Chapitre 2: A jamais liées
Loralai
Elle n'aurait jamais cru que mourir signifiait cela.
Toute sa vie, elle s'y était préparée. On lui répétait sans cesse que chaque nouvelle aube pouvait être la dernière. Et que chaque nouveau crépuscule admiré était un miracle.
Quelque part, la mort fut une délivrance. La tristesse, qui envahissait son être, s'était évaporée... La souffrance, qui peuplait son corps, avait disparu... La maladie, qui grignotait sa mémoire, s'était envolée...
Elle s'était enfin émancipée du lourd fardeau qui pesait sur ses frêles épaules. Maintenant, il ne restait plus qu'à oublier les démons en blouse blanche qui hantaient sa mémoire. Oublier les calvaires qu'ils lui avaient faits endurer. Les laisser s'évanouir dans les méandres de l'oubli...
Mais à espérer ainsi la suppression de sa vie, elle négligeait les moments de bonheur. Elle en venait à laisser derrière elle un amour véritable. Une amitié formidable.
Dans le champs de bataille qu'était sa vie, Kaya était la forteresse qui l'empêchait de mourir. Ou si sa vie était une tempête, elle serait le phare qui l'empêcherait de sombrer.
Elle était celle qui avait toujours cru en elle. Qui l'avait faite rire dans les pires moments. Qui lui avait fait redécouvrir les joies de la vie...
C'était la seule personne qui avait regardé au-delà de sa maladie. Qui avait su voir derrière sa démence.
Loralai avait certes peu vécu. Mais sa vie fut comblée... De bonheur et de malheur. Un délicat mélange de noir et de blanc. De paradis et d'enfer.
Même si elle fut la victime de démons, Loralai ne se considérait pas comme un ange. Après tout, son esprit avait renfermé un parasite destructeur. Et sa conscience était à l'état de cendre. Mais elle ne pensait pas pour autant être destinée à ça...
Les hommes ignorent ce que signifie mourir. Malgré le fait qu'elle ne se considérait pas non plus comme humaine, elle fut dans le même état d'ignorance qu'eux. Cependant, aujourd'hui, elle comprenait enfin ce qui se cachait derrière ce simple mot qui faisait trembler les plus grands prédateurs. Et elle se dit que c'était mieux ainsi. Si les hommes savaient ce que représentait vraiment mourir, ils désireraient tous embrasser la mort pour qu'elle les emporte dans son univers. Ils partiraient à la conquête de ces paysages fantastiques. Et les détruiraient. Comme ils l'avaient fait avec tant de chose...
Elle voyait déjà cette ville être engloutie sous les flammes. Les rues, où marchaient des couples de défunts et où s'amusaient des troupes d'enfants, ne seraient plus que désordre et chaos. Les maisons, qui abritaient les âmes entre leurs murs à l'architecture raffinée, se seraient effondrées dans des nuages de poussière. Les lumières, qui traversaient le fin verre des fenêtres et éclairaient les ruelles, deviendraient des flammes qui dévoreront chaque chose se trouvant sur leur chemin. L'écho des rires et des éclats de joie qui bourgeonnaient dans l'air serait remplacé par des cris de douleur et des pleurs de désolation.
En somme, les humains auraient transformé un paysage de félicité et de bonheur en un tableau où s'enchevêtraient violence et tristesse...
Horrifiée par sa propre imagination, Loralai tourna le dos à cette ville. Elle marcha à l'aveuglette sur des chemins entourés de verdure. Essayant d'effacer ces images effroyables de son esprit torturé.
De temps à autre, l'obscurité de sa solitude était éclairée par une âme qui venait vers elle. Parfois, un adulte habillé d'habits des temps anciens. Ou alors un enfant qui courait entre les arbres. Ceux-ci revêtaient des feuilles vertes et des fleurs aux mille et une couleurs. Une parfaite représentation de la vie... L'enfant galopait, un sourire grand jusqu'aux oreilles, l'allégresse faisant briller ses pupilles.
Loralai sentit un sourire fleurir sur ses lèvres devant cette scène. Cette scène d'enfance, qu'elle n'avait pas vécu. Sa maladie l'en avait empêchée. Elle lui avait tout volé... Jusqu'à sa vie...
Loralai s'ébroua mentalement pour faire fuir les réminiscences qui revenaient la tourmenter. Elle concentra son attention sur le paysage autour d'elle. Les arbres, aux branches graciles, jetaient une légère ombre sur le chemin. L'air embaumait le parfum des fleurs nouvellement écloses. Un bouquet de couleur égayait l'étendue d'herbe fraiche et verte. Aucun bruit ne venait percer cette ambiance de rêve, excepté le rire des enfants et les douces ritournelles des oiseaux.
Elle profita de ces nouveaux paysages, ces nouvelles odeurs, ces nouveaux sons... Elle s'en abreuva, laissant peu à peu s'échapper les souvenirs douloureux de sa vie. Ne gardant que les meilleurs moments. Ceux qui étaient promis à être intemporels grâce à la présence de Kaya en leur sein...
Elle laissa ces réminiscences remonter à l'orée de son esprit.
Pendant qu'elle revisionnait ces formidables instants, ses pieds erraient à l'aveuglette, la menant à travers ces fabuleuses peintures dont le vert était la couleur dominante. Elle ne faisait plus attention à ce qui l'entourait, obnubilée par le souvenir du rire de Kaya. Obsédée par sa présence qui lui manquait...
— Loralai ?
L'interpellée releva soudainement la tête. Les images de sa vie passée s'évaporèrent peu à peu pendant qu'elle dévisageait la personne devant elle.
C'était une jeune femme à laquelle Loralai ne pouvait donner d'âge. De longs cheveux noirs flottaient derrière elle, suivant les mouvements délicats de la brise. Une couronne de rose rouge reposait sur sa tête, lui dessinant comme une auréole.
Elle portait un voile blanc qui lui camouflait la moitié du visage. Celle qui était découverte était d'une beauté à couper le souffle. De grands yeux ambres fixaient Loralai avec, au fond des prunelles, une étincelle où se mélangeaient joie et tristesse. Une bouche aux lèvres pleines et de la même couleur que les fleurs qui ornaient ses cheveux, lui souriait.
Sans être consciente de ce qu'elle faisait, Loralai sourit aussi. Il lui semblait connaitre cette femme au visage partiellement dissimulé. Peut-être était-ce le port altier qui lui rappelait quelque chose ? Ou alors l'aura apaisante qui s'échappait d'elle ?
— Loralai, sais-tu qui je suis ? lui demanda-t-elle.
L'ancienne malade fit un signe négatif de la tête, n'osant parler.
— Je me nomme Nephtys, ma belle âme égarée. Je suis celle qui règne sur ces terres florissantes. Et je suis aussi celle qui t'y a amenée, mon enfant. Tu me connais sans doute mieux sous le nom de Mahalia.
A l'entente de ce prénom, Loralai retrouva la parole. Elle venait de mettre le doigt sur ce sentiment de déjà-vu. Cette femme lui était apparue mainte et mainte fois en rêve.
Souvent, c'était lorsqu'elle venait de subir une opération. Quand, enfin, Morphée l'entourait de ses bras, une femme venait s'inviter dans ses songes. Très vite, elles s'étaient liées d'amitié. L'une considérait l'autre comme sa fille, l'autre comme sa mère...
Bien qu'une confiance absolue avait fini par s'installer entre elles, la femme avait tu son identité. Loralai avait donc décidé de lui attribuer un nom. Mahalia, la tendresse en hébreu.
Aujourd'hui, la jeune défunte comprenait enfin pourquoi Mahalia avait gardé le silence sur elle.
— Vous êtes la Mort, n'est-ce pas ? questionna-t-elle en vouvoyant Nephtys.
Cette dernière se raidit. Comme s'il ressentait les émotions de sa souveraine, l'atmosphère changea. Le vent s'arrêta de souffler et des ombres commencèrent à s'épanouir sur l'herbe. Les pétales des fleurs se recroquevillèrent sur eux-mêmes. Loralai avait l'impression que les plantes voulaient se protéger de la colère qui semblait couver en Nephtys.
— Et dire que j'imaginais que tu n'étais pas comme tous ces bons à rien... siffla celle qui régnait sur ce royaume.
Loralai fut étonnée par le changement soudain de son interlocutrice. La douceur et la tendresse l'avaient désertée pour laisser place à la froideur.
— La mort. Vous, les humains, n'avez que ce mot à la bouche. Vous n'essayez même pas de le comprendre. Vous ne regardez pas plus loin que le bout de votre nez. Tous autant que vous êtes, adolescents, adultes, malades, vous considérez la mort comme quelque chose de néfaste. Vous la détestez. Alors que c'est la seule chose qui est vraie dans votre monde coloré de fausseté... Suis-moi, petite chose apeurée par un simple mot, que je te montre que vous vous fourvoyez. Suis-moi et découvre la véritable signification de mourir. Suis-moi et comprend pourquoi on me nomme la bienfaitrice.
Ces paroles atteignirent Loralai en plein coeur. Il est vrai qu'à une époque, elle craignait la mort. Il est vrai que, fut un temps, elle imaginait ce qu'elle ferait dès que son monde ne se résumerait plus à des murs blancs. Elle pensait échapper à la mort... Puis elle a accepté l'inévitable. Elle a fini par désirer la mort...
Nephtys tourna les talons, sans faire attention à ce que faisait la jeune défunte. Cette dernière lui emboita le pas après quelques secondes à regarder son voile valser au vent. Elle voulait découvrir l'origine de la froideur de Nephtys. Elle désirait savoir pourquoi la souveraine éprouvait de la haine envers ceux qu'elle sauvait... Envers ceux qui la méprisaient mais qui ne pouvait s'empêcher de flirter avec elle...
Tout en suivant Nephtys, Loralai admira les paysages qui défilaient sous ses yeux. Bien que la colère de la souveraine les infestait, c'était des beautés de la nature, il n'y avait pas d'autre mot. Les océans d'herbe s'étendaient à perte de vue, doux flot de vert. Des étendues d'eau ajoutaient de la couleur à ce monochrome. Le bleu de l'eau était divin et reflétait parfaitement la voute au-dessus d'elle.
Les images des films que Loralai visionnait quand elle était encore vivante prenaient vie... Mais ce qui rendait ce panorama magnifique était l'absence des fumées grises toxiques qui polluaient le monde des vivants...
Hypnotisée par la somptuosité de la nature, Loralai ne vit pas le temps passer. Ce fut Nephtys qui la sortit de sa contemplation. La souveraine s'arrêta et s'écarta de devant l'ancienne vivante. Et ce que révéla son corps coupa le souffle à la jeune femme.
Derrière Nephtys se trouvait un champ de roses. Elles s'étalaient sur des kilomètres, remplaçant l'herbe qui, auparavant, habillait la terre. Elles formaient un délicat sentier où plusieurs âmes se promenaient, frôlant les pétales des délicates fleurs. Ne les froissant aucunement.
Le chemin était entouré par des arbres aux branches élancées. Sur celles-ci pendaient des fleurs aux différentes couleurs et quelques frêles bourgeons. Jaune, rouge, noir, gris, brun étaient les couleurs principales de cette mirifique toile.
Les âmes qui se baladaient sous cette arche de rameaux colorés s'arrêtaient parfois à côté d'une rose et caressaient amoureusement les pétales. Un grand sourire illuminait leur visage. La joie était l'émotion qui les possédait cependant la tristesse s'y mêlait parfois. Quand une âme s'immobilisait devant une fleur grise ou brune, les larmes dévalaient ses joues et venaient se briser sur les pétales qui recouvraient le sol.
— Admire, ma jeune âme, l'étendue de l'humanité. Votre espèce, qui se considère comme supérieure, résumait en quelques fleurs. Incarnée par celles que vous détruisez, quelle ironie...
Malgré l'utilisation du "vous" qui mettait toujours la défunte au même niveau que ces humains égoïstes, Loralai sentait que Nephtys s'était calmée et avait retrouvé la suavité que la caractérisait.
— Vous dites souvent que face à la mort, vous êtes tous égaux. Exploiteur, esclave, criminel, innocent... Apprend, mon enfant, que c'est faux. Ici, je suis la seule souveraine ainsi que l'unique juge. Il est vrai que vous avez raison de me craindre. Car je suis sans pitié... Vois-tu, il n'existe pas qu'un seule royaume. Qu'un seul au-delà comme vous dites. Cette autre contrée est tout le contraire de celui-ci. Vide, sombre, maléfique, anxiogène... C'est là-bas que sont envoyées les âmes souillées par la cruauté. Comme par exemple ceux qui ont ruiné ta vie...
Une satisfaction malsaine monta en Loralai à l'évocation de ces paroles. Savoir que ses tortionnaires allaient payer pour tous les tourments qu'ils lui avaient affligés la remplissait de joie.
— Et je suis l'unique reine de ce ténébreux royaume. Nous sommes les parfaits reflets l'un de l'autre.
Et Nephtys souleva son voile. La partie de son visage qui était jusqu'à là camouflée fut mise à découvert. Loralai fut bouleversée par ce qu'elle vit.
Derrière ce fin tissu de soie se cachait un visage recouvert par un crâne humain. Les os qui le constituaient étaient blancs et vieillis. Des traces de sang les maculaient, ne faisant qu'accroitre l'horreur de la chose. L'oeil, enfoncé dans une orbite vide, était ambré et brillait d'une lueur vengeresse. La bouche, dépourvue de lèvres, s'étirait en un sourire maléfique. Des mèches de cheveux gris s'emmêlaient dans les os blanchâtres.
Sur cette surface s'illustrait la folie...
Puis le voile retomba. Les yeux de Loralai revinrent sur la partie du visage de Nephtys qu'elle pouvait qualifier de normale.
Sans prendre compte de l'épouvante qui avait saisi Loralai l'espace d'un instant, Nephtys prit la parole.
— Vous les humains, vous pensez que la mort signifie la fin de tout. La fin d'un amour, , d'une amitié... Laissez-moi vous détromper. Dans le monde des vivants, personne ne meure si son souvenir perdure. Et ici, rien ne s'arrête ni ne s'efface. Les souvenirs continuent d'être tant qu'une âme n'est pas abandonnée par ceux qu'elle chérit. Et les liens continuent d'exister. Chaque rose que tu vois ici représente une personne dans le monde des vivants. Une d'entre elles est Kaya, la jeune humaine que tu aimes tant et qui te rend si bien...
Aussitôt, Loralai se mit à chercher des yeux la fleur qui symbolisait celle qu'elle adorait d'un amour pur et à qui elle devait tant. Mais des roses, il y en avait une multitude.
Comprenant le désarroi de Loralai, Nephtys expliqua:
— Chaque couleur correspond à quelque chose. Les bourgeons verts sont la représentation des vies qui sont en train de se former. Les roses jaunes sont les enfants, les humains que j'aime le plus. Ils n'ont aucune once de cruauté en eux et ne nourrissent nul a priori envers ma personne. Les roses rouges sont les adolescents et les adultes, ceux qui aiment ma jumelle et qui profitent d'elle. Les fleurs noires sont les personne que je devrais bientôt aller accueillir. Et enfin, les deux plus pires... Le brun représente les humains que je me ferai une joie d'aller faucher pour leur faire comprendre que ce qu'ils font subir à leurs semblables ne restera pas impuni. Puis la couleur grise... Celle-ci symbolise les personnes qui souhaitent que j'aille les cueillir. Qui souhaitent fuir ma soeur car cette dernière les fait souffrir. Qui souhaitent m'embrasser pour enfin connaitre la paix...
Loralai resta sans voix. Elle était impressionnée par toutes ces significations. Elle comprenait enfin l'étendue de l'ignorance des humains sur la mort, le gouffre immense qui séparait la réalité de l'imaginaire.
Mourir n'était pas une fin, comme l'avait dit Nephtys. C'était une quête, une nouvelle aventure. Un nouveau monde à explorer...
Muée par la curiosité, Loralai demanda :
— De quelle couleur était ma rose ?
Un sourire doux-amer étira les lèvres de la souveraine.
— Toi, mon ange d'humanité, tu étais unique. Tes pétales oscillaient entre le gris et le rouge. Bien que vers la fin, tu étais plus cendre qu'écarlate... Sais-tu pourquoi ?
L'ancienne vivante opina. Elle le savait très bien...
Elle était flamme quand sa meilleure amie était à ses côtés.
Elle était poussière quand elle la délaissait...
© 2023 Sélène Rivers
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