9. Maskerade

— Dort-il toujours ? s'enquit Sven en sortant de la cabane.

— Oui, confirma Alban.

Il se releva de la souche sur laquelle il était assis, poursuivit :

— D'ailleurs, je suis étonné que tu sois debout si tôt. Tu n'as pas lésiné sur les verres, hier.

Le jeune haussa les épaules. Il gardait les stigmates de la soirée sous ses yeux fatigués et luttait contre les vomissements. Pourtant, il se préoccupait davantage du secret d'Alban.

— Comptes-tu lui dire ?

Le brun secoua négativement la tête.

— Tu réalises que nous ne pourrons pas le lui cacher éternellement, s'il reste avec nous...

— Je sais. Laisse-moi réfléchir, tu veux ! Remplis la charrette et prends soin de cacher le harnachement d'Önskan !

Sven s'exécuta. Ses multiples allers-retours ne parvinrent pas à tirer le frère prodigue de son sommeil. Il empila les vêtements, les couvertures et les divers matériaux qu'ils avaient amoncelés durant leur vie à Falun sur la plateforme.

Alban, lui, s'était enfoncé dans les bois. Lebrun mâchouillait de l'herbe, sagement immobile à l'attache. Önskan était plus loin, profitant de sa liberté. Il rejoignit son propriétaire joyeusement.

— Tu vas devoir garder tes distances, mon grand...

Önskan le repoussa d'un fort frottement de tête.

— Je ne plaisante pas, sermonna Alban. Ne t'approche de Filip sous aucun prétexte.

Sous l'œil inquisiteur de son cheval, il regagna le campement, juste à temps pour voir sortir son frère en bâillant. Ce dernier s'étira et s'exclama :

— Quelle belle journée !

Son cadet sauta sur l'occasion ; tout en lui infligeant une grosse tape dans le dos, il lança :

— Parfait, maintenant que tu es debout, mettons-nous en route !

Ni Sven ni Filip n'eurent le temps de protester. Alban régla les sangles du hongre, déjà attelé. Sven n'avait pas traîné. Le jeunot jeta un regard inquiet à la sylve et s'empressa de grimper sur le siège et d'ordonner la marche en avant. Filip fit mine de l'y rejoindre, mais Alban l'arrêta :

— Le chargement sera trop lourd si on monte tous. J'imagine que tu n'as plus dirigé d'attelage depuis notre enfance, alors Sven et moi allons nous relayer.

— Mais...

— Tu vas devoir marcher.

Il ne s'en voulut qu'un court instant d'être si dur avec son aîné. Par chance, il pouvait compter sur son côté peu rancunier, qui n'avait d'ailleurs pas tant changé durant leur séparation. Le brun en arrivait même à douter de son frère ; Filip paraissait très peu impacté par le service militaire, pourtant connu pour sa rudesse.

— Je ne suis pas mécontent de partir, avoua Filip. Non que je veuille critiquer votre humble demeure, elle était...

— Elle appartient au passé, désormais, récusa Alban.

— Vous habitiez toujours dans ce genre d'endroits ?

— Non. À Falun, nous avons fini par vivre confortablement.

— Pourquoi être partis, dans ce cas ?

— N'avoir aucune raison de rester est la meilleure raison de s'en aller !

Sven se garda d'exprimer son ressenti à ce sujet, sentant bien que son compagnon était à fleur de peau. Pour détendre l'atmosphère, il fit dévier la conversation :

— Dis-moi, Filip, tu étais à Stockholm, est-ce bien cela ?

— Oui.

— As-tu vu la princesse ?

— Par pitié... Ne me dis pas que tu es toujours obsédé par elle !

Alban le lui confirma en soupirant.

— Alors ? s'impatienta l'adolescent.

— Non, je ne l'ai pas vue. Personne, d'ailleurs. On ne sait rien, pas même à quoi elle ressemble, à part qu'elle ne réside plus au château depuis des années.

Un hennissement les interrompit. Sven et Alban se regardèrent en chiens de faïence, pétrifiés.

— Qu'est-ce que..., commença Filip.

— Sûrement un voyageur, s'écria Alban. Tu sais quoi ? Monte ! Essaie donc de tenir les rênes.

Le brun échangea sa place avec son frère, lui indiquant comment placer ses mains.

— Cela me rappelle notre vieil Otto ! s'extasia Filip.

