Leur plus grand Rêve



Assis sur le bord de son lit immaculé, il admirait naïvement la délicatesse de son visage maternel. Ses petits doigts d'enfant, comme s'ils pressentaient la gravité, la solennité du moment présent, comme s'ils avaient déjà compris l'échéance qui se dressait devant eux, parcouraient lentement ses paupières humides, forteresse inexpugnable de ses beaux yeux verts; suivaient le sillon creusé par l'amertume de ses larmes au sein de ses joues, qu'il avait tant de fois embrassées ; exploraient la courbe de ses lèvres, qui l'avaient tant de fois embrassé ; et terminaient leur chemin dans son cou, au creux duquel il avait tant de fois logé sa petite tête, à la recherche de réconfort. De sa petite voix d'ange, attentif à l'émotion qui s'emparait d'elle, voulant prévenir toute tristesse qui pourrait la heurter, il la questionna :

- Maman, pourquoi pleures-tu ?

- Parce que je m'en vais mon chéri...

- Où vas-tu maman ?

- Très loin d'ici, par delà les océans, sur un autre continent où tout est différent, celui dans lequel j'ai toujours rêvé vivre, dans un paradis que j'ai nommé « Amérique ».

Enchanté de découvrir un monde inconnu, dans lequel il pourrait sans doute apprendre des jeux inédits, rencontrer de nouveaux camarades, il afficha un immense sourire illuminant aussitôt son petit visage. L'excitation remplissait son cœur, la curiosité taquinait son esprit. Il s'agita fébrilement en la questionnant encore :

- Tu as pensé à mettre mon Bonne-Nuit dans ma valise, n'est-ce pas maman ?

Elle le regarda avec tendresse et esquissa un imperceptible sourire devant l'infinie candeur de son jeune âge. Un rire soudain, dans toute sa perversité asservit alors son corps, tandis que son cœur, déjà fissuré, se brisa irrémédiablement. Et alors que ce rire machiavélique s'acharnait, des larmes naquirent au coin de ses yeux, coulant abondamment le long de son visage, avec bien plus de fureur que l'océan qui se déchaîne. Son corps, dans sa totalité, fut assailli de frissonnements, qui, devant l'étendue de son trouble, devinrent tremblements. La douleur l'étouffait, elle haletait, et son rire, comme riposte dramatique à la terreur qui, seconde après seconde, s'emparait d'elle, la mena à cette évidence qui l'affligeait, à la certitude qu'aucune valise ne serait nécessaire dans ce périple qui l'attendait.

Il avait bien remarqué cette contradiction qui se manifestait sur son visage, sans vraiment comprendre l'idée de pouvoir rire et pleurer de manière parfaitement synchronisée. Comment le rire, signe d'une joie infinie, propice au partage et à la gaieté, pouvait-il se mêler aux larmes, exutoires d'un mal que les plus grandes hontes, les plus grandes frayeurs façonnaient de leur propre chef, dans un maelstrom incompréhensible de sentiments ? Il avait bien entendu dire un jour, que l'on pouvait pleurer de joie, mais il ne parvenait pas à saisir si ses larmes à elle, à cet instant précis, à l'issue de ces infimes secondes, transportaient le message de l'allégresse, ou celui du chagrin. Peut être le saurait-il, si son sanglot, pluie maussade du cœur, se transformait en fleur, qu'il pourrait cueillir et déposer sur sa poitrine, à la manière des contes de fées qu'elle lui lisait.

Il l'examina un peu plus en profondeur, et tenta de savoir si lui-même devait rire ou pleurer. Indécis, il resta alors impassible, paisible, de peur de l'affliger un peu plus encore.

Et bien qu'il ne comprenne pas encore pourquoi, il savait qu'à cet instant précis, il avait le devoir de la consoler, de la même manière qu'elle le réconfortait lorsque les cauchemars agitaient son petit corps ensommeillé. Il glissa sa main dans la sienne et attendit patiemment qu'elle lui réponde.

Lorsque son corps eut fini de tressauter, lorsqu'elle parvint à masquer les symptômes les plus cruels de sa douleur, elle glissa ses doigts dans sa chevelure d'ange et le rassura tendrement :

- Je dois partir seule. On ne m'a pas autorisée à t'emmener avec moi, c'est un voyage solitaire... Mais toi surtout, ne pleure pas. Un jour, tu me rejoindras...

