7. Enat : Mariages arrangés
Escortée par son garde Ansgar, Kristina rejoignit sa tante et ses deux enfants. Elle espérait que, plus vite elle affronterait son cousin, plus vite elle retournerait au calme dans sa chambre.
À son entrée dans la salle de bal, Kristina ne put ravaler son soupir. Catherine avait assorti Marie-Euphrosyne et Charles, tous deux vêtus de costumes bleu pervenche, sertis de dentelle blanche.
La princesse signala son entrée par des salutations monocordes :
— Charles, j'espère que vous nous apportez du beau temps du royaume de France.
L'homme grand s'inclina en la voyant et lui baisa la main de ses larges lèvres. Toujours aussi peu plaisant que dans ses souvenirs, elle ne voyait pas en lui un possible époux.
Catherine se tenait à côté de son fils bien-aimé, prête à assister à la conversation entre les deux futurs mariés. Son sourire en disait long ; elle venait d'amorcer la première partie de son offensive dans la soumission de son indocile nièce. Voir la satisfaction dans ses pupilles et dans celles de Marie-Euphrosyne tenait de la torture pour Kristina.
— Vous avez beaucoup changé, commença Charles.
Kristina se retint de lever les yeux au ciel à cette phrase, impersonnelle par excellence. Qu'elle haïssait les civilités pompeuses !
— Comment dois-je le prendre ?
— Bien, bien. Vous êtes radieuse. Je vous trouve plus...
— Féminine ? hasarda-t-elle en remarquant qu'il lorgnait son décolleté.
— Oui ! N'avez-vous pas laissé pousser vos cheveux ?
— L'on ne peut rien vous cacher...
Kristina se demanda si les conversations avec son cousin allaient rester d'une platitude sans nom. Nonobstant, Charles la surprit agréablement :
— M'accorderiez-vous une balade ?
Kristina hocha la tête et posa sa main sur le bras de son prétendant. Elle glissa un mot à l'oreille d'Ansgar en passant et ce dernier acquiesça ; tandis que les femmes des Deux Ponts tentaient d'emboîter le pas aux fiancés, il leur barra la route.
— Mais... mais... Que faites-vous ?! se décomposa Catherine.
— Son Altesse ne souhaite pas votre présence.
Charles se tourna, mais Kristina l'incita à continuer. Il prit même la défense de ses intentions :
— Mère, Christine a raison. N'est-il pas de rigueur d'offrir un moment d'intimité en ces retrouvailles ?
— Kristina, rectifia l'héritière en marmonnant. Je m'appelle Kristina.
Catherine céda, bien qu'exaspérée. Des valets apportèrent un manteau de fourrure grise à l'invité, mais nul ne s'occupa de leur princesse.
— Ne vous couvrez-vous pas ? fit Charles, stupéfait.
— Seigneur, non ! rit la brunette. Quelle femme du Nord serais- je si je craignais une fraîcheur printanière !
Elle lui rendit son bras et les deux cousins sortirent du château, puis de la bâtisse, pour marcher dans les haies que le jardinier s'efforçait de tailler. Ansgar et d'autres gardes les accompagnaient, à une distance garantissant le secret de leurs confidences.
— Depuis quand ne nous sommes-nous plus vus ? s'intéressa-t- il soudain.
— Une demi-année, puisque, depuis ma venue à Gripsholm, vous ne nous avez guère fait cadeau de votre présence. Pas même en novembre, en l'honneur de mon père.
— De grâce, ne voyez pas en moi quelqu'un qui fuit sa famille et ses responsabilités. J'ai moi-même déploré votre absence au mariage d'Éléonore en septembre. Cependant, je puis vous assurer que depuis les royaumes où nous nous trouvions, Johan et moi, nous avions toujours une pensée pour votre père.
— Johan est-il rentré avec vous ? Je ne l'ai aucunement aperçu.
Johan était le fils d'Axel Oxenstierna. Lorsqu'il était présent, il appuyait aveuglément les directives de son père. Sa venue pouvait compromettre les plans de Kristina quant à une accession moins discutée au pouvoir.
— Un général l'a fait mander aux frontières.
Kristina souffla, soulagée.
— Quel dommage ! simula-t-elle.
Le long de la façade extérieure, à l'arrière des tours, un charmant parc avait été aménagé aux premiers signes du printemps, par un artiste que Kristina avait fait venir de Versailles.
— Ces jardins ne valent guère ceux de Stockholm.
— Ne vous rappellent-ils rien ? s'enquit la princesse.
— Devraient-ils ?
Kristina se tut, navrée du maigre sens de l'observation de Charles. Bien que la sortie fût revigorante, l'ennui la gagnait.
— Avez-vous déjà décidé combien de temps vous resterez ?
— Nous n'en avons pas encore discuté avec mère, admit-il. Il se pourrait que je m'établisse durablement à vos côtés. L'envie de voyager ne m'étreint plus. Je désirerais rattraper mes absences et apprendre à mieux vous connaître.
Bon Dieu ! pensa Kristina.
