5. Företaget : Compagnie
Kristina allait et venait le long de la soigneuse ligne formée par les jeunes femmes du peuple, prétendantes au poste de dame d'honneur. Il lui avait fallu deux mois pour faire organiser cette journée de recrutement, ou plutôt pour y arriver malgré les puristes à sa Cour, qui trouvaient cela plus qu'inapproprié.
Elle toisa les candidates, souleva certaines mèches de che- veux, tourna les mentons. Puis, elle recroisa les mains dans son dos et se mordit les lèvres, plongée dans une insondable réflexion. Sa froideur effrayait ses invitées, ce qui, personnellement, l'amusait.
Elle pivota brusquement, faisant sursauter l'assemblée, et pointa du doigt une frêle femme à la chevelure d'une teinte semblable à la sienne.
— Toi. Comment t'appelles-tu ?
La brune aux tresses écarquilla les yeux et bafouilla :
— Moi ? Je... Alva, Alva, madame... Votre Altesse !
— Gardes, faites-les toutes sortir, trancha la princesse. Mon choix est fait.
Kristina resta plantée face à sa recrue. Elle la fixa jusqu'à ce que cette dernière fuie le contact visuel et n'arrêta qu'une fois les autres hors de vue. Ensuite, elle s'écarta, satisfaite, ne regrettant absolument pas la déchue Ida. Alva allait lui apporter de l'amusement et de la fraîcheur, elle en était convaincue. Elle avait lu en la villageoise une docilité sans faille malgré un esprit éveillé.
— Tu n'es pas très bavarde, Alva !
L'intéressée déglutit et s'osa à une question :
— Pourquoi... Pourquoi m'avoir choisie ?
Kristina gloussa et lui adressa un clin d'œil.
— Toutes les autres étaient blondes !
Elle prit sa dame de compagnie par la main. Elles échangèrent un accord tacite et Alva se laissa guider au deuxième étage. Kristina se surprit à aimer le château à travers l'éclat émerveillé des iris d'Alva. Les parois, ternes, lui parurent renaître. Alva était une sorte de miracle. Quant à Kristina, elle était la bienfaitrice dont la fermière avait toujours rêvé. Avec un tel poste à la Cour, Alva pouvait mettre sa mère et ses quatre sœurs à l'abri.
Un sentiment d'excitation et de félicité les animait chacune.
Kristina venait de lier leurs destins, d'une simple volonté d'indépendance et d'intimité.
Des curieux les avaient observées traverser les corridors. Parmi eux, Catherine, se rongeait les sangs de perdre ainsi le contrôle sur sa nièce, amorçant déjà en pensée un plan répressif.
Fièrement, l'héritière présenta l'aile est de l'édifice à sa nouvelle employée :
— Voici ta chambre ! Elle est en face de la mienne.
Alva entrouvrit la bouche, estomaquée par le confort et la surface généreuse de la pièce.
— Diantre ! s'exclama-t-elle. Toute la chambre ?
— Oui !
— Puis-je ?
— Bien sûr !
Alva s'éloigna de la princesse pour découvrir les détails de son foyer pour les prochaines années. En longueur, contre les murs boisés, se tenait son lit, monté sur une solide structure en chêne et sculpté des mêmes motifs que les couloirs. Ses fins doigts coururent sur les doux draps, sur les oreillers moelleux, puis sur les surfaces laquées des armoires, de l'autre côté.
Elle s'arrêta en face de la double fenêtre centrée et y observa son reflet. Sa timidité sembla s'envoler au profit d'un air radieux. Alva avait grandi dans une ferme, ne connaissant de la vie que sa rudesse. Enfin, les cieux lui souriaient.
— Tu n'auras qu'à me dire ce qui te plairait et tu l'auras, assura Kristina. Je souhaite que tu sois heureuse ici.
Alva se retourna, le visage strié par les chauds rayons du soleil.
Ses saillantes pommettes s'empourprèrent.
— Vous êtes généreuse !
— Pourquoi un tel constat ? Cela t'étonne-t-il ?
