Chapitre 9
Il y a bien longtemps, je n'avais pas le droit de pénétrer dans la forêt, elle lui appartenait.
Maintenant que l'accès à la forêt m'est autorisé, c'est le village qui m'est interdit.
Lorsqu'il lui arrive de s'absenter pour plusieurs jours, je me rends jusqu'à la lisière du village, la frontière qui sépare les deux territoires, celui des humains et celui des démons et je les observe, ces villageois que je côtoyais autrefois et qui me semblent aujourd'hui être de parfaits étrangers.
Ils ne me voient pas, je suis cachée. Tant que je le reste je n'enfreins aucunes règles.
Ellipse de sept ans
- Bouh !
- Par les enfers Gale ! Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? M'énervais-je en me retournant vers le jeune homme qui se tord de rire.
- Désolé mais c'est vraiment trop drôle, ça marche à chaque fois ! Il faut vraiment que tu te détentes.
En grognant, je lui frappe la main et lève la tête pour pouvoir croiser son regard.
En sept ans, il est devenu un beau jeune homme. Avec le temps, il a perdu son côté benêt et il a même maintenant quelques poils qui lui poussent au menton. Pas besoin de vous le préciser, il en est très fier.
- Ça pousse à ce que je vois ? Lui dis-je en chatouillant sa joue pour me moquer.
- Toi aussi non ? Dit-il en lorgnant mon décolleté.
- Espèce de mufle ! M'esclaffais-je tout en me jetant sur lui pour lui faire regretter ses paroles.
Malheureusement pour moi, en sept ans, il a aussi eu le temps de se faire quelques muscles en plus.
Sans surprise, il prend donc rapidement le dessus et vient écraser tout son corps sur le mien pour m'empêcher de bouger.
- Sans ses petits couteaux de cuisine, madame ne sait pas faire grand chose puisqu'un pauvre écuyer comme moi arrive à la mettre à terre.
- De un, ce sont des dagues. De deux, tu as beaucoup plus de muscles et de trois, tu es bien trop lourd et tu m'écrases alors bouge de là !
- Vos désirs sont des ordres madame, me dit-il en se remettant debout après m'avoir embrassé rapidement sur la joue.
- Tu m'aides ?
- Ça dépend, que me donnes-tu en échange ?
- Laisse moi réfléchir... tu auras le plaisir de ne pas devoir rentrer avec la face amochée pour une fois.
- Madame est trop bonne !
- Je sais, maintenant aide moi.
Il me tend sa grande main que j'attrape puis me tire vers lui en me broyant au passage les doigts plus que nécessaire.
Une fois debout, je le regarde d'un œil meurtrier.
- Quoi ? Fait-il l'air innocent.
- Espèce d'idiot.
- Toi aussi tu es ma meilleure amie Lou...
- Vas brûler en enfer !
- On va à l'étang ce soir ? Me demande-t-il en changeant abruptement de sujet.
- Non, pas aujourd'hui, je vais voir George.
J'époussette du mieux que je peux ma robe mais je dois me rendre à l'évidence, elle est fichue. Gale observe mon manège en gloussant le plus discrètement possible. Il sait aussi bien que moi la remontrance qui m'attend quand Alice découvrira mon état. Crétin.
- Oh...et bien dis lui bonjour de ma part.
- Je n'y manquerai pas et je lui dirai aussi en passant avec quelle facilité je t'ai battu à la course.
- Dis lui juste bonjour de ma part.
- Oh ! Ce pourrait-il que monsieur n'aime pas perdre face à une dame ?
- J'aurais pu gagner ! Et tu n'es pas une dame !
Concernant le deuxième point, il a raison.
- Peut-être, si tu n'étais pas aussi mou !
Et c'est reparti pour un second round.
Finalement quand j'arrive au château, il fait déjà noir et le temps s'est un peu rafraîchit.
- À cause de toi, je vais encore me faire réprimander !
- Tu es en retard tous les jours, me répond simplement Gale en me rejoignant.
- Justement !
- Bon, ce fut un plaisir de partager ton agréable compagnie. Comme toujours, se moque-t'-il en gloussant et je lui tire la langue, faussement vexée.
- C'est ça, va-t-en ! Ça vaut mieux si tu ne veux pas perdre aussi toutes tes dents !
Après qu'il soit parti, je cours jusque dans ma chambre où je me débarbouille, change de robe et descend en direction de la salle à manger, tout ça en moins de dix minutes.
À mon arrivée, personne ne fait attention à moi, ils sont habitués à mes retards.
Je sonde rapidement la salle du regard pour voir si il est déjà là mais ne l'aperçois nulle part.
- Tu as de la chance petite, il n'est pas encore là, me souffle Acham en venant à ma rencontre.