Otto était le marchand qui les avait pris sous son aile alors qu'ils étaient démunis, juste après l'assassinat de leurs parents. La mémoire de ces années en sa compagnie, pourtant merveilleuses, était entachée de sa mort à lui aussi. Comme tous ses souvenirs douloureux, Alban refoulait celui-là. Il préférait penser à l'avenir.

Il planifia :

— La route va être longue. Il va nous falloir quelques arrêts, le temps d'amasser un peu d'argent pour subvenir à nos besoins. Pour pallier le manque de confort, je propose que nous logions dans des auberges. Sven, tu pourras emmener le cheval dans une ferme.

Sven perçut le sous-entendu et acquiesça. Önskan allait être dissimulé encore longtemps avant que le Ryttare ne se dévoile.

— Ne tire pas si fort sur les rênes, Filip, laisse-le avancer ! N'exerce de pression que lorsque tu souhaites ralentir ou tourner. Lebrun connaît son travail.

— Eh bien, souffla Filip, à trop jouer les nigauds j'en suis devenu un ! Mais toi, je constate que tu n'as pas perdu la main ! Tu es devenu dresseur ou quelque chose comme cela ?

— Loin de là. J'ai continué à travailler à la forge et j'ai succédé à l'ancien maître d'armes.

Filip siffla, admiratif.

— Je te tire mon chapeau ! Et comment va ce vieux rabougri à la forge ?

— Il n'était pas triste que tu sois parti.

— Et sa fille ? N'a-t-elle pas au moins versé une larme ?

— Non, elle t'a vite oublié et c'était tant mieux pour elle.

— Ne t'es-tu amouraché de personne, tout ce temps ?

— Non, marmonna Alban.

Les femmes ne l'intéressaient guère, il n'en voyait que lorsque sa main ne lui suffisait plus. Il aimait ses lames, les balades et son cheval. Il n'aspirait pas à plus, certainement pas à des futilités comme celles auxquelles son frère s'adonnait.

— Comment diable as-tu fait, sans enfants, sans femme, pour échapper au recrutement ?! s'écria Filip.

— J'ai évité de boire et de me battre.

Sven toussa. Cette affirmation n'était plus aussi exacte qu'auparavant. Aussi détourna-t-il la conversation :

— Filip, sais-tu pourquoi la princesse est partie ?

Le grand blond haussa les épaules nonchalamment.

— Je croyais que tu savais tout d'elle.

— Visiblement, non ! N'as-tu donc aucune information ?

— Pourquoi diable est-ce que tu m'embêtes avec cette princesse ? Tu ne la verras sans doute jamais. Elle est insignifiante.

— C'est que..., bredouilla Sven, comme moi elle a perdu son père...

— Nous aussi, coupa Filip, je ne vois pas où tu veux en venir !

— Elle devient brillante malgré cela... alors je me dis que j'ai de l'espoir.

Ses yeux scintillants trahissaient son émoi et Alban, mirant la scène, se sentit mal lorsqu'il entendit son frère répondre crûment :

— Ta petite princesse s'en sort parce que l'or jaillit littéralement de ses orifices. On est tous orphelins comme elle, mais les gars comme nous tout le monde s'en fout, et tu sais quoi ? Elle s'en fout aussi.

— Filip ! tonna Alban.

Lebrun s'arrêta net au haussement de ton de son maître.

— Mais il m'énerve ! se justifia Filip.

Sven essuya discrètement les larmes qui perlaient.

— Dis plutôt que c'est d'avoir une femme au pouvoir qui t'énerve ! rétorqua Alban.

— Cette tâche revient à un homme. Les femmes sont instables, incapables de régner. Regarde ces soulèvements incessants. Elle y est sourde. Elle n'y répondra que par moins de ravitaillements et plus de taxes.

Le brun prit à contrecœur la défense de la princesse :

— Tu peux dire ce que tu veux, à ce jour, elle n'a pas mené le pays à sa ruine et pourtant cela fait une décennie qu'elle est sur le trône.

— Elle ne l'a pas conduit à sa perte parce que pour l'instant c'est encore un homme qui assure la régence.

— Laisse-la donc faire ses preuves !

— C'est une enfant.

— Nous l'étions aussi.

— Mais nous n'étions pas à la tête d'un pays, chipota l'ancien soldat.

— Tu ne t'en serais pas mieux sorti qu'elle, mon frère ! gronda Alban, même si cela lui coûtait. Je me fiche de ton avis, tu peux bien avoir celui qu'il te plaît, mais présente tes excuses ou nous continuons la route sans toi !