Elle commençait à peine à prendre son rôle à cœur que les obstacles s'amoncelaient devant elle.
— Le souhaitez-vous vraiment ou appliquez-vous aveuglément les ordres de votre mère, comme vous le faisiez enfant ? l'interrogea-t-elle.
— Les présents que je vous fais envoyer ne le montrent-ils pas assez ?
— Les fleurs fanent, Charles.
— Et la jument espagnole que j'ai fait importer ?
— Il se trouve que la mienne me suffit !
— Et les robes ?
— Je les ai malencontreusement oubliées à Tre Kronor.
— Certaines ont été livrées ici. Vos goûts sont-ils trop pointilleux ou est-ce parce qu'elles viennent de moi ?
Elle se décida à parler avec honnêteté :
— Les accepter signifierait que j'encourage vos élans, vous le savez comme moi. Votre mère m'entraînerait dans une spirale maritale pour laquelle je ne m'estime pas prête.
— Le serez-vous un jour ?
— Je l'ignore.
— Tout espoir n'est pas vain, alors...
Elle se mordit les lèvres.
— N'ayez crainte, chère cousine. Pour ce que cela vaut, je tenterai de réfréner l'enthousiasme de Mère...
— Moins de cadeaux ?
— Entendu ! Jusqu'à ce que vous me fassiez signe, je respecterai votre choix.
Elle voulut le remercier, mais des éclats de voix leur parvinrent, les poussant à faire volte-face et à retourner vers le porche. Une voiture tirée par les caractéristiques chevaux noirs de la Cour tra- versait le pont-levis.
Simultanément, le chancelier marcha vers eux en éminentes enjambées, le nez piqué vers le sol, l'air sombre. Il cacha son essoufflement à leur abord :
— Princesse. Un émissaire de Stockholm vient d'arriver. Une série d'évènements requiert notre attention. Vous me voyez navré de vous déranger en pleine...
— Ne vous excusez pas ! le coupa Kristina. Allons l'accueillir comme il se doit et montons en salle de Conseil.
Elle était bien trop contente que l'entrevue soit écourtée ; parler de fiançailles l'étouffait, même si elle venait de gagner un temps précieux en s'alliant avec son cousin. Elle prit congé de lui pour suivre Oxenstierna.
— Veuillez me pardonner, Charles. Nous nous reverrons au souper.
Les questions se bousculèrent dans son esprit. Elle craignait le pire.
— De quoi s'agit-il ? Une attaque des Danois ?
— Non, démentit Oxenstierna. Des hérétiques !
L'émissaire descendit et fut conduit par le régent jusqu'au hall, où Alva attendait ses instructions.
— Je vous rejoins, informa Kristina.
Oxenstierna acquiesça. Ils s'éloignèrent sans commentaire, dans une démarche digne de croquemorts.
— Que se passe-t-il ? chuchota Alva, sensible à la tension régnante.
— Je l'ignore encore.
Sa dame lui épousseta ses jupons, en profitant pour jouer les curieuses.
— Votre cousin n'est-il pas avec vous ?
— Tu vois bien que non, Alva.
Alva brossa les bottes poussiéreuses de Kristina puis insista :
— Comment était-ce ?
— Charles est gentil. Maintenant, relève-toi, je suis attendue. Elles s'engagèrent dans le corridor et gravirent les premiers escaliers. La fureteuse brunette n'en démordit pas :
— Et physiquement ?
— ... Gentil...
— Cela ne peut donc pas être si horrible !
Kristina inspira et répondit sur le ton de la confidence :
— Il est comme dans mes souvenirs. En moins enrobé, plus grand... Il pourrait ne pas être désagréable à regarder !
— Mais ?
— Mais il a encore les yeux de sa mère et cela suffit amplement à le rendre laid ! conclut Kristina tout bas. Il accepte de me laisser respirer, voilà tout ce qu'il faut retenir. Je ne l'épouserai pas, ou au pire pas avant longtemps.
— Il suffirait que vous évitiez de le regarder de si près !
Elles avançaient, distraites par leurs messes basses. Un racle- ment de gorge les rappela à l'ordre. Elles relevèrent le nez vers un cinquantenaire austère, ridé par ses fonctions. Il était élégamment vêtu, comme si l'urgence n'avait pas primé sur le soin de son apparence.
— Émissaire, salua Kristina. Veuillez excuser un tel accueil. Installons-nous !
Les valets tirèrent les chaises, chacun prit place. Kristina congé- dia tous ses serviteurs, à l'exception d'Alva, qui resta debout à côté de l'entrée. Les gardes fermèrent les portes de l'extérieur.
— Je vous en prie, nous vous écoutons.
Les mains croisées sur la table, l'envoyé les mit au fait.
— La collecte de cette année ne s'est pas bien déroulée. Les gardes chargés de récolter nos dus ont été interceptés à de multiples reprises.
— Qu'entendez-vous par là ?
— Votre Altesse, le peuple s'est opposé au terrage. Parmi eux, beaucoup refusent l'autorité protestante. Il y a eu quatre attaques successives : à Avesta, Sala, Västerås et Uppsala.