Le démon m'embrasse sur les deux joues et s'apprête à m'escorter jusqu'à la table quand son regard s'arrête sur mes souliers.
- Qui-a-t-il ?
- Nom du diable ! Tu as encore été dans la forêt ! On t'a déjà dit combien de fois que tu ne pouvais pas ? Murmure-t'-il rageur. C'est dangereux en ce moment avec ces stupides chiens qui rodent !
Je baisse la tête et en effet, dans ma course j'ai oublié de changer de bottines. Elles sont toutes crottées et on ne peut pas vraiment se tromper sur ce à quoi j'ai bien pu occuper mon après-midi.
Je cours m'asseoir à ma place avant que quelqu'un d'autre ne le remarque, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir, je suis assise à sa gauche.
Espérons qu'il ne voit rien.
Le repas n'est pas encore servi, il est de coutume qu'on l'attende avant de commencer.
À table, personne ne parle avec moi, je m'y suis faite, les humains me craignent et les démons me méprisent, enfin la plupart. Généralement, ils font comme si je n'étais pas là et ça me va très bien.
Pendant le repas, je ne peux pas parler à Acham, il est assis bien plus loin. La table est une sorte de grande pyramide sociale : on commence par Lucifer, sont assis près de lui ses fils, après ce sont les ducs puis tous les démons d'importance mineure comme Acham. Les vampires, loups-garous, incubes,... ou comme il aime tant les appeler, ses créations mangent plus tard.
En face de moi, il y a Eurynome, généralement il ne parle à personne à part son père. À côté de lui se trouve Pluton, lui c'est tout le contraire, il est assez...extraverti, fait des plaisanteries douteuses et courtise tout ce qui bouge.
Moloch qui est le plus agréable des trois est assis à sa gauche et c'est accessoirement aussi un des seuls démons avec qui j'aime discuter, ou plutôt c'est un des seuls démons à me parler.
Malheureusement, moi il a fallu que je me coltine Abalam. Je le déteste et je pense que c'est réciproque. Il est antipathique au possible, regarde tout le monde de haut (surtout moi qui occupe la place juste à côté de son père) et est en toute honnêteté, complètement cinglé. Parfois pendant le repas, il lui arrive de rire tout seul et pas le rire agréable de quand on se remémore une bonne plaisanterie. Non, le rire qu'aurait un dément, un grand rire qui ne s'arrête qu'après plusieurs minutes et qui plonge toute la salle dans le plus profond des malaises.
La première fois que je l'ai entendu, j'étais terrifiée, je me suis tournée vers Lucifer les larmes aux yeux et je l'ai vu sourire, il est assez fier de son fils.
Abalam est son préféré, celui en lequel il place le plus d'attentes.
C'est vraiment une idée tordue de démon, comment peut-on placer autant d'espoir en un fou ?
Je suis tellement plongée dans mes pensées que je ne l'entends pas entrer, pas plus que je ne les vois tous se lever.
Je reçois soudainement un grand coup dans le pied et tourne vivement la tête vers Abalam qui me regarde avec dédain.
Je me lève précipitamment faisant tomber ma chaise par la même occasion, ce qui ne passe pas vraiment inaperçu avec le silence qui règne à présent dans la salle.
Devant la porte, je le vois qui m'observe amusé. Après sept ans, mes maladresses l'amusent toujours autant.
Je m'accroupis pour relever ma chaise quand sa main se pose sur mon pied, il a fait vite.
- Qu'est-ce que ça ?
-...
- Lou...
- De la boue ? Dis-je incertaine.
- Et comment est-elle arrivée sur tes bottines qui ce matin encore étaient propres ?
- Je...il se pourrait bien que j'ai fait une rapide promenade dans la forêt...
Il souffle, un long soupire qui montre bien à quel point je l'agace. Si c'était quelqu'un d'autre, nul doute qu'il serait déjà en train d'agoniser au sol.
- À quoi cela sert-il que j'impose des règles si tu ne les respectes pas ?
- Les règles sont faites pour êtres transgressées a dit un jour un célèbre prêtre.
- Personne n'a jamais dit ça...et sûrement pas un prêtre.
- J'ai juste
- Et tu sens l'odeur de cet humain à plein nez ! S'énerve-il, la forêt n'est pas sure avec ces stupides caniches rebelles qui y traînent !
- Il ne m'est rien arrivé et je sais me défendre !
- Contre ça tu ne fais pas le poids ! Et encore moins si tu te permets de rater tes leçons de défense pour partir je ne sais où faire je ne sais quoi. Qui plus est avec un boulet qui sent l'humain a des kilomètres et qui doit les attirer comme des mouches !
-...
- Tu n'y retournes plus c'est bien compris ?! Sinon je t'interdirai de revoir l'humain jusqu'à ce que cette simple règle entre dans ta tête !
-...
- Lou
- D'accord, je n'irai plus.
A côté de moi, Abalam esquisse un sourire, il aime bien quand son père me réprimande.
- Père, a-t-on de nouvelles informations concernant ces rôdeurs ? Demande soudain Moloch.
- Il n'y a rien à savoir, ce sont de stupide loups-garous chassés de leur meute et qui croient qu'ils sont autorisés à s'installer sur mon territoire, dit-il en s'asseyant à sa place. Dès que j'aurai un peu de temps, j'irai leur faire comprendre que non, on ne s'installe pas où on veut quand on veut, j'en ferai sans doute des descentes de lit. C'est assez agréable avec l'hiver qui arrive, qu'en penses-tu Lou, cela te plairait d'avoir un tapis en poils de loups ? Ou alors peut-être un manteau ?
- Non, tu peux te les garder, réponds-je vexée.
- Ne parle pas ainsi à ton maître ! Me réprimande soudain Abalam d'un ton sec.
- Laisse-la, mademoiselle fait la tête, le calme son père en commençant à manger.
C'en est trop, d'un grand geste théâtral, je me relève faisant racler ma chaise sur le sol.
- Cesse de me traiter comme une enfant !
Il me regarde sans rien dire mais cela se voit comme le nez au milieu de la figure qu'il se contient pour ne pas m'écraser sur l'instant.
- Sors d'ici et reviens quand tu seras plus calme, tu te donnes en spectacle.
- Je ne reviendrai pas !
En tapant des pieds, je sors furieuse de la pièce et cours rejoindre mon frère.
Comme à son habitude, je le trouve en train de lire un livre assis dans son lit.
Comme à chaque fois que je suis avec lui, je m'apaise instantanément. C'est rassurant de se dire que dehors mon monde a beau partir en vrille, dans cette chambre, tout est toujours pareil. Pourtant j'ai aussi conscience du côté égoïste de ce sentiment. George n'a jamais eu le choix, il est retenu ici comme moi mais son champ de vision à lui se limite à ces quatre murs, jours après jours, depuis sept ans.
- Lou !
- Coucou Georgy, désolé de ne pas être passée plutôt.
- T'en fais pas, j'ai lu toute la journée.
- Bon bouquin ?
- Assez, mais je l'ai presque fini, penses-tu pouvoir m'accompagner et aller en chercher un autre demain ?
- Bien sûr, quand il te plaira.
- Tu es là assez tôt aujourd'hui, remarque-t'-il alors en fronçant les sourcils. Vous vous êtes encore disputé ?
- Rien de bien grave, ne t'embêtes pas avec ça, lui dis-je en m'asseyant à ses côtés.
- Comment le pourrais-je ? Chaque jours qui passent je ne peux m'empêcher de me dire que c'est de ma faute si tu es ici, entourée de ces monstres.
- Ne pense pas à de telles choses. Je vais bien, je suis bien ici. On me traite correctement, j'ai beaucoup d'amis alors qu'au village je n'en avais aucun.
- Mais ils ne te manquent jamais, papa, maman, Philippe ?
- Bien sûr que si...
Mais dans ma tête une voix me hurle "menteuse".
Je n'aime pas lui mentir mais comment pourrais-je lui avouer que non, notre famille ne me manque pas le moins du monde. Cela fait sept ans et si au début j'ai cru ne pas pouvoir vivre loin des miens, j'ai vite compris qu'il n'en était rien. Jamais je n'ai ressenti le besoin de les revoir. Mais si je lui avouais cela, il me prendrait pour une des bêtes qui sont actuellement en train de manger en bas et ça, ce n'est pas envisageable. Mon frère est une des seules choses auxquelles je tiens. Si je le perdais, j'en mourrais. Lui dire la vérité n'est pas envisageable.
Nous discutons encore quelques minutes quand je le vois soudain bailler.
- Tu veux dormir ?
- Oui, je suis un peu fatigué.
- Vieillard avant l'heure, si ce n'est pas triste, dis-je en riant.
- Ne te moque pas et viens demain, on ira chercher un livre et faire un tour dans les jardins.
- Oui, ne t'inquiète pas, je passerai mais je ne sais pas encore quand.
- Je peux attendre.
Je lui souris gentiment, lui embrasse la main et sors de la pièce en refermant doucement la porte derrière moi.
Je cours ensuite sans m'arrêter jusqu'à ma chambre, je rentre à l'intérieur me jette sur le lit sans prendre la peine d'enfiler ma robe de nuit et reste la sans bouger, à réfléchir.
Lou, tu es une stupide menteuse.
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