En bougonnant tel un enfant qu'on punit, Filip demanda pardon à Sven, qui, dans son incommensurable bonté, ne lui en tint pas rigueur.

Dès le premier hameau suffisamment grand pour compter dans ses commerces une taverne, Filip exigea une pause. Alban, qui s'évertuait à contourner les villages afin de ne pas livrer son étalon à la vue de tous, réussit à négocier que Sven et lui l'attendent à l'entrée.

— Quel ivrogne ! râla-t-il en voyant son aîné s'en aller gaiement à la recherche d'une pinte de bière.

Sven guetta derrière eux, mais ne détecta nullement la présence d'Önskan.

— Alban... Penses-tu qu'il nous a perdus ?

— Tu ne le connais donc toujours pas ? Il n'y a pas limier plus fiable que ce cheval. Mais il pourrait très bien avoir décidé de nous quitter. Et dans ce cas, ce sera cela de moins à expliquer à Filip.

Sven aurait été peiné de perdre ce cheval, mais, si ce drame empêchait Alban de jouer les justiciers, il s'y ferait.

Le chef de troupe s'accommoda de la halte : il abreuva le hongre, qui profitait d'un repos bien mérité. Néanmoins, l'ancien fantassin ne tarda pas à revenir, l'air encore plus maussade qu'après sa remontrance par son cadet.

— Alors, railla Alban. La cervoise ne fut pas bonne ?

— Elle si, les conversations moins !

Il fit mine de remonter sur la charrette, mais Alban l'arrêta.

— Oh non, c'est au tour de Sven. Toi, tu vas marcher un peu.

Ronchon, Filip enfonça ses mains dans ses poches et emboîta le pas au cortège grinçant.

— Quelles étaient ces discussions qui t'ont tant énervé ? relança Sven amicalement.

— Un groupe de femmes parlait de l'« homme au cheval d'or et d'ébène » comme elles l'appellent. Elles ne m'ont même pas jeté un regard ! Vous vous en rendez compte ?!

Refroidi par la mention du Ryttare, Alban maronna :

— Les femmes ont le droit de ne pas te trouver à leur goût, n'en fais pas une montagne.

Sven se concentra sur la route, rougissant de malaise.

— Tu ne comprends pas ! persista Filip. Elles s'émerveillent de ce vulgaire hors-la-loi ! Comment peuvent-elles être éprises d'un homme dont elles ne connaissent même pas le visage ? Un beau menton, un beau menton. J'ai un beau corps, un beau visage et lui avec un beau menton, il me ravit mes potentielles plus belles conquêtes. Il va faire couler mon affaire.

— Filip, fricoter avec des femmes pour de l'argent, ce n'est pas une « affaire », mais de la prostitution. Et si tu as prévu de reprendre cette activité et d'escroquer les bourgeoises comme lorsque nous étions jeunes, oublie cela.

Indisposé, le blond secoua la main.

— Cet homme est un fléau. Quel comble, qu'a-t-il de plus que moi ?!

— Vraiment pas grand-chose, si tu savais, rit nerveusement Sven.

Alban lui fit les gros yeux.

— Un masque. Il n'a qu'un masque de plus que toi, se rattrapa l'adolescent.

— Hum.

Mais la mascarade ne dura pas : après une bonne nuit de sommeil, Filip, qui dormait au sol comme les autres, un chapeau rabattu sur les yeux, se réveilla en sursaut ; Önskan le reniflait, penché sur lui.

Le blond hurla, reculant contre une roue. L'étalon doré inclina la tête, les oreilles pointées en avant de curiosité. Sven, paniqué, empoigna un couteau, persuadé qu'ils se faisaient attaquer, puis se ravisa en grimaçant. Quant à Alban, il se frotta les yeux, vit son cheval camper à côté des cendres de leur feu et jura.

Voyant le calme avec lequel ses comparses réagissaient, Filip analysa la scène. Son regard passa de l'étalon à son frère et sa bouche s'arrondit à mesure qu'il comprenait.

Résigné, Alban croisa les bras.

— Sven, nous aurions dû le couvrir de boue.

Ce fut ce qu'ils firent dans la foulée. Filip resta silencieux, accusant le coup. Parfois, sa langue claquait comme s'il allait poser une question, puis ses lèvres se refermaient. Une fois qu'Önskan fut méconnaissable, sa belle robe de feu entièrement dissimulée sous la mélasse, Filip bredouilla :

— Es-tu vraiment cet homme ?

