Je hais les goûters.

J'aurais préféré rester dans ma chambre au frais, regarder le mur m'aurait plus charmé que d'écouter les conversations stériles des Nobles autour de la table. Nous sommes tous assis au milieu du jardin du palais, savourant les gâteaux que nous servent à volonté les serveurs. Je n'ai pas assez faim et le soleil me tape trop sur la tête pour manger quoi que ce soit, je préfère terminer la bouteille de vin blanc qui m'appelle depuis plusieurs minutes. Ou plusieurs heures. Ce goûter est si long que je n'en compte plus le temps. Maven est à ma droite et mon frère, Ptolemus, à ma gauche. L'un d'eux me répugne tandis que l'autre calme mes mauvaises humeurs.

Je hais être une princesse.

Mais bientôt je serai reine. Une reine n'est pas obligée de subir ces stupides goûter en plein soleil pour papoter de sujet qui n'ont même pas lieu dans un repas de Rouge. En parlant d'eux, Kara n'est pas avec nous aujourd'hui. Maven avait pris l'habitude de la ramener à ce genre de repas inutiles pour une raison qui m'est encore inconnue. Elle était enchainée mais avait le droit aux gâteaux, elle attrapait l'assiette entière devant les yeux ébahis des Nobles. Dommage qu'elle n'est plus là, elle était ma distraction favorite, enchaînant les remarques indécentes et les manques de politesses face aux Argents, tout ça me faisait tellement rire. Je l'enviais presque de pouvoir se libérer verbalement devant tout ces idiots. Mais nous ne pouvons nous comporter comme des sauvages, à mon grand regret car certains Argents le mérites amplement.

- Rentrer dans ta chambre en rampant est ton objectif du jour, ma Chère ?

Maven aime provoquer, il aime faire du mal et chercher la petit bête qui me fera rugir. Son regard jongle entre la bouteille et mon visage sûrement grisonnant après les nombreux verres que j'ai enchainé. Il souri légèrement face à mon temps de réaction plus lent qu'habituellement.

- Je fais passer le temps, maintenant qu'il n'y a plus notre grande amie pour animer les repas, remarque-je en écartant la bouteille de moi.

Il est déçu autant que moi de son absence mais non pour les mêmes raisons, je le sais. Il n'en montre rien tout de même, pas un seul signe sur son visage montre sa peine. Lui qui aimait se coltiner sa prisonnière partout où il allait pour sa bonne compagnie, il ne semble pas très affecté aujourd'hui de ce vide. Quel bon acteur ce Maven.

- Voyons, tu préfères les Rouges aux Argents ? Attention, ici les traitres finissent rapidement dans les rangs de la Garde Écarlate.

Je suis stupéfaite par son manque de cœur. Il n'a aucune honte en exposant ce qui s'est produit sur son propre frère. Comment peut-il jouer aussi bien la comédie, ou alors ne ressenti-il réellement rien ? Je suis fiancée à un mur de pierre. Je sens Ptolemus arranger son costume par mal aise. Lui aussi n'aime pas revivre les évènements passés. Nous avons tous été très proche de Cal, plus que Maven même. Son départ nous a touché car nous ne voyions que lui sur le trône, et certainement pas son petit frère.

- Au moins ils ne sont pas obligés d'assister à ce genre de choses... grommelle-je en pointant du doigt l'assiette à gâteau.

Maven déploie un rire qui me rassure. Il sait rire, du moins il y paraît. Chaque jour je me demande par quel miracle je vais pouvoir le comprendre. C'est un jeune homme mystérieux qui ne dévoile que son visage de roi en public, et même devant moi. Je n'ai jamais vu autre chose qu'un roi de lui. Lorsqu'il était encore prince je ne le remarquais que peu face à la grandeur de Cal, et jamais je n'aurais imaginé devoir me marier à lui. Cal m'était destiné, pas Maven. Je suis plus âgée que lui et plus forte, mon corps a été construit pour un seul homme, un guerrier. Je rêvais de partir au combat avec Cal et non de papoter autour de gâteaux avec Maven. Je sais bien que ce dernier ne passe pas sa journée au jardin et manigance des plans dans sa chambre sans que personne n'y ose fourrer la tête. Mais je lui en veux de ne pas m'en parler, il sait que je maîtrise l'art du combat mieux que quiconque alors pourquoi me garder enfermée comme une souris dans sa cage. Même Kara a eu le droit de goûter à la liberté. Je l'envie encore.

