Le Vieil Homme au Briquet (Partie 1)
Londres, le 24 Décembre 2018
Les mains plongées dans les poches de son grand manteau noir, elle déambulait paisiblement dans les rues agitées de Londres. La fraiche nuit d'hiver, qui commençait à tomber malgré l'heure peu avancée, ne décourageait pas les touristes, enivrés par l'esprit de Noël, stationnant sans gêne au milieu du trottoir pour prendre le cliché parfait des bâtiments londoniens les plus réputés.
Les locaux, réunis en masse, tentaient de les esquiver, en hâtant le pas, en s'engouffrant dans les vitrines illuminées des magasins, espérant trouver chez Hamleys le cadeau de dernière minute, illuminant les prunelles d'enfants gâtés à outrance, plongés dans le vague bleu des écrans abrutissants.
Rowena soupira lourdement et leva les yeux vers les guirlandes brillantes, anges venus des cieux, qui paraient Oxford Street sur toute sa longueur. Des pins aux aiguilles encore vigoureuses se dressaient çà et là, richement vêtus d'artifices et de paillettes. L'écho de quelques chorales parvint à ses oreilles dans une douce mélodie qui la berçait avec mélancolie. Les effluves des marrons grillés et des chaudes épices la plongèrent définitivement dans les réminiscences de sa tendre enfance.
Un sourire aux lèvres, le regard perdu au loin, elle voyagea dans les méandres du passé, dix ans auparavant. Un soir de Noël, dans la maison de ses grands-parents, en plein milieu de la campagne, accoudée à la fenêtre de la chambre au papier peint démodé, constellé de grosses fleurs au ton rose-orangé - qui avait plus tard été remplacé par une parure plus moderne - elle brûlait d'impatience en attendant que vienne l'homme vêtu de rouge. Ce soir-là, elle avait vu passer dans le ciel une lueur dorée, entendant au loin le tintement de quelques clochettes. Elle était sûre, à cet instant, d'avoir vu le Père Noël.
Pourtant, des années plus tard, alors qu'elle avait cessé d'y croire, elle avait demandé à ses parents s'ils avaient feint le tintement singulier du vieux barbu. Ils avaient été incapables de lui répondre, éludant les souvenirs d'une petite fille qui avait cru ressentir l'esprit de Noël, laissant l'étincelle d'un trouble subsister dans l'esprit de celle qui était devenue une femme.
Si cette nuit mystérieuse la hantait encore, le moment où elle avait cessé de croire au Père Noël, gravé dans sa mémoire, la confortait dans sa vie d'adulte où la magie n'avait que peu de place. Quelques années plus tard, sachant écrire en toute autonomie, elle avait pris son plus beau stylo pour envoyer une lettre à l'homme aux mille présents. Elle avait feuilleté avec précision et passion les fameux catalogues qu'elle attendait tous les ans avec la même impatience pour élire la poupée de son cœur, la voiture la plus rapide, ou le jeu de société le plus palpitant.
Ce jour-là, elle avait décidé qu'elle ne voudrait pas de cadeau. Non, elle voulait que lui et ses lutins utilisent l'argent qu'ils économiseraient en ne lui achetant pas de jouet pour le redistribuer « à tous les petits enfants pauvres » dans le monde.
Sa lettre cachetée, c'est avec fierté qu'elle l'avait envoyée Rue du Pôle Nord, dans sa volonté pure et candide de partager un peu de bonheur, sans rien demander en retour, de manière totalement désintéressée, sans l'once de la culpabilité, qui poussait les adultes à faire le bien autour d'eux pour se racheter de quelques ignominies perpétrées dans l'indifférence. Elle, le faisait avec son cœur d'enfant, par pure générosité.
Pourtant le vingt-quatre décembre de la même année, un paquet l'attendait sous le sapin. Une poupée. Déçue, elle avait décidé de ne plus croire au Père Noël. Il n'avait rien compris, ce vieil homme bien trop loin de la réalité du monde, pétrifié dans l'illusion de son paradis glacé. Les années suivantes, elle avait reçu les mêmes marionnettes de plastiques, le cadeau parfait pour une fille, songea-t-elle avec un recul acerbe.
Sa résignation avait grandi un peu plus chaque fois que son grand-père lui avait demandé si elle jouait encore à la poupée, cinq minutes avant l'ouverture des cadeaux. Elle lui répondait poliment que oui, pour ne pas le blesser - elle avait compris que les adultes achetaient eux-mêmes les jouets, se faisant passer, dans une douce imposture, pour le Père-Noël - sans jamais oser lui dire non. Attrapant la petite boite rectangulaire sous le sapin, parfaitement enveloppée de papier brillant, elle savait déjà ce qu'elle y découvrirait. Elle aurait préféré un livre.
Rowena balaya ses souvenirs d'un geste de la tête et s'arrêta devant une porte verte, marquée d'un écriteau de bois sur lequel étaient tracés ces quelques mots « Help the poor for Christmas ».
Elle sonna et on la fit entrer dans un petit bureau surchauffé, avant de la conduire dans un entrepôt grisâtre dans lequel s'entassaient des cartons soigneusement enveloppés. Un grand homme, très mince, la salua chaleureusement. Ses yeux d'un bleu pâle, incrustés dans des joues creuses et ridées, surplombant ses cheveux bruns, étaient aussi rieurs et chaleureux que ses lèvres pâles.
- Hi, Andrew, lui répondit-elle, enjouée, en l'aidant à soulever quelques boites pour les empiler à l'arrière d'une petite camionnette.
- Tu es prête pour ta première nuit avec l'association ? lui demanda-t-il un sourire taquin aux lèvres.
Elle acquiesça en soulevant un nouveau paquet. Elle était aussi excitée que le jour où elle avait écrit cette fameuse lettre au Père Noël. Mais elle songea que cette fois, personne n'irait à l'encontre de sa volonté pure et sincère de porter secours aux plus démunis. En tant qu'adulte, elle avait enfin le courage de réaliser le vœu le plus cher de celle qu'elle était jadis, enfant pleine de rêves et d'espoir.
- On a reçu beaucoup de dons, s'étonna-t-elle.
Elle se grattait la tête en se demandant si tous les cartons entreraient dans la camionnette, quand un second homme, plus petit, de corpulence plutôt ronde, la peau noire, les yeux foncés, les rejoignit dans l'entrepôt.
- Hi, Richard ! s'exclamèrent-ils à l'unisson.
- Vous êtes en avance, remarqua-t-il en frictionnant ses deux mains pour les réchauffer. L'opération panier de Noël pour les sans-abris est un succès à ce que je vois, continua-t-il, une pointe de fierté dans les yeux.
- C'est une belle initiative, le félicita Andrew d'une tape amicale dans le dos.
- Oh tu sais, c'est surtout pour montrer l'exemple à mes enfants que je fais ça. Finis ta soupe, mange tes petits pois, il y a des petits enfants pauvres qui n'en ont pas, je leur répète toujours la même chose alors il faut bien qu'ils comprennent que c'est pas des foutaises tout ça.
Les deux hommes s'esclaffèrent de bon cœur tandis que Rowena finissait de charger le camion en levant les yeux au ciel. Elle allait entendre ce sempiternel discours des gens qui n'avaient autre que leur vie à étaler dans des dialogues répétitifs et inintéressants. Elle ne savait pas réellement à partir de quel moment le disque se rayait, mais il lui semblait que ces deux là avaient déjà atteint le point de non retour.
Un sourire illumina son visage. Elle avait l'habitude, avec son frère, lors des repas de famille interminables, de prévoir les sujets sur lesquels les adultes se plairaient à user leur salive. Débat météorologiques, lassitude au travail et fierté de voir leurs progénitures accomplir les exploits les plus fous - de leur point de vue subjectif à tout le moins - se classaient en tête, valant des fous rires interminables dont seuls Rowena et son frère détenaient les secrets. Son sourire se cassa soudain en un rictus plus sombre. Il lui manquait terriblement.
Elle ferma les portes en battant du véhicule et monta à l'avant entre Richard et Andrew.
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