18. Skimming / Aurore

Filip et Sven avaient réussi à convaincre Alban de se joindre à eux ; depuis leur installation, les blonds avaient tissé de nombreuses amitiés, notamment avec Aslog, le tavernier, et sa fille, Ingrid.

C'était la première fois que le brun sortait, si ce n'était pour promener son cheval, jouer les brigands ou se procurer du pain. Le village de Mariefred lui était étranger tant il avait changé en vingt ans ; il n'en gardait de toute manière que de maigres souvenirs d'enfant et ne connaissait que la rue principale. Même lorsque les denrées manquaient, il préférait s'aventurer en forêt plutôt que d'en acheter dans les petites épiceries.

— Ne fais pas cette tête...

— N'en rajoute pas, Filip, je suis déjà bien gentil de vous accompagner.

— Tu verras, la cervoise va te faire du bien !

L'aîné lui tapa affectueusement sur l'épaule, ce qui lui valut presque un coup de poing en retour. Alban n'avait toujours pas cicatrisé et, même si la blessure était savamment cachée derrière plusieurs couches de vêtements, elle continuait à le faire souffrir.

— Pardon, mon frère ! s'excusa Filip.

Ils traversèrent le village. À mesure qu'ils approchaient de l'auberge, les bruits s'amplifiaient. Le soir était à la fête pour tous les ivrognes, qui chantaient à tue-tête et titubaient dans la rue.

— Si tôt ! s'exclama Sven. Même toi, Filip, tu n'es pas si rond d'habitude !

Filip rit en poussant la ténue porte en chêne alors qu'Alban évitait de justesse un fermier éméché. Le trio pénétra dans une vaste salle bondée, au plafond bas et aux briques grises, qui donnèrent à Alban l'impression d'être emprisonné. Cependant, malgré l'agitation qui y régnait, l'atmosphère y était conviviale. Alban mit cela sur le compte des couleurs chaudes des larges bancs en bois et des imposantes tablées, sculptées dans l'épicéa ou le pin sylvestre. Quant à l'éclairage au flambeau, il satinait les tentures orangées qui tapissaient le comptoir vers lequel Filip avançait en salivant.

Aux coups de poing toqués sur le bar, un grand homme, enrobé, à la barbe rousse et grisonnante, surgit en clopinant. Sa jambe de bois rayait le parquet.

— Aslog ! cria Filip joyeusement en allant l'enlacer.

Leurs tapes dans le dos couvrirent presque leurs bruyantes salutations.

— Eh, Alban ! Frérot ! Tu ne dis pas bonjour ?!

Mais son cadet fixait le mur derrière eux, où trônait un immense portrait à l'effigie de Kristina av Sverige, la princesse. Il serra distraitement la main du tavernier et demanda :

— La princesse vous a-t-elle forcée à exhiber ce tableau la représentant ?

— Oh, grands Cieux, non ! rit le roux. Cette femme a sauvé ma taverne ! C'est sa commande que nous fêtons ce soir !

— Je ne comprends pas...

— Notre future reine a tenu à nous commander du vin pour son couronnement et elle nous a payés en avance ! Son père avait fait venir des breuvages d'autres contrées, mais elle a préféré faire appel à de plus modestes producteurs et encourager l'exploitation suédoise ! Elle veut du Glögg, car selon elle, tout le monde en raffole ! Une sacrée femme, celle-là ! Quelle aubaine d'avoir accès à la chartreuse de la Paix-de-Marie.

— N'est-ce pas du vol ?

— Ces catholiques se cachent pour leur sécurité dans l'arrière-pays et nous, braves commerçants, faisons en sorte que leur vignoble ne périsse pas. Je trouve cela équitable. Et puis, c'est du travail. Nous récoltons les raisins et nous confectionnons la boisson, avec notre propre miel et nos épices. Avant cette commande, c'était à perte !

Le brun fixa les yeux bleus peints, avec une pointe de rancœur. L'artiste n'avait pas fait honneur à son principal trait de caractère en omettant de dessiner l'arrondi arrogant de sa bouche ou encore l'arc hautain de ses sourcils.

Cependant, sa volonté de sortir ses sujets du besoin effaçait presque ses nombreux défauts...