Alban acquiesça, loin de s'en glorifier. Sven se faisait discret, affairé au harnachement de Lebrun. Filip moralisa :

— Tu traques des détrousseurs et tu tues des gardes royaux. Ne me disais-tu pas hier que tu évitais de te battre ?!

Alban alla prêter main-forte à son garçon de ferme. Filip ne le lâcha pas d'une semelle.

— Qui es-tu pour blâmer ces voleurs, qui font ce qu'autrefois nous étions forcés de faire, et ce que tu continues à faire en pillant les riches ? Pour t'opposer au champart, au terrage, à un fonctionnement qui perdure depuis des siècles ? Qui crois-tu être pour révolutionner un empire ?

— Il fallait bien que quelqu'un agisse ! Toi, tu ne faisais rien, accusa Alban.

— Le monde est tel qu'il est, Alban ! Es-tu réellement assez sot pour penser le changer ?! Tu ne fais qu'attiser la haine, alors que nous retournions à la paix...

Alban se renfrogna. Filip, dont le rôle de grand frère avait repris le dessus sur son immaturité notoire, sermonna son benjamin, assez bas pour que Sven n'entende rien :

— Tu n'es motivé que par la vengeance, je le comprends maintenant. Ces gardes, qui nous ont pris nos proches... Les condamner à leur tour ne ramènera pas Teresa, ni Göran, ni nos parents ! En tuant ces hommes, tu obliges certainement des marmots comme nous à vivre le même enfer. Je suis désolé. Sincèrement désolé d'avoir été idiot et de n'avoir pas pu t'épauler ces quatre dernières années, en te laissant en proie à la rancœur. Mais je suis de retour, pour de bon. Tu n'es plus tout seul, c'est moi, ta famille. Alors, abandonne cette quête, je t'en prie. Arrête avant qu'elle ne te vaille la mort. Et si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour moi. Je n'ai plus que toi ici-bas.

Contre toute attente, Alban se résolut à écouter Filip, au plus grand soulagement de ses acolytes. Les jours passèrent sans escapade nocturne et sans mention du Ryttare, comme s'il n'avait jamais existé. Le trio poursuivait sa route avec l'objectif initial : regagner la terre natale des frères orphelins.

Les jeunes hommes passèrent par Norrtälje, Kilsmo, puis par Katrineholm, Flen, Smedsta, pour se retrouver plus proches que jamais de leur point de départ. Après des mois de voyage, portés par leurs souvenirs flous d'enfants, ils remontèrent enfin le chemin jusqu'à une bicoque délabrée, noire des vestiges de l'incendie et sauvagement abîmée par les années.

En un soupir, les deux frangins tombèrent à genoux. Sven, posté sur la charrette, s'enquit :

— C'était votre... maison ?

Émus, les gorges nouées par la nostalgie, Alban et Filip se contentèrent de hocher la tête.

— Où sommes-nous, exactement ?

— Dans la bourgade de Mariefred.

Sans le savoir, ils n'étaient plus qu'à deux pas du château de Gripsholm, où résidait la princesse.

— Comment procédons-nous pour vivre ? se projeta Filip.

— Il faut déjà la remettre en état...

— Très bien, je finirai les travaux pendant que tu donneras tes cours.

— Si l'on ne t'aide pas, tu y passeras des mois. Et si je suis le seul à travailler, nous n'aurons pas assez pour vivre tous les trois. Je te rappelle que tu as un appétit d'ogre et que nous avons non pas un, mais deux chevaux à nourrir et soigner.

— Que Sven travaille. Je m'occuperai aussi des chevaux.

— Tu n'as aucune connaissance dans le domaine ! s'offusqua Sven.

— Pendant mon service militaire, je n'ai presque fait que ça.

— Mais tu ne connais pas Önskan !

— J'apprendrai à le connaître ! Trouve-toi donc un vrai travail !

— C'est un vrai travail !

— Il n'y a de la place que pour un de nous deux à la maison, se défendit Filip. Je sais que tu ne sais pas cuisiner !

— Je doute que tu saches faire le ménage.

Les enfantillages de ses deux compères amusaient Alban, si bien qu'il savoura le spectacle quelques instants avant d'endiguer leur dispute enfantine :

— Il me reste assez en besace pour tenir trois bonnes semaines. Consacrons, nous trois, ce temps pour nous installer confortablement, puis nous en rediscuterons.

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