- Eve, où est Maélane ?

Ptolemus me pose directement la question pourtant c'est Maven qui y répond.

- Elle règle quelques problèmes, elle nous rejoindra.

Une réponse qui ne nous laisse aucun autre choix que l'acquiescement. Leur petite bande enfantine sont de plus en plus suspect. Les Argents en général sont suspects mais eux d'autant plus depuis de l'arrivée de Kara. Cette petite Rouge a sûrement ramené ses ordures de problèmes avec elle et nous voilà tous sous nos gardes alors que nous devrions être alliés. La vie nous a enseigné que les Argents se battent contre les Argents pour régner, et non contre les Rouges pour survivre. Je n'aurais jamais pu imaginer l'ampleur du combat de Kara, elle qui se cachait dans la boue avant de rencontrer Cal, la voilà devenue notre ennemi numéro un. Elle a sans doute dépassé la Région des Lacs qui ne nous cause plus de soucie depuis plusieurs semaines maintenant.

La chaleur me tourne la tête, ce goûter va finir par annoncer mon décès.

Maven me voit souffler et m'autorise à partir, par mon grand étonnement. Il doit en avoir également marre de supporter mes agacements. D'un pas lourd mais rapide je traverse le jardin et en profite pour respirer l'air frais qui soulève mes cheveux argentés. Ma jupe permet à mon corps de s'aérer et ne pas m'évanouir étouffé par ma transpiration. J'évite les regards des Nobles et poursuis mon chemin à travers les buissons fleurissants du jardin. Je dois sentir le vin à des kilomètres mais ça sera toujours mieux que l'odeur du chocolat des gâteaux. Mon tour dans le jardin me semble interminable, je ne vois plus la fin et j'ai comme l'impression de tourner en rond. Je suis censée tomber sur une porte mais je ne l'a trouve pas. Je m'arrête brusquement pour pivoter sur moi-même et retrouver mes sens. Le vin et le soleil font très mauvais amis, j'ai la nausée qui me monte à la gorge. En tendant l'oreille je perçois des voix au loin. Je décide de les suivre voir où elles me mènent. Plus je m'approche plus les voix se transforment en cris. Hauts et bruyants, ils m'interpellent direct et me font accélérer le pas. C'est à l'entrée du palais, une troupe entière de soldat se trouve en cercle autour d'une personne. Je n'arrive pas à distinguer qui et m'approche d'avantage pour comprendre la raison de ce brouhaha. Ptolemus m'attrape le bras et me fais sursauter. Le vin a vraiment réduit mes sens à néant.

- Eve, tu as vu, Kara est revenue.

J'écarquille les yeux sans y croire.

- Pardon ? m'étonne-je en la cherchant du regard. Kara est revenue aussi facilement se livrer de nouveau à Maven ?

Il hausse les épaules.

J'aperçois Maven et le rejoins. Kara est belle et bien au milieu de ce chalutage, menottée par la pierre du silence comme à ses habitudes, le visage neutre. Son visage semble se métamorphoser en celui de Maven, plus aucune émotion ne lui traverse l'esprit. Elle se tient debout face au Roi et garde le menton levé. Elle aussi sait quelque chose, mais quoi ?

Maven l'observe attentivement, même lui est surpris. Elle s'est rendue, comme une Rouge apeurée l'aurait fait devant un Argent. Mais Kara n'est pas apeurée, et pas totalement Rouge. Son rapport médical cite qu'il y aurait du sang argent grâce à ses ancêtres, d'où son mystérieux pouvoir. Quelle fantaisie, aucune Maison Argent n'a eu la chance de posséder un don aussi puissant. Sûrement un mensonge inventé par Maven pour dissimuler une vérité bien plus surprenante.

Le Roi ordonne aux gardes de l'envoyer dans sa chambre sans la quitter du regard.

- Alors, c'était dans tes plans ça aussi ? rie-je sous ses yeux perplexes.

- Tout est dans mes plans.

Il ne me regarde pas et garde un œil sur la silhouette de Kara qui s'éloigne.

- Tellement de mensonges sortent de ta bouche, Maven, que je n'en distingue plus les vérités.

Il balaye ma remarque d'un mouvement de main et entre lui aussi au palais. Si lui ne veut pas me donner de réponse, la jeune Rouge le fera à sa place. Je ne peux continuer à vivre dans ce palais hypnotique sans en connaître les limites.