Il avait beau vouloir penser qu'elle ne prenait de telles décisions que pour se faire bien voir, il savait au fond de lui qu'elle le faisait avec le cœur, parce qu'elle était altruiste et généreuse, derrière ses manières de privilégiée. Elle rendait particulièrement ardu le fait de la détester, pourtant il haïssait ce qu'elle symbolisait : les inégalités, l'élitisme... Paradoxalement, elle œuvrait contre alors qu'elle et ses prédécesseurs en étaient la cause. Et elle avait beau avoir les meilleures intentions, mourir et enterrer sa dynastie aurait sans doute fait davantage de bien à son pays.

Il aurait préféré que ça ne soit pas elle, directement, mais le destin en avait décidé autrement. Elle allait être son dommage collatéral, mais il ne devait pas avoir de regrets, car dans la quête du pouvoir, les Vasa avaient écrasé de nombreux innocents, peut-être aussi bons que cette princesse.

Son air renfrogné dut inquiéter Filip.

— Eh bien, mon frère, ça ne va pas ?

— Si, si...

— Que commandes-tu ?

— Une bière.

— Pareil pour moi ! lança Sven.

— Je vous sers ça, assura le tavernier. Ingrid, trois pintes pour nos amis !

Une irrésistible jeune femme, aux yeux de biche et aux boucles blondes, poussa alors le rideau qui cachait l'arrière-boutique et s'avança, plateau en main.

— Ingrid ! la héla Filip. Viens donc t'asseoir avec nous !

— Filip, gronda Aslog, ne distrais pas ma fille !

Le blond s'inclina en riant. Il conduisit Sven et Alban vers une des rares tables encore libres. Leur plaisir fut de bien courte durée : ils avaient à peine bu une gorgée qu'au fond de la salle, un homme furieux se leva en jurant.

— Filip ! fit Sven, dents serrées. Pourquoi notre fournisseur de métal vient vers nous en te pointant du doigt ?

— Pardieu ! glapit le blond.

— Attrapez ce vaurien ! hurla le grossiste, ralenti par les autres clients.

Le visage de ce dernier, comme écrasé, était cramoisi et ce n'était pas dû à l'alcool. Quant à ses iris noirs, ils lançaient des éclairs. Alban n'eut pas le temps de questionner davantage son aîné sur les actes qu'il avait pu commettre ; Filip décampa en sautant par-dessus les bancs. Sa fuite fut aussi infructueuse que sa défense : de solides gaillards à la chevelure de paille, répondant à la demande de l'honnête homme, l'interceptèrent.

— Nels, salua Filip avec un faux sourire, les bras retenus dans son dos.

— Toi ! Sombre fils de chien !

Alban s'interposa entre eux avant que le poing du métallurgiste ne s'abatte sur la fragile mâchoire de son frère.

— Messieurs, et si nous nous asseyions ?

— Pousse-toi ! beugla l'enragé.

— Que vous a-t-il fait ? persista Alban. A-t-il cassé du matériel ? Puis-je vous proposer de vous dédommager ?

— Écarte-toi ! Il a sali ma femme !

D'abord interloqué, Alban se contenta ensuite de reculer d'un pas, en croisant les bras. Le coup du fameux Nels partit et frappa Filip de plein fouet. Le blond tomba à terre, sous les cris de Sven et d'Ingrid.

— Faites-en ce que vous voulez, permit le brun.

Peinant à s'agenouiller, le gérant au double menton se pencha pour cogner à nouveau.

— Alban ! s'écria Sven, tétanisé.

— Il l'a mérité ! Viens, on s'en va !

Il alla saisir le bras du jeune maréchal pour l'entraîner ailleurs. Ce fut Aslog qui intervint, en bon médiateur. Il tempérait le tumulte quand Alban et Sven quittèrent les lieux. La sortie s'était avérée pour Alban plus courte qu'espérée, mais il se serait passé d'une bagarre.

— Pourquoi as-tu fait ça ?!

— Sven, laisse-les régler leurs affaires ! Il s'est encore empêtré dans de sombres plaisirs et l'on ne vole pas sans en payer les frais... Surtout pas une femme.

Derrière eux, le battant s'ouvrit avec fracas et Filip fut jeté dehors. Il bascula la tête la première dans la boue. Il se roula en geignant, ses doigts pressant son nez en sang.

— Attendez-moi...

— Non, refusa Alban en s'éloignant.

— Tu aurais pu me soutenir ! s'indigna le blond.

Insensible, Alban continua à marcher, tête baissée, alors que Sven se précipita pour aider Filip.