Combien de temps lui faudrait-il pour la retrouver ? Combien de temps resterait-il orphelin ? Il ne voulait pas rester sans elle, abandonné. La peur ferait partie de son quotidien, et son ours en peluche, bien qu'ami fidèle, ne pourrait la remplacer pour lui lire des histoires fabuleuses le soir, pour lui préparer de savoureux desserts, ni même pour le câliner et l'embrasser avec un amour infini. Rien ni personne ne pourrait rivaliser avec la finesse de son odeur, de sa voix, avec la douceur de sa peau...

Elle réalisait bien la solitude qu'il allait devoir affronter, mais il ne pouvait s'envoler avec elle. Pas maintenant... L'Amérique était encore loin de lui. Il la rejoindrait le jour où les mystères de l'Europe se révèleraient insignifiants, lorsque ce continent lui paraitrait bien trop petit, bien trop étroit, lorsque le sentiment de tout y avoir accompli l'étoufferait, lorsque, elle l'espérait, plus aucun regret ne tourmenterait son cœur.

Elle releva lentement la tête, souleva avec peine ses longues boucles, et détacha de son cou un grand pendentif argenté.

- Prend dans ta main le symbole de toute mon affection. Cette lettre A que je te donne appartenait à mon grand-père qui me l'a léguée. En ce jour, c'est à toi que je l'offre. Grâce à elle, je le souhaite, tu te souviendras de la signification de ce sentiment qu'est l'Amour et que je porte à ton égard.

- Moi aussi je t'aime maman. Et Bonne-Nuit aussi t'aime de tout son cœur.

Il retira sa main de la sienne et enfila ce bijou, précieux talisman d'un éternel attachement, observant attentivement la lettre accrochée à la chaine. Il releva la tête et l'interrogea encore :

- A comme Amérique aussi ?

Elle acquiesça d'un léger hochement, sans proférer une seule parole, sentant ses forces la quitter peu à peu.

- Mais à quoi me sert l'Amour si je ne suis pas avec toi en Amérique maman ?

Ses yeux se plissèrent, son cœur se serra, et des larmes roulèrent jusque dans les abymes les plus profonds de la déchirure.

D'un tendre baiser sur sa joue, il tenta de cicatriser sa peine, honteux d'avoir ravivé le saignement de son cœur.

- Ne pleure pas maman... J'ai bien compris qu'en Amérique les enfants ne doivent pas venir... Mais quand je serai grand, je viendrai te voir... Il suffit simplement que tu m'indiques le chemin...

Elle leva difficilement son bras droit, et alors qu'elle s'efforçait de ne pas trembler, elle posa sur ses petits genoux un imposant ouvrage écrit de ses mains, qu'elle gardait toujours avec elle. Intitulé « Mon plus grand rêve », ce manuscrit recélait le secret bien gardé d'un paradis tant espéré, paradis dont l'Amérique faisait l'objet.

Emerveillé de pouvoir tenir entre ses petites mains ce grand livre qu'elle rédigeait habituellement dans son bureau, sans qu'il n'ait jamais eu le droit de le parcourir, il tourna délicatement les pages et découvrit peu à peu la distance qui le séparait de cet extraordinaire continent.

Il déchiffra avec peine cet assemblage de lettres se succédant avec soin, travaillant à former des mots, puis des phrases, donnant un sens aux images stupéfiantes qu'il dévoilait, donnant un sens à l'ensemble de cet ouvrage.

Au fur et à mesure que les mots se déliaient dans son esprit, il imagina la fabuleuse Odyssée qui serait sienne et à laquelle il ne renoncerait jamais.

Il se promit de traverser l'Océan Atlantique pour rejoindre cette « America » à laquelle Amerigo Vespucci avait donné son nom. Comme Christophe Colomb, bien que ne cherchant pas la route des Indes, il naviguerait au gré des vents, scrutant sans cesse l'horizon à la recherche de cette terre providentielle. Il érigerait son vaisseau, en le baptisant fièrement Pinta, Niña ou Santa Maria, peu importe. Le plus petit des radeaux deviendrait pour lui le plus grand des navires.

Il se promit de traverser l'Océan Atlantique pour rejoindre son El Dorado, sa Cité d'or, valant pour lui bien plus que tout l'or du monde.

Il ne savait combien de monstres tenteraient de lui couper la route, mais pas même le plus abominable d'entre eux ne réussirait à le décourager. Les étoiles, de leur léger scintillement accompliraient leur destin de guide, il apprendrait à leur parler...

Personne à cet instant précis n'aurait pu le dissuader d'atteindre l'Amérique, ni le corrompre avec de belles promesses.