Kristina se glaça. Sans le soutien de son peuple, elle n'était rien. Ce dernier lui avait déjà prouvé dans le passé ne pas la respecter ni l'estimer... Mais un cap avait été franchi ; désormais, après avoir essayé de la destituer puis avoir attenté à sa vie, il la défiait ouvertement. Ses sujets en avaient assez, assez d'attendre un roi.
— Expliquez-vous ! s'impatienta Oxenstierna, les nerfs à vif.
— Que vous compreniez bien...
— Cessez de prendre des pincettes ! tempêta Kristina.
— Les... Vos gardes. Ils n'ont pas simplement été stoppés dans leur tâche. Ils ont été tués de sang-froid.
— Combien ?!
Le messager déglutit.
— La moitié, Votre Altesse.
— Qu'on m'apporte les responsables de cette barbarie !
— Il est que..., amorça-t-il précautionneusement.
— Que quoi ?! hurla l'héritière.
— Cela ne résulte que d'un seul homme.
— Mais que dites-vous ! infirma Oxenstierna. Un paysan seul ne pourrait pas venir à bout d'un garde entraîné par nos généraux, alors cinq !
— Et pourtant... Il se fait appeler le Ryttare. Il semblerait qu'il œuvre à travers le pays depuis des mois.
— Des mois ? Et on ne me l'apprend que maintenant ?!
Elle planta ses iris glacées dans ceux de son chancelier, qui se dédouana immédiatement :
— Je l'apprends en même temps que vous, princesse. Kristina se tut, pensive. Puis, elle fit appel à son alliée :
— Alva, toi qui viens du peuple. Que peux-tu me dire sur cet individu ? Est-ce vrai ? Le connais-tu ?
Oxenstierna s'offusqua que la parole soit donnée à une domestique et voulut protester, mais Kristina leva mollement la main pour l'en dissuader.
Alva fit un pas en avant, hésitante.
— Parle, Alva, l'encouragea Kristina. N'aie nulle crainte.
— Il y a bien un homme.
— Quel est son nom ?
— Personne ne sait qui se cache derrière le masque.
— Un homme masqué ? Un lâche assurément. N'a-t-il pas de signe distinctif nous permettant de l'identifier ?
— Je ne saurais dire... Ni mes proches ni moi-même ne l'avons vu en personne. Il se trouve plus au nord et monte un cheval à la robe d'or, d'après la chanson.
— La chanson ?
— Celle du troubadour. Il l'interprète dans les tavernes.
Kristina tapa dans ses mains.
— Eh bien, voilà ! Oxenstierna, assurez-vous de retrouver le ménestrel.
— Que faites-vous du Ryttare ? sollicita l'émissaire.
— On n'attaque pas un ennemi qu'on ne connaît pas. Nous aviserons lorsque nous aurons des informations plus complètes. Sur ce, messieurs, je vous quitte ! Émissaire, mes valets ont certaine- ment pris les dispositions nécessaires pour votre chambre. Gardes !
Kristina et Alva passèrent les battants, rouverts à l'ordre de la princesse. Elles montèrent à l'étage, où elles s'enfermèrent dans les appartements royaux. Aussitôt seules, Kristina se posta à sa large fenêtre et s'immobilisa.
Alva, qui n'avait guère l'habitude du silence venant de sa maîtresse, ne put cacher son inquiétude.
— Tout va bien, madame ?
— Oui. Je réfléchis, Alva !
Une fois de plus, la curiosité de la dame de compagnie se montra plus forte que la convenance.
— À quoi pensez-vous ? À cet homme dont nous parlions ? Vous fait-il peur ?
— Alva, comment veux-tu que je me concentre si tu... Mais oui ! Comment ai-je fait pour ne pas y songer avant ?!
La frêle brunette fronça les sourcils.
— Ce Ryttare n'est autre qu'un signe de Dieu. Je cherchais vainement un moyen de faire mes preuves, il m'est tombé du ciel. Il agit au nom de leur cause, il est l'incarnation de leur combat. Si je parvins à mater la révolte qu'il entame, le message passera pour tous ceux qui souhaiteraient s'élever contre moi. Je taperai fort, tu as ma parole.
— Comment comptez-vous faire ?
— Je dois me consacrer entièrement à cette cause. Endiguer le soulèvement catholique en éliminant son symbole.
— Avez-vous un plan ?
— Cela ne saurait tarder. Il me faut juste instaurer le calme à Gripsholm et supprimer ce qui bloque mon plein pouvoir.
— Qu'entendez-vous par là ?
— J'ai besoin de répit. Oxenstierna et ma tante manigancent dans mon dos selon ce qu'ils pensent être juste pour mon règne, pour ma nation. Magnus m'ennuie de ses déclarations. Ma cousine m'exaspère et je rêve de son départ. Mon cousin ne cessera pas sa cour tant que je n'aurai pas cédé à ses attentes.
— Madame... Je ne comprends pas un traître mot de ce que vous dites.
— Cela est pourtant simple, ma petite Alva. Ils veulent un mariage. Je vais leur en donner un !
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