— Te soutenir ? Tu méritais plus que son misérable coup de poing. Si je n'étais pas blessé, je l'aurais volontiers fait à sa place.

Vilainement amoché, Filip se releva, l'œil enflé, et apostropha :

— C'était son idée à elle !

Il tituba pour les suivre, en appui sur Sven.

— Combien ?! gueula Alban.

— Je ne l'ai pas payée ! jura Filip.

— Non ! Combien de fois as-tu couché avec elle ?!

— Oh... Eh bien... Je ne saurais dire...

— Bon sang, mais depuis combien de temps ça dure ?!

— Je dirais... Depuis qu'on est arrivés...

Alban se tint la tête, prêt à s'arracher les cheveux.

— Toi ! Toi qui me faisais de grands sermons sur le fait d'être raisonnable ! Tu es incapable de te tenir, ma parole ! hurla-t-il.

— Ce n'est tout de même pas ma faute si son mari l'a appris ! J'ai pourtant été discret...

— Ce n'est pas une question d'être discret ou pas, Filip ! Jamais tu n'aurais dû fréquenter sa femme ! Ne réfléchis-tu donc jamais ?!

— Je ne vois pas ce qui te fait dire ça. Ce n'est qu'un mauvais coup du sort.

— Non, ce n'est que ta bêtise et ton immaturité ! Si tu avais un tant soit peu de jugeote, tu ne te serais pas engagé dans une telle relation. Qui va t'apporter ta matière première maintenant ?!

Piqué par les reproches, Filip se dédouana tristement :

— Tu saisiras quand tu tomberas amoureux, Alban !

— Pour devenir aussi inconscient que toi ? Ça n'arrivera jamais !

La dispute se poursuivit le long du chemin qui les ramenait chez eux ; Filip cherchait à comprendre la réaction, à son sens disproportionnée, de son frère :

— Pourquoi est-ce que tu t'énerves ?! Ce n'est pas toi qui as goûté de sa droite, à ce que je sache.

— Son mari, comme tu dis, est celui qui te donnait de quoi gagner de l'argent ! Sans ta paie, comment espères-tu vivre ?!

Filip pressa Sven pour ne pas se laisser distancer par son cadet.

— Je planterai des légumes pour les vendre au marché !

— Non ! Tu retourneras le voir demain et, s'il faut que tu le supplies à genoux, tu le supplieras à genoux.

— Il ne fera plus jamais affaire avec moi !

— Dans ce cas, tu trouveras un autre associé, ailleurs si nécessaire, mais tu ne resteras pas à la maison !

C'en fut trop pour Sven, sensible, qui se délesta de Filip pour rattraper le brun :

— Tu ne vas même pas t'excuser ?!

— Il marche, non ?

— Si Aslog n'était pas intervenu...

— Il l'a fait, coupa Alban. Alors, qu'est-ce que tu veux, Sven ?!

— Si vraiment cela t'a énervé, tu n'avais qu'à lui mettre une beigne dehors, au lieu de le livrer aux autres. Lui t'a soigné quand tu es rentré à moitié mort, alors qu'il ne cesse de te répéter d'arrêter de jouer les justiciers !

Alban se stoppa net, toisa son garçon de ferme de toute sa hauteur en tonnant :

— Cela n'a rien à voir !

Sven prit son courage à deux mains.

— Tu sais, Alban, j'ai prié tous les jours que quelqu'un te fasse changer, que quelqu'un apaise ta colère. J'ai même cru... J'ai même cru que je pouvais être ce quelqu'un. J'en ai assez que cette personne n'arrive jamais. Si tu as peur que Filip et moi soyons un poids financièrement, ne te fais aucun mouron. Nous partons !

Parvenant aux abords de leur maisonnée, Alban, gonflé d'orgueil et d'ego, ne sourcilla pas. Il monta directement dans sa chambre, où il s'allongea alors que les blonds, eux, récupéraient leurs effets personnels. Il ramena la couverture sur ses oreilles, certain que cette idée leur passerait. Pour la première fois, il s'endormit alors que la lune commençait à peine son ascension.

Le matin, seul le silence lui tint compagnie ; ses compagnons semblaient bel et bien partis. Loin de s'en vouloir, Alban se mura dans sa solitude.

Repensant à son entrevue à venir avec la princesse, à ses exigences, et à ses propres difficultés, il s'y prit à l'avance. Après un petit-déjeuner peu copieux, à base de baies et de pain rassis, il alla à la grange. Le hongre avait disparu, avec son matériel, ainsi que la charrette. Filip et Sven ne comptaient donc pas revenir. Alban ignora son pincement au cœur et décida de ruser : il profita d'une approche marchandée par un bout de pain sec pour licoler et mettre à l'attache Önskan, qui lui était trop concentré sur sa dégustation pour percevoir l'entourloupe. Tandis que l'étalon se goinfrait de son mis à sa disposition, le brun se mit à siffler gaiement et chercha ses affaires sans précipitation. La selle sur son bras, le tapis par-dessus et le filet sur l'épaule, il s'avança. Là, Önskan sentit le traquenard. Il releva la tête, comprenant par cet ample mouvement qu'il était attaché. Aussitôt, il se renfrogna, plaqua les oreilles en arrière et jeta l'antérieur en direction de son propriétaire.

— Tu ne vas pas commencer ! le sermonna Alban.

Le pur-sang fit claquer ses dents près de la main du cavalier.

— Eh !

Bougon, il n'eut d'autre choix que d'attendre que l'étalon se calme. Au bout d'un quart d'heure, Önskan souffla et baissa l'encolure. Alban s'empressa de lancer le tapis noir sur son dos puis il disposa la selle. Önskan se dandinait, mais ses tentatives d'évitement étaient limitées par son attache : il se contenta de bouger ses hanches, bousculant l'oppresseur au passage. Étonnamment, ce dernier tint bon et son cheval capitula au sanglage. Il ouvrit même la bouche pour prendre le mors, résigné.

Réjoui, Alban l'emmena dehors. Ils quittèrent la grange en quête d'un montoir. Elle était lointaine, l'époque où le cavalier parvenait à grimper d'un lancer de jambe, ou à la force de ses bras. Filip s'était montré optimiste quant à l'évolution de la cicatrisation, mais, pour Alban, c'était trop lent. Il n'avait néanmoins pas d'autre choix que de s'en accommoder.

La mise à cheval fut ardue, mais le trajet bien plus rapide. Cependant, la princesse l'avait devancé. Alban écarquilla les yeux derrière son masque. Elle l'attendait assise dans l'herbe, une cheville bottée sur le genou, un ouvrage entre les mains, sa cape étendue sous ses fesses sur la mousse humide. Vêtue sobrement de pièces en cuir et en daim, elle avait abandonné toute distinction luxuriante, au point où Alban douta presque de l'identité de son interlocutrice. Même sa monture n'arborait pas son plastron incrusté de pierreries.

L'ayant entendu arriver, la princesse se redressa, referma son livre en un claquement et le rangea dans une des sacoches attachées au tapis bordeaux de sa jument.

— Ne prenez pas un air si surpris, fit-elle. Vous vouliez de la ponctualité.

Il secoua la tête, craignant d'être victime d'hallucinations, puis se couvrit les yeux.

— Quel est donc cet accoutrement ? s'étrangla-t-il.

— Je ne suis pas nue, cessez vos enfantillages...

— Vous portez des vêtements d'homme ! cria-t-il sans se découvrir.

— Oui, certes. Je trouvais cela plus pratique pour l'équitation, mentit-elle. N'avez-vous pas votre second cheval ?

Retombant en pleine réalité, il grognassa :

— Non...

— Nous partons en balade, chacun sur son cheval ? supposa-t- elle.

— Faisons cela.

Il se rendit alors compte ne pas avoir réfléchi au contenu probable de cette séance. Mais désormais que son frère n'était plus là pour le freiner, il pouvait entièrement se consacrer à sa cause.

La jument royale exécuta une révérence ; l'héritière fut en selle et prête à partir en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire.

— Au moins, vous avez fait l'effort de sortir sans tiare, nota le hors-la-loi.

— Je n'ai pas pu y déroger la dernière fois... Malgré mes cheveux courts, elle s'était encore coincée dans mes mèches. Vous n'imaginez pas le poids de ces joyaux.

— Ne les aimez-vous pas ? se moqua-t-il.

Elle inspira profondément, alors que les chevaux se mirent à marcher côte à côte.

— Croyez-moi, je me passerais bien de ces fioritures.

Il arqua un sourcil, intrigué par ces confidences, mais la jeune femme aux yeux de glace détourna habilement le sujet.

— Vous tenez presque droit. Votre blessure guérit-elle de manière satisfaisante ?

— Suffisamment.

— J'en suis ravie.

Le rebelle la regarda sans conviction.

— Je vous assure ! Je me soucie de mes alliés !

Il pouffa.

— Par exemple, je vois bien que vous êtes préoccupé. Au pincement des ridules de vos yeux.

— Tiens donc, dit-il, neutre.

Il se rappela devoir gagner sa confiance.

— Alors, distrayez-moi, Votre Seigneurie.

— Appelez-moi Kristina.

— Distrayez-moi... Kristina, répéta-t-il.

Il discerna le frisson qui la parcourut et s'en félicita, mais l'héritière, dont le nom lui avait été si dur à prononcer, ne rentra pas dans son jeu :

— Galopons, si vous vous remettez aussi bien que vous le dites.

Elle lança sa jument à fond et l'étalon décida de la suivre avant même qu'Alban ne réalise qu'ils s'aventuraient dans une compétition endiablée. Il cala son bassin et accompagna les foulées sauvages de sa monture. Le vent lui giflait le visage et sa cicatrice lui tirait la peau, mais il garda les yeux rivés sur sa rivale et la rattrapa sans mal. Ils se scrutèrent alors que leurs chevaux couraient côte à côte.

L'adrénaline qui réchauffa son corps poussa le cavalier à presser les talons. Au diable la douleur, c'était ce qui l'avait toujours rendu plus résistant. La course fut serrée, mais Önskan l'emporta. Le Ryttare l'arrêta au sommet de la colline et le fit tourner de sorte à faire face à la princesse.

Mi-essoufflée, mi-réjouie, elle hoqueta en un petit rire. Ses mèches ébouriffées et son air radieux illuminaient la lande. Elle se fichait de perdre, elle avait apprécié le challenge. Elle le contempla et son sourire s'estompa au profit d'une question, qui, au vu du nombre de fois où elle s'était mordu les lèvres les dernières secondes, devait les lui brûler :

— Quel est votre prénom ?

Il rompit le contact visuel en faisant pivoter Önskan vers la plaine Nord. Indifférent à la frustration qu'il créait en elle, il répliqua :

— Pourquoi vous le dirais-je ?

— Pour que je sache comment m'adresser à vous ! s'exclama-t- elle en se rapprochant.

— Nous sommes seuls. Il vous suffit de parler pour que je sois concerné.

Elle positionna Silkë à son niveau. Il sentit son regard cloué à lui, mais garda le sien porté vers l'horizon.

— Dois-je comprendre que vous ne me le direz point ? se piqua la princesse.

— Au nom de quoi le ferais-je, si ce n'est pour la raison que vous me donnez là, dépourvue de nécessité ?

— Pour que nous soyons sur un pied d'égalité.

Là, il la fixa et rétorqua :

— Un pied d'égalité ? Vous et moi ? Impossible !

— Et si je gagne, que ma jument et moi vous battons en vitesse ?

— Vous venez de perdre.

— À charge de revanche, fit-elle avec un clin d'œil.

— Si vous gagnez en montant mon cheval, cela ne sera pas recevable.

— Alors, il ne me reste plus qu'à m'entraîner.

Elle désigna ensuite la parcelle forestière plus lointaine et proposa de continuer dans cette direction, au pas pour ménager Silkë et Önskan. Il accepta, bien qu'il n'eût jamais exploré ce coin de verdure, à l'écart de tout. Ils descendirent le versant de la butte et partirent ainsi en quête d'un brin de ruisseau, afin d'abreuver leurs bêtes. La nature s'avéra bien plus dense et étendue qu'escomptée. Sombre et insoumise, elle ne semblait pas fréquentée par les hommes. En revanche, de nombreuses empreintes animales jonchaient la terre battue et la tension de leurs chevaux se sentait à travers leurs selles.

— Si nous ne trouvons pas rapidement, faisons demi-tour...

La princesse ne s'y opposa pas. La respiration lourde, ils continuèrent en silence. Tantôt ils se baissaient pour éviter les branches, tantôt Kristina couinait aux attaques des ronces. Leur visibilité, quasi nulle, les convainquit presque d'abandonner leur initiative, mais, à peine perceptible, le roulis de l'eau se fit entendre. Sans réfléchir, ils le suivirent, dévièrent à gauche et s'enfoncèrent encore dans les bois. Silkë se précipita jusqu'à une source, où elle but goulûment. Önskan la rejoignit et tous, cavaliers compris, s'apaisèrent.

— Pourquoi êtes-vous devenu « lui » ? s'enquit soudain la jeune femme.

Alban la dévisagea à la dérobée.

— Ce personnage, rectifia-t-elle. Pourquoi ?

Il fut tenté de tout lui avouer, mais il aurait abattu des cartes précieuses à la réussite de son plan.

— Je m'ennuyais, fit-il en feignant l'apathie. Et vous ?

Il mima une couronne, ce qui la fit glousser.

— Contrairement à vous, je n'ai pas eu le choix ! Je troquerais volontiers mon futur trône contre une vie simple.

Il frémit. Il mit pied à terre, récupéra de l'eau dans ses mains en coupe et s'aspergea le bas du visage. Il ne devait pas se laisser attendrir. Qu'elle le veuille ou non, elle allait se hisser à la tête de la pyramide du pouvoir et, comme tous, allait finir pervertie. La richesse la gangrenait déjà et n'allait pas tarder à la pourrir entièrement. Peut-être qu'elle lui était sympathique par moments, mais il ne devait pas s'y fier, car cela n'allait pas durer.

— Rentrons.

Il voulut remonter en selle, mais, à peine les orteils passés dans l'étrier, Önskan fit un écart. Alban, déstabilisé, eut un mouvement qui lui donna l'impression de prendre un couteau en plein ventre ; il pesta et son étalon recula de plus belle, la gueule en l'air. Kristina sauta à terre et s'interposa, lui piquant les rênes des mains.

— Comment voulez-vous qu'il cesse de bouger quand vous vous agitez et que vous le sermonnez ?!

Il contint un grognement, rattrapé par ses blessures passées, et marmonna, le corps crispé :

— C'est vous qui me sermonnez, rendez-moi mon cheval !

— Pas tant que vous ne serez pas calmé.

Il serra dents et poings. Qu'on le prive de quelque chose qu'il estimait lui appartenir était le meilleur moyen de le faire sortir de ses gonds, surtout dans une situation où les affres physiques ne le mettaient guère dans de bonnes dispositions.

Il la surplombait de près de deux têtes. Il lui suffisait de l'attraper à la gorge, de briser son si fin cou, pour que tout s'arrête. Mais pensait-il réellement qu'éliminer une femme, en raison du sang qui coulait dans ses veines, pouvait résoudre ses problèmes ? Balayer une douleur qui grandissait depuis ses cinq ans...

Il inspira, apaisa le tumulte en lui et lui adressa un sourire forcé.

— Est-ce mieux, comme cela ?

Elle lui rendit son dû avec une moue désapprobatrice et caressa la robe dorée de l'animal.

— Si vous étiez plus doux avec lui, peut-être serait-il moins vif, ajouta-t-elle.

Il grommela, se hissa sur le dos d'Önskan, sans trop de difficultés cette fois.

— Ne vouliez-vous pas que je vous aide, avec lui ?

— Parce que vous avez l'impression d'aider ? maugréa le cavalier. En route.

Il s'aventura à droite, sans plus un mot.

Méconnaissable dans la pénombre qui s'installait, la forêt ne leur permit pas de retrouver leurs chemins. Après plusieurs hésitations et de longues minutes à avancer hasardeusement, il se tourna vers elle :

— Savez-vous où nous sommes ?

— Non... Je vous suis depuis tout à l'heure ! Je me disais bien que nous étions déjà passés devant ce frêne.

Elle désigna un tronc.

— Ils sont tous pareils, ces arbres...

— Celui-là est taillé par des griffes, nuança-t-elle.

— Parce que vous estimez que ce tronc détient le monopole du passage des ours ? ironisa-t-il.

Kristina railla, agacée :

— Je me ferais mieux entendre par un sourd et un muet me parlerait avec plus de respect.

— Cela tombe bien, je ne suis ni sourd ni muet !

— Mais vous ne savez pas mieux parler à une femme qu'à votre cheval.

Il se crispa et conclut :

— Parfait, nous sommes perdus...

— Que proposez-vous ? le questionna-t-elle en croisant les bras sur l'encolure de sa jument.

— Vous n'avez qu'à prier Saint Paul ou je ne sais quel autre de votre choix pour qu'il éclaire nos pas.

— Je ne prie pas les saints, moi, fit-elle, légèrement offusquée.

Il marmonna, trop bas pour qu'elle l'entende :

— Je ne prie pas du tout, nous voilà bien avancés.

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