourire, décidément plus amusé de la situation que nous.
Il doit avoir la vingtaine, ses cheveux châtains et bouclés sont encore humides, ses yeux clairs tirent sur un vert indéfinissable et il n'est vêtu que d'une simple serviette pour couvrir le bas de son corps.
Le fait d'être presque nu face à de parfaits inconnus n'a pas l'air de le gêner le moins du monde. C'est sûrement une question d'habitude. Après tout, ici, nous devons tout partager. Même les douches.
— Vous êtes des cadets, non ? Je ne vous ai jamais vus ici, constate-t-il.
— Oui on est arrivés hier, répond Oniver.
— Et on vous a collés aux corvées de chiottes dès le premier jour ? Félicitations.
Oniver souffle de frustration et coule vers moi un regard accusateur.
— Sa faute.
Je lève les yeux au ciel. Cette journée va vraiment de pire en pire. Mais au lieu de me reprocher quoi que ce soit de plus, l'inconnu tend la main vers moi en me souriant d'un air compréhensif.
— Kael Shanahan, des Sentinelles, se présente-t-il.
J'hésite, mais finis par prendre sa main pour la serrer.
— Elias Vang. Des... des mecs qui nettoient les chiottes.
Me voilà à faire de l'humour dans les toilettes, entouré d'un idiot et d'un type à moitié nu. Ma vie prend vraiment un tournant inattendu depuis hier.
Oniver se présente à son tour, puis Kael reprend :
— Torber est dur avec les nouveaux, mais ça s'améliorera avec le temps, vous verrez.
J'observe plus attentivement notre interlocuteur. Si j'avais dû deviner son poste au sein de Kairos, je n'aurais probablement pas parié sur les Sentinelles. Ses mains sont bien trop douces et ses doigts bien trop fins pour être salis et abimés par la violence des combats, et les Sentinelles sont réputés pour être de véritables gladiateurs.
— Si ça ne t'embête pas, Elias Vang, je dois aller rejoindre mon unité.
Je sors de mes rêveries au moment où je comprends que je lui bloque le passage. Je fais un pas de côté pour le laisser passer et le regarde s'en aller.
— Et nous, on a encore toutes les douches à nettoyer.
Ajoute Oniver en me frappant dans le dos. Pas la peine de me le rappeler. Je risque de m'en souvenir encore longtemps.
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Les cadets se rassemblent une nouvelle fois dans la cour. J'aperçois Juniper et Tess un peu plus loin et abandonne Oniver pour aller les retrouver, les mains fourrées dans les poches et le regard fixé vers le bas, histoire d'éviter d'attirer l'attention de notre tuteur. Lorsqu'elle me voit, Juniper fronce les sourcils.
— T'étais où ?
— Torber nous a forcés à nettoyer les chiottes. Je crois que j'ai mis un peu trop de temps à me réveiller à son goût, dis-je en haussant les épaules.
Les filles échangent un regard amusé, mais s'adoucissent en me voyant l'air contrarié. Tess pose une main réconfortante sur mon épaule avant de se mettre à fouiller ses poches.
— T'as de la chance que je pense à tout.
Et elle en sort un morceau de pain qu'elle me donne discrètement.
— C'est pas grand-chose, mais c'est limite s'ils nous fouillent au mess... souffle-t-elle en me souriant d'un air malicieux.
Je la gratifie d'un regard reconnaissant et engloutis le pain en moins de deux. Au moins, j'aurai quelque chose dans le ventre pour tenir jusqu'au prochain repas.
— J'avais presque oublié, commence Juniper. Donne-moi ton bras.
Je m'exécute. Ma sœur sort de la poche de sa combinaison ce qui semble être un petit bracelet noir, tout à fait ordinaire. Je remarque qu'elle en porte un aussi, tout comme Tess et tous les autres cadets.
— Accroche-le du côté de ton tatouage d'identité. Torber nous a distribué ça ce matin. C'est pour recevoir tes instructions et rester en contact avec ton groupe.
Au contact de mon poignet, le bracelet se referme automatiquement comme des menottes retenant un détenu. Un petit écran bleuté s'allume, affichant mon nom, ma date de naissance et mon statut au sein de Kairos. Il indique aussi l'heure et le lieu auquel je dois me rendre.
Quelques minutes plus tard, nous nous rassemblons dans un espace plus aéré, toujours sous le dôme éclairé par la lumière extérieure. Je devine qu'il s'agit d'un espace d'entrainement physique. L'endroit est assez spacieux pour courir. À Aiôn, chaque mètre carré est encombré de caisses de ravitaillement destinées à la surface, et le plafond est bien plus bas. Ici, le plafond grimpe en diagonale, à une vingtaine de mètres de hauteur sans pour autant se rejoindre au point culminent. L'endroit tout entier est baigné de la lumière naturelle, filtrée par le champ de force généré par l'aleodern. Si cette mystérieuse énergie est bien capable de repousser les mirages, alors je veux en apprendre tous les secrets.
— Bon, écoutez-moi les bleus, lance une voix qui n'est pas celle de Torber.
Aris Bellelac entre à son tour et se fraye un passage pour se poster au milieu du groupe. Il tient entre ses mains un nanopad.
— J'ai sous les yeux les résultats de vos premiers tests d'aptitude, annonce-t-il l'air grave.
Il verrouille le nanopad et le range dans son étui, fixé à son uniforme.
— Nous avons un long chemin à faire. Tout en sachant pertinemment que la plupart d'entre vous ne seront jamais capables de gagner mon estime, je suis là pour épauler votre tuteur dans la supervision de votre formation.
Cela semble être une tradition de mépriser les jeunes recrues. Neven avait raison, la loi du plus fort s'applique toujours. Même au sein de mon propre foyer, je vais devoir aller au-delà de ce dont je me crois capable pour mériter ma place. Quel chemin choisir ? Rester pour devenir de la chair fraîche pour mirages, ou bien passer le restant de ma vie là-dessous ? Puisque aucune de ces propositions ne m'enchante, autant laisser faire le destin. Le destin, voilà une notion bien abstraite. Comment accomplir sa destinée si le monde se limite à ce que l'on veut bien nous montrer ? Je tourne la tête à droite puis à gauche. Même à la surface, l'unique horizon qui s'offre à moi n'est qu'un ensemble de murailles qui me coupent du monde réel. Kairos et Aiôn se trouvent au creux d'une montagne, loin du danger, comme dissimulés dans une faille temporelle, laissant aux mirages prendre notre Terre. Nous sommes ici pour apporter notre contribution à la renaissance de l'humanité. Mais cachés dans l'ombre, comment cette poignée d'adolescents pourraient-ils sauver le monde d'une espèce extraterrestre mystérieuse et redoutable ?
— Tu es sourd, gamin ?
Je sursaute. Bellelac se trouve maintenant face à moi. Comment s'est-il déplacé si vite ?
— Commandant ?
Un regard rapide vers les autres m'aide à comprendre que j'ai encore une fois rêvassé trop longtemps. Tous sont déjà lancés en pleine course autour du terrain.
— Tu feras trois tours de plus. Les feignants n'ont pas leur place dans nos rangs, aboie-t-il.
Je secoue la tête avant de rejoindre les autres ventre à terre, exécutant les ordres avec la pénible impression d'être d'ores-et-déjà devenu ce qu'ils appellent "le maillon faible".
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