— Je dois l'admettre. Des rumeurs vagabondent à votre sujet dans les villages. Elles vous dépeignent de toutes les manières pos- sibles et je ne savais à laquelle me référer. Vous paraissiez sans cœur, lors de la sélection !
— Et maintenant ?
— Je ne crains pas la vie que vous me proposez.
— Tu m'en vois ravie.
— Je vous croyais plus grande, aussi !
— Ceci, tu n'étais guère obligée de le signifier, se piqua Kristina.
Comme si le fait d'être une femme n'avait pas suffi, la nature l'avait effectivement faite peu élancée, peu imposante.
Alva retourna près du lit et s'y assit. Elle poussa sur ses chevilles et se renfonça dans le matelas. Jamais elle n'avait connu une couche si confortable. Ainsi immergée dans l'opulence, elle s'interrogea :
— Mais... Qu'attendez-vous de moi ? Certainement pas que je vous accable à longueur de temps de mes maladresses !
Kristina se tenait nonchalamment contre l'embrasure de la porte, la tête en appui. Son attitude, légère et sans prétention, surprit la paysanne. La princesse lui répondit avec douceur :
— Tu seras ma dame d'honneur, ce qui implique de m'assister au quotidien.
— Vous n'avez pas d'amie ?
— Plaît-il ? s'étrangla Kristina.
Alva reformula, en proie à la gêne :
— Oui... Vous savez... Une confidente, une compagne...
— Je sais très bien ce qu'« amie » veut dire, Alva, coupa Kristina.
— Oh... Mais alors... ?
La princesse se tut. Elle creusa sa mémoire et ne se souvint que de sa solitude. Elle connaissait une multitude de mots, leur orthographe, leur étymologie et leur signification. Mais, trop souvent, ils ne se traduisaient pas dans sa propre vie. Les filles de bonne famille qu'elle avait pu côtoyer à Stockholm durant son enfance et son adolescence, en plus de sa cousine, étaient animées d'intentions égoïstes et ne sympathisaient que par attrait de la richesse ou du pouvoir. Sans compter que discuter avec elles était d'un ennui... Les potins l'avaient amusée deux secondes, après quoi elle s'était tournée vers les hommes, plus âgés, plus sages, parfois mariés, pour leurs talents physiques autant que leur intellect.
Elle lâcha, décontenancée :
— Je n'en ai pas, tu as raison. Je n'en ai jamais eu !
Ses yeux tremblèrent, figés sur un point invisible.
Si à l'adolescence, cela avait été son choix, cela n'avait pas toujours été le cas. Les livres avaient remplacé les jeux dans son enfance et on l'avait intentionnellement écartée des autres marmots, car elle était destinée à bien plus grand destin. Avec des frères et sœurs, elle aurait sans doute été moins impactée par cet élitisme qui enclavait les héritiers, néanmoins la vie ne lui avait pas fait ce cadeau. Les précepteurs et sa jument avaient été sa seule compagnie. Elle avait grandi dans un monde d'adulte et en était devenue une, sans transition. Elle n'avait pas tellement questionné les tenants de son éducation, puisqu'elle n'avait pas d'autre modèle... Jusqu'à ce jour, où elle réalisa brusquement que le chancelier, sa tante et son ancien instructeur Baner, mort en bataille, avaient outrepassé leurs devoirs, l'avaient rendue savante sur les théories et ignorante dans la pratique. Et elle, qui avait cru que les relations humaines se résumaient aux formalités et aigreurs de la Cour, à s'allonger pour satisfaire un homme et espérer une conversation plus poussée après...
Ce constat ne fit que l'émanciper davantage du contrôle de ses aînés. Ils avaient biaisé son approche jusqu'à créer un décalage complet par rapport aux femmes de son âge. Ainsi, Kristina ne voyait en elles que des sottes ou des profiteuses. Alva n'était ni l'une ni l'autre. Alva était sa seconde chance.
— Tu serais la première, conclut-elle.
Et cette idée n'était pas pour lui déplaire, même si elle se doutait bien qu'étant sa dame, la jeune fermière la brosserait dans le sens du poil et que leur relation serait davantage de maître à domestique que l'amitié idéale à laquelle elle aspirait.
Alva était au comble du malaise :
— Je... Je ne voulais pas. Pardonnez-moi !
Kristina se reprit :
— Ce n'est rien. J'ai bien une amie. Viens, je vais te la présenter !
Kristina fit un détour par sa chambre pour leur procurer deux manteaux de fine fourrure, parfaits pour ce mois de mars.
— Va-t-on dehors ?
— Quelle perplexité ! se gaussa Kristina.
— Pourquoi ?
— Tu poses beaucoup de questions.
— Vous pouvez encore changer d'avis et rattraper une des autres filles...
— Contente-toi de me suivre ! rit la princesse, qui avait apprécié l'authenticité de la remarque.
Mains liées, elles dévalèrent les escaliers, à une allure qui en- freignait les codes de bienséance. Kristina s'en délectait : elle ne pouvait transgresser les règles puisque désormais, les règles n'étaient qu'elle. Du moins s'en convaincre rendait la réalité moins rude.
Elle devança le valet pour ouvrir les portes et entraîna Alva dehors. Elles levèrent leurs nez, accueillant la brise. Leur association détonait. Le manteau prêté par Kristina arrivait au-dessus du genou d'Alva, qui la dépassait d'une tête.
— Maintenant, je vais te demander de fermer les yeux.
— Fermer les yeux ? s'affola Alva.
— Exécution ! morigéna Kristina.
Depuis une fenêtre, Catherine et sa fille regardaient cette nouvelle amitié d'un mauvais œil.
Kristina poussait Alva, paupières closes, par les épaules. La jeune fermière peinait à réfréner sa méfiance. Cependant, elle céda au caprice de son employeuse. Elle avançait comme sur un lac gelé, précautionneusement.
Et rapidement, l'odeur du fumier vint chatouiller les narines de l'arrivante. Elle couina, apeurée :
— Votre Altesse, ne me dites pas que vous m'emmenez aux écu- ries !
— Interdiction d'ouvrir les yeux ! prévint Kristina.
Elle se rua pour couvrir de ses paumes les mirettes entrouvertes de sa dame de compagnie. Alva sursauta, voulut protester.
— Aurais-tu peur ? se moqua Kristina.
— Je ne m'approche pas de ces bêtes à moins d'une centaine de pouces !
— Non, cela est impossible.
— Je vous assure ! geignit Alva, en détresse.
— Mais tu vivais dans une ferme !
— Je travaillais aux fourneaux et cela me convenait amplement ! Kristina pouffa.
— Eh bien, Alva, tu n'es guère brave, mais tu as le mérite de me divertir !
— Votre Altesse..., supplia la brunette.
— Je te promets qu'il ne t'arrivera rien !
Alva bondit au claquement d'un sabot sur les pavés. Elle échappa à l'emprise de Kristina et se plaqua contre un piquet en bois.
— Je croyais que vous vouliez me présenter une amie ! s'indigna Alva, grelottante.
— Exactement. Reviens par là.
— Non !
— Soit... Si tu m'y obliges...
Kristina glissa un doigt de chaque main dans sa bouche et souffla. Le sifflement aigu résonna dans la courette.
Un cri venu des écuries alerta Kristina que sa jument s'était bel et bien échappée de son box. La charmante Silkë déboula joyeusement.
— Hi ! hurla Alva en se cachant derrière Kristina.
— Försiktigt, intima la princesse à sa monture.
Respectueusement, Silkë ralentit et vint saluer sa propriétaire. Elle passa sa tête par-dessus l'épaule de Kristina et souffla. L'air chaud balaya la chevelure d'Alva, qui bascula en ar- rière. Aussi étonnée l'une que l'autre, Kristina et Silkë fixèrent la victime de leur rencontre.
— Bonté divine, relève-toi, Alva !
— Mais... mais...
— Cesse de bégayer, tu vois bien qu'elle ne te fait rien !
Monaldeshi les rejoignit en courant, corde en main. Suintant de sueur, il arriva près du cheval et la princesse acquiesça pour qu'il la ramène à sa stabulation. Les mèches grasses de son écuyer, collant à son front, lui donnèrent l'envie de se plonger dans un bain.
— Bon ! Puisque ce n'est guère ta tasse de thé, rentrons.
Elle tendit sa main et Alva put se redresser. Elle avait sali sa robe, beige et marron, et s'en sentit honteuse. Chamboulée de son escapade dehors, elle n'était pas fâchée de regagner l'intérieur.
Kristina peinait à comprendre comment quelqu'un pouvait ainsi être asservi par la peur. Elle espérait faire sauter les barrières de l'appréhension d'Alva.
— Vous finirez par vous apprécier, vous deux ! notifia-t-elle. Elle est ma plus vieille amie.
— Vous êtes sûre... de ne pas vouloir rappeler les autres filles ? grimaça la gracile fermière.
Kristina sourit.
Elles remontèrent dans les appartements de l'héritière, où trois camérières les rejoignirent vite. Kristina les avait sollicitées afin de confectionner une robe digne de sa position à sa nouvelle dame de compagnie ; sobre avec une pointe d'élégance.
Leurs éclats de rire parcoururent les ailes du château. Et pour la première fois, depuis des lustres, ou plutôt depuis que Catherine avait fait comprendre que se tordre d'hilarité était inapproprié pour une princesse, Oxenstierna entendit sa pupille depuis son bureau autrement qu'en protestations. À l'instar de la comtesse, il le désapprouva. En si peu de temps, la nouvelle employée de château encourageait déjà l'insoumission de l'héritière. Ils craignaient que cette filiforme fille du peuple ne soit d'une très néfaste influence et se promirent de la garder sous haute surveillance.
***
Quelques jours plus tard, alors que les bonnes changeaient les draps ensanglantés de la princesse, le couperet tomba :
— On m'annonce l'arrivée de votre cousin, Votre Altesse, transmit Alva.
— Charles ? fit Kristina, sidérée.
— Lui-même, approuva la recrue.
La nouvelle, lourde de conséquences, balaya le soulagement de ne point être enceinte de Magnus après l'incident du mois, où il ne s'était pas retiré à temps.
— Je le croyais parti en France !
— Il est revenu, manifestement. Vous êtes attendue en bas pour l'accueillir...
— Évidemment, marmonna l'héritière. Aide-moi à me préparer.
Kristina somma aux autres de sortir et choisit sa robe en bustier rouge carmin, avec un corsage blanc ivoire qu'Alva s'efforça de nouer.
— Très bien, soupira la princesse, allons-y.
— Ne bougez pas ! Vous n'avez pas votre parure !
— Peste soit des bijoux !
— Quelque chose de discret ? insista la dame, qui avait appris à force les règles tacites régissant l'habillage de la future reine.
— Je t'en serai reconnaissante, Alva.
Alva lui passa un basique collier de perles et affubla les lobes de sa maîtresse d'une paire de boucles d'oreilles assorties. Pensive, Kristina caressa la nacre.
— Il n'est pas de retour ici par hasard, maronna-t-elle.
— Pensez-vous ? s'étonna sa compagne.
— J'en suis certaine. Je dois cette surprise à ma tante.
— Elle veut réunir la famille ?
— Alva, ta naïveté est époustouflante. Elle veut honorer un vieil accord. J'ai été promise à son fils ! Elle désire assurément avancer le mariage...
— Cet accord tient-il toujours avec la mort de votre père ?
— Oui ou non, cela est égal à ma chère tante. Nul ne lui importe plus que le pouvoir.
— Est-ce ce qu'aurait voulu votre père ?
— Quoi donc ?
— Que vous épousiez Charles ?
Kristina marqua une pause et souffla :
— Je le suppose.
— Et... qu'est-ce que vous voulez, vous ?
— Tu es bien la seule à t'en soucier.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top