Il y consacrerait sa vie entière si nécessaire, et atteindrait sa destination malgré la distance qui l'en séparait. Et bien que vaste terre, il sillonnerait l'Amérique toute entière, de l'Argentine au Canada, pour la retrouver.

L'inconnu l'apeurait, et bien qu'aventure palpitante, il pourrait ne pas être à la hauteur, accoster trop tard sur le continent, et ne jamais la retrouver. L'inconnu l'apeurait, mais il redoutait encore plus de la perdre à tout jamais. Bien plus que ces explorateurs, avides de richesse et de pouvoir, il ne désirerait qu'une seule chose : se blottir à nouveau dans ses bras, et écouter la douce mélodie de sa voix.

Son esprit vagabonda encore, hors des frontières du Hic et Nunc, au-delà du réel, là où l'imaginaire régnait en maitre. Ses petites paupières, de plus en plus lourdes, se posèrent délicatement sur ses yeux innocents, le plongeant alors dans les bras de Morphée.

Son visage pâlit encore un peu plus, ses mains se refroidirent, son corps entier se refroidit. Elle sentait son petit cœur battre dans le creux de sa main, il rêvait sans doute d'aventures extraordinaires et d'Amérique. Elle profita encore un peu de la douceur de sa peau, apaisée par la lente cadence de sa respiration. Elle avait de plus en plus froid. Le sommeil engourdissait chacun de ses membres. Elle glissa un dernier baiser dans ses cheveux. La vie la quittait. Un signal sonore se déclencha, et s'intensifia au fur et à mesure qu'elle s'éloignait.

Ils entrèrent en trombe, prirent son petit corps ensommeillé pour le poser sur un fauteuil, et s'agitèrent frénétiquement autour d'elle. Une ultime larme roula le long de sa joue. Elle ferma les yeux. Elle ne vit plus rien. Elle n'entendit plus rien. Elle n'était plus.

Son sommeil s'agita soudainement. La coque de son navire se déchira avec fracas. Il se trouva impuissant au milieu de l'océan ... Son bateau coulait, lentement engouffré par la violence des flots. Les vagues, de plus en plus hautes le menaçaient avec fureur. Il tenta de s'accrocher à un débris qui, par un quelconque hasard, ne sombrait pas encore dans l'immensité de la mer, mais l'océan, impétueux, en décida autrement et le happa dans les méandres de ses entrailles. Il agita tous ses membres dans l'espoir de remonter à la surface, mais l'eau s'engloutit dans sa bouche, son nez, ses poumons, et il coula plus profondément encore. Les poissons qui passaient par là l'observaient se débattre, en le narguant, dans l'hilarité générale, sans chercher à lui porter secours.

Il repensa à l'Amérique dont il aurait tant voulu voir les côtes. Il repensa à elle. Elle lui souriait paisiblement. L'air commençait à lui manquer. Il ne pouvait plus respirer. Il devait absolument remonter à la surface, affronter le tumulte de l'océan. Il suffoquait. Il avait besoin de respirer. Juste un peu d'air. Elle lui souriait. La honte l'accabla, il allait échouer. Des larmes auraient bien pu couler, une goutte salée parmi des milliards d'autres n'auraient pas endigué le mugissement de l'océan. Son cœur frappait sa poitrine pour s'échapper, pour respirer. L'Amérique, déjà bien loin, s'enfuyait vers l'impossible. Pourquoi l'avait-il laissée partir ? Il était le seul, l'unique coupable. Elle resterait à l'attendre, elle se soucierait de lui, mais jamais elle ne le verrait arriver... Il aurait dû la retenir. Elle lui souriait...

Ses paupières s'ouvrirent. Assis sur ce fauteuil, à côté de son lit, il respira à pleins poumons, et essuya son visage humide, imprégné de larmes. Il retira le manuscrit de ses genoux et s'avança près d'elle pour lui demander de ne pas partir, pour lui demander de rester. Il serait sage, plus jamais il ne ferait de caprice. Mais à sa place, il ne trouva que des draps glacés et froissés.

Il l'appela de toutes ses forces... On lui répondit qu'elle était partie...

- Elle est partie en Amérique ?

On lui sourit, on lui proposa des friandises et des pâtisseries et voici ce qu'on lui répondit :

- Tu ne le sais pas ? L'Amérique n'existe plus... Elle vient d'être détruite, pour que les nombreux forages de pétrole qu'on y a trouvé soient exploités ! C'est merveilleux, n'est-ce pas ? Nous allons pouvoir utiliser tout cet or noir pour stimuler la croissance de notre pays !



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