17. En approche

Avril/Mai 1649.

Le martèlement, peu discret, des sabots de Silkë sur le pont-levis trahissait les failles des manœuvres de Kristina.

Si ces entrevues avec son nouvel allié se multipliaient, elle devait impérativement songer à un moyen moins épuisant que duper ses gardes au détour d'une balade. De plus, cette organisation était bancale et promettait de déraper ; il ne manquait plus qu'un soldat, en la cherchant, tombe sur le Ryttare et que ce dernier interprète cela comme une attaque. Ou pire, qu'il les voie ensemble et répande l'information auprès des nobles.

Rien ne devait plus compromettre ses desseins de paix, elle se l'était juré.

Son stratagème allait plus loin qu'une simple trêve : du point de vue des nobles, le « cavalier du peuple » devait être mort, tué par les mercenaires qu'elle avait mandatés. Et du point de vue des villageois, elle devait incarner une souveraine tolérante, de tellement bonne foi que même l'insurgé par excellence ne trouvait plus rien à lui reprocher.

En rendant sa jument à son écuyer, elle eut soudainement une idée lumineuse. Frétillante d'excitation, elle remonta dans ses appartements en évitant avec habilité son cousin, son chancelier, sa tante et son invité.

— Vous êtes enfin là ! se réjouit Alva, pour une fois seule dans la chambre de la princesse.

— Oui !

Kristina se laissa tomber en arrière sur son moelleux matelas. Ses doigts vinrent caresser la soie alors qu'elle repensait au Ryttare.

— Était-ce si fatigant ?

— Plutôt, oui ! déclara l'héritière en se redressant brusquement. Je rêverais que le soir soit déjà là pour me cueillir.

Alva se mordit la langue, embêtée, ce que Kristina nota directement.

— Qu'il y a-t-il, Alva ?

— Je suis navrée, mais... votre journée ne fait que commencer... Votre tante a fait repousser le dîner et demande à vous voir dans le grand salon.

— Ce n'est pas étonnant... Les préparatifs du couronnement vont débuter.

— Que vous êtes perspicace !

— J'ai simplement vu les malles bondées de tissus. A-t-elle fait venir un modiste du Royaume de France, ou Descartes a-t-il enfin fait taire son obsession pour cette culture ?

— Celui-ci arrive tout droit de Stockholm, si je ne m'abuse.

Kristina se leva, fit cinq pas et se regarda dans le miroir en plissant les yeux. Elle se lécha un doigt, disciplina plusieurs mèches ébouriffées par le vent. La boue avait éclaboussé ses jupons et mordu le bas de sa robe. Elle haussa les épaules et décréta :

— Si je descends pour quelques essayages, je suppute qu'il n'y ait nul besoin que je m'apprête d'une lourde tenue impossible à défaire rapidement. Allons-y.

— Votre Altesse ! glapit Alva.

La camériste se pencha vers la princesse et piocha dans ses courts cheveux une feuille verte. Elle la montra en guise d'explication puis ouvrit une fenêtre et s'en débarrassa, comme Kristina aurait voulu le faire de ses devoirs.

— Quand me raconterez-vous cette première leçon ? Quand me parlerez-vous de ce vagabond ?

— Ce soir, promit Kristina, si ma tante ne m'accapare pas jusqu'à l'aube pour ces stupides apparats !

La cavalcade désordonnée des domestiques aux étages et au rez-de-chaussée ne laissait malheureusement aucun doute sur le déroulé de la soirée. L'effervescence n'allait que croître, Kristina le savait. De nouveaux valets étaient rapatriés de la capitale chaque semaine, leur formation pour le buffet du couronnement commençant déjà.

— Cela n'a aucun sens, soupira Kristina dans le corridor. Ce n'est point ici que l'on me couronnera, ces pauvres gens perdent leur temps. À croire qu'il ne s'agit que d'un plaisir sournois de Catherine pour me tourmenter.

Vêtus de noir, avec des manches, épaulettes et cols brodés de fil doré, les laquais répétaient dans la vaste pièce destinée aux bals, sous les observations critiques de Charles et de sa mère. Leur synchronisation faisait encore défaut à l'allumage des cierges ; l'intendant ne cessait de hurler.

— N'est-ce point un nouveau majordome ? s'ébaudit Alva.

— Espères-tu réellement que je le sache ? Cette Cour est devenue un véