Le Vieil Homme au Briquet (Partie 2)
Elle ferma les portes en battant du véhicule et monta à l'avant entre Richard et Andrew.
- Et toi, tu rentres chez toi juste après notre tournée ? demanda Andrew, assis à la gauche de Rowena.
- Non, je n'ai pas de famille à Londres, répondit-elle en haussant les épaules et en retenant les larmes qui brûlaient ses paupières.
- T'es pas bien bavarde ! s'exclama Richard, à sa droite, en mettant le contact.
- Je...je n'ai pas grand-chose à raconter, bafouilla-t-elle. Mais je suis vraiment contente de pouvoir vous aider, ajouta-t-elle en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille.
Les deux hommes affichèrent un sourire dans un mélange de raillerie et de résignation. Ils savaient bien que beaucoup de jeunes, remplis de bonne volonté, étaient contents de pouvoir les aider, mais peu signaient pour la saison suivante, trop affectés par les visions qu'une nuit glacée auprès des plus démunis pouvaient graver dans leurs esprits trop purs. Le véhicule sortit lentement de l'entrepôt, prêt à sillonner les rues de Londres. Richard alluma la radio au travers de laquelle les différents spots publicitaires s'enchaînaient sans répit.
"Your children are fed up with their outdated phones, get them a brand new one in our stores located everywhere in the UK"*
- Ah, en parlant de téléphone ! s'exclama Andrew, une étincelle enfantine brillant dans ses yeux, j'en ai acheté un nouveau pour mon cadet, j'espère que ça lui plaira ! L'autre commençait à être vieux.
- Les cadeaux, c'est toute une histoire, pouffa Richard en actionnant le clignotant. Moi, comme d'habitude, ma belle famille va me faire un cadeau horrible ! s'étrangla-t-il. Je n'aurai plus qu'à le revendre sur internet.
Andrew laissa éclater un rire franc et sonore, en se tenant le ventre.
- Moi, le pull tricoté main de ma femme, je ne peux même pas le revendre sur internet !
Richard le rejoignit dans son éclat de rire, tandis que les lèvres de Rowena se courbèrent, ses pommettes frétillèrent dans une moquerie qu'elle tentait de retenir. Leur joie était communicative, pensa-t-elle, et ils étaient plutôt sympathiques, mais leur conversation obtiendrait un maximum de points au jeu des sujets récurrents.
Après avoir roulé quelques minutes, ils s'arrêtèrent au premier point de distribution. Rowena descendit à la suite d'Andrew, et sortit des cartons à l'arrière du véhicule pour pouvoir en distribuer aux sans-abris. Les sourires qu'ils lui rendirent, leurs yeux plus brillants encore que les illuminations d'Oxford Street, réchauffèrent le cœur endolori de Rowena.
Ils échangèrent quelques mots, tendirent quelques mains, avant d'atteindre une autre rue de Londres, et de vider, peu à peu, les entrailles du monstre de fer. La jeune femme était heureuse de pouvoir partager son temps, de mettre son énergie au service des autres, mais son cœur se pinça en songeant aux pauvres corps transis qui gisaient sur des morceaux de cartons posés à même le sol. Voyant son teint blafard dans le rétroviseur, Richard posa une main potelée sur l'épaule de la jeune femme.
- T'en fais pas, tu fais ce que tu peux tu sais.
Andrew acquiesça en passant sa langue sur ses dents, signe de réflexion, puis il ajouta :
- Ce n'est pas de ta faute, ni de la nôtre, et sans doute pas de la leur. C'est comme ça, et chacun fait ce qu'il peut dans sa propre vie.
Elle leur sourit. Ils avaient probablement raison. Elle ne pouvait rester indifférente à tous ces mendiants dans les rues de Londres, interpellant les passants qui entraient ou sortaient des Sainsbury's, par n'importe quel temps, humides jusqu'à la moelle, glacés jusqu'au plus petit vaisseau sanguin. Pourtant, qui pouvait-on blâmer du malheur des hommes ? Elle n'avait d'autre choix qu'agir à son propre niveau, avec ses propres moyens.
- Prête pour le dernier arrêt ? demanda Richard en lui faisant un clin d'œil.
Elle inspira profondément et acquiesça avant de sortir du véhicule. La jeune femme déchargea le dernier carton, et s'approcha d'un sans-abri pour le lui donner. Elle s'accroupit près de lui, et lui tendit le paquet, en plus d'un verre en plastique rempli de soupe fumante.
L'homme, semblant très faible et très pâle, de ses doigts cornus, couverts de mitaines rapiécées, attrapa le breuvage en tremblant. Rowena sentit les doigts glacés de l'homme au contact de sa peau. Les lèvres gercées et presque bleues, il lui murmura un merci en portant la soupe brûlante à sa bouche. Il ne grimaça pas de douleur. Il ne pouvait plus vraiment la ressentir.
- 'Sont gentils d'apporter de quoi se requinquer. J'vais avoir l'estomac bien rempli c'te nuit.
La jeune femme l'écouta avec un sourire, toujours accroupie en face de lui.
- Tu sais pas quoi répondre, hein ! L'autr' fois, une bonne femme m'a souhaité la bonne nuit, raconta-t-il d'un rire douloureux. Nous, on dort pas la nuit. Trop dangereux. C'est que le jour qu'on dort.
Rowena sentit ses joues rougir dans la pénombre. Bien sûr que non, elle n'avait aucune idée de ce qu'était la vie de sans-abri, et elle ne savait pas quoi lui répondre, tant elle craignait d'être maladroite. Lui souhaiter un Joyeux Noël ? Pour quoi faire ? Alors, elle lui souffla doucement :
- Dis-moi ce que je peux te répondre.
- Ah t'es bien maligne toi ! s'exclama l'homme en avalant une nouvelle gorgée de sa soupe.
Une étincelle particulière brillait au fond de ses yeux fatigués et cernés. Il continua, en articulant difficilement :
- Mon cœur lui, 'l est toujours vide.
Il se frappa la poitrine, cracha ses poumons et lui répondit finalement :
- J'suis un humain comm' les autres. Tu pourrais commencer par m'demander mon nom.
Elle laissa échapper un petit rire en se frappant la tête. Elle voulait éviter toute maladresse, et pourtant, elle avait commis la plus grosse d'entre elles en ne demandant pas son nom à cet homme. Échanger leur identité était pourtant la première chose que les inconnus faisaient lorsqu'ils se rencontraient.
- Comment tu t'appelles ?
- C'bien la première fois qu'on m'le d'mande. Moi c'est John le conteur. Y'a bien des gens généreux, qui me donnent des pièces, en passant devant moi, mais personne connait mon nom. Pourtant y'en a du monde à Londres.
- Enchantée, John le conteur, lui répondit-elle en lui tendant la main.
Il hésita une seconde avant d'accepter cette main tendue, et de la serrer.
- Viens, 'ssied toi à côté d'moi, lui proposa-t-il voyant que les jambes de la jeune femme, restée accroupie, tremblaient sous le poids de son corps.
Il tapota son vieux carton et lui fit une petite place sur son habitat de fortune, avant de d'allumer une cigarette tordue à l'aide d'un briquet usé.
- J'ai toujours rêvé de d'venir conteur. T'sais quoi c'te nuit j'vais t'conter l'histoire du vieil homme au briquet.
Rowena se plaça difficilement sur le carton froissé. Aussi étrange que cela pouvait paraitre, ce vieux matériau usagé représentait tout pour cet homme. Il s'agissait à la fois de son lit et de sa maison, et la jeune femme avait l'impression de briser son intimité en s'y asseyant.
- T'as faim ? lui demanda-t-il en lui tendant le panier rempli de vivres qu'il venait de recevoir.
La jeune femme hocha négativement de la tête.
- Le vieil homme au briquet, reprit-il, c'est comme la petite fille aux allumettes. Sauf que c'est pas des allumettes qu'il allume le vieux, c'est son briquet. Y'a presque plus d'gaz dedans.
Il renifla en actionnant la roulette du petit objet, qui, en grattant sur la pierre, provoqua l'étincelle salvatrice. Il plaça les bouts de ses doigts noirs au dessus de la flamme pour tenter de se réchauffer.
- J'ai pas toujours dormi dans la rue quand j'étais gamin. Mais c'était pas loin. J'devais être fait pour ça...
Il haussa les épaules tandis que Rowena fronçait doucement les sourcils pour essayer de comprendre son discours décousu. Elle rapprocha les genoux de son corps pour combattre le froid qui s'immisçait peu à peu dans les coutures de son manteau, et souffla dans ses mains, profitant de la chaleur éphémère qui se dégageait de son haleine.
Au loin, quelques chants résonnaient encore dans la nuit londonienne, les notes angéliques virevoltant dans les airs aux côtés des effluves appétissantes de volailles rôties. Un gargouillement résonna dans l'estomac creux de Rowena. Elle n'avait pas pris le temps de manger avant le début de la tournée. Ou alors l'avait-elle sciemment omis pour se punir de n'avoir jamais connu la faim. Elle pencha la tête sur ses genoux, et écouta patiemment l'histoire de John.
-'lors le vieil homme, depuis qu'il vit dans la rue, l'arrête pas de marcher puis d's'asseoir pour d'mander des pièces. Les gens passent. Y'a ceux qui m'ignorent, mais je sais qu'm'ont vus. Y'a ceux qui m'balancent une pièce. Puis y'a ceux qui m'la donnent avec un bonjour.
Une quinte de toux s'empara de lui. Ses muscles tremblaient avec virulence. Ses pommettes saillantes palissaient à vue d'œil.
- Puis y'a ceux qu'j'invente. Ceux qui m'parlent quand j'suis trop longtemps seul. Ceux qui m'réchauffent quand j'ai froid. Qui m'consolent quand j'veux pleurer.
Il respirait avec peine, des sifflements aigus résonnaient à chaque nouvelle inspiration. Rowena sortit une couverture de survie présente dans le panier, et l'enroula autour des épaules de John. Elle ressentait une profonde tristesse pour cet homme qui ne demandait qu'à être écouté. Elle ne connaissait rien de lui, ni sa vie, ni son passé, ni les raisons qui l'avaient un jour menées à vivre dans la rue.
Elle ne connaissait de lui que son prénom. A la manière des soldats qui préféraient ignorer le nom des ennemis qu'ils devaient prendre pour cible à la guerre, pour éviter toute forme d'empathie, pour ne pas se souvenir, ni regretter, ne pas connaitre l'identité des mendiants accroupis dans les rues et les magasins que Rowena fréquentait quotidiennement lui avait permis de passer son chemin sans scrupule.
Elle repensa à l'enfant qu'elle était autrefois, pleine d'idéaux et d'espoir. Elle avait gardé cette âme pure et généreuse, mais avait perdu sa spontanéité, sans jamais oser se pencher pour demander son nom à un sans-abri. Son cœur se crispa, une vague de culpabilité - celle qu'elle aurait aimé ne jamais ressentir - s'empara d'elle, une larme roula le long de sa joue.
- Même toi ça t'fait pleurer, remarqua John, des trémolos dans la voix.
- Non, non c'est à cause du froid, nia Rowena en séchant ses larmes et en ravalant ses sanglots.
Le mendiant haussa les épaules et actionna de nouveau son briquet, dont la flamme avait été soufflée par une rafale de vent, avant de reprendre :
-Y'a ceux qu'j'invente. Puis y'a mon rêve d'toujours. La p'tite fille aux allumettes elle veut les vendre pour des sous. Moi j'vends pas mon briquet. Non, non, j'le vends pas.
Il remua la tête de gauche à droite en se recroquevillant un peu plus dans sa couverture de survie.
- J'ai plus d'espoir d'sortir d'la rue, j'y crèv'rai. Puis j'mange c'que j'peux avec c'qu'on m'donne.
L'intonation de sa voix se voulait de plus en plus lente, de plus en plus faible.
- C'que j'voulais, c'était juste qu'on m'demande mon nom. Puis qu'on écoute mon histoire.
Une nouvelle quinte de toux s'empara de lui. Il eût du mal à retrouver son souffle. Il hoqueta et lutta pour ne pas perdre connaissance. Rowena l'aida à rester stable, et porta les dernières gouttes de la soupe tiède à sa bouche. Les battements de son cœur ralentissaient. Ses paupières se voulaient de plus en plus lourdes. La jeune femme, paniquée, sortit son téléphone de sa poche. De ses doigts tremblants et engourdis, elle tenta de composer le numéro d'urgence.
- Non, dit-il en la voyant s'exécuter. C'trop tard.
Le teint livide, le souffle court, le cœur épuisé, les os transis, il courba avec peine ses lèvres glacées.
- Thanks, souffla-t-il.
Le temps s'était figé, le numéro s'affichait sur le téléphone de Rowena et quelques signaux sonores lui indiquaient que la connexion s'opérait. A mesure que le pouls de John ralentissait, son cœur à elle accélérait. Pendant ces infimes secondes qui lui parurent durer une éternité, elle vit le visage du vieil homme se décomposer, son corps rendre les armes.
- Ca va aller, John, surtout ne ferme pas les yeux, ne t'endors pas, tu sais, tu m'as dit que tu dormais le jour, pas la nuit, répétait Rowena à toute vitesse.
Les signaux stridents du téléphone se répétaient. Quelqu'un allait bientôt répondre.
-Tu t'souviendras d'moi. John le conteur.
Elle dodelina de la tête en lui demandant de rester près d'elle.
Un nouveau signal.
- Ou l'vieil homme au briquet, articula-t-il difficilement.
Quelqu'un décrocha.
- Thanks, souffla-il une dernière fois.
Ses paupières se scellèrent à tout jamais.
Le temps défila de nouveau à son rythme ordinaire. Rowena ne réfléchissait plus, elle demandait simplement à son interlocuteur de l'aider, de lui dicter les gestes à suivre, de lui envoyer une ambulance. Richard et Andrew accoururent pour lui prêter main forte.
Leurs efforts furent vains.
Dans le froid glacial des rues de Londres, Andrew posa sa main sur l'épaule de Rowena.
- Ce n'est pas la première fois tu sais. Mais tu n'y es pour rien, tu as fait de ton mieux.
Elle secoua la tête, et observa une dernière fois le visage livide de John, son sourire paisible gravé à tout jamais. La douce gigue de la chorale résonnait encore dans son esprit, les senteurs des festins du réveillon narguaient ses narines, mais plus rien n'avait la même saveur. Rowena, renversée par les sanglots, courbée sous le poids de ses émotions, accepta de se blottir dans les bras d'Andrew.
Elle se souvenait de la petite fille qui avait écrit une lettre au Père Noël, cessant d'y croire parce qu'il n'avait pas réalisé son vœu, et regrettait de ne jamais s'être penchée auprès de John pour lui demander son nom. John le conteur, le vieil homme au briquet, et tant d'autres encore attendaient, à l'image de la petite fille aux allumettes, que quelqu'un fasse briller la plus petite des étincelles.
Elle entendit un tintement singulier, et releva la tête vers le ciel, observant une leur dorée se mouvoir à la vitesse d'une étoile filante. Un sourire illumina son visage humide, et elle promit à la petite fille du passé qui attendait un signe du Père-Noël, que l'adulte du présent cesserait d'attendre et agirait avec ses propres moyens pour rester près de ceux la vie a écorchés, pour panser leurs cœurs. Elle promit d'écouter avec plus de bienveillance les discours répétitifs d'Andrew et de Richard, et de faire sortir de l'anonymat tous les John des rues de Londres.
Elle renifla, sécha ses larmes, et observa encore l'immensité du ciel.
Ce soir-là, en s'éteignant, Le Vieil Homme au Briquet avait ravivé la flamme trop longtemps étouffée dans le cœur de Rowena, il avait embrasé son allumette à elle.
*Vos enfants en ont marre d'avoir un téléphone dépassé ? Achetez-leurs en un flambant neuf dans nos points de ventes partout au Royaume-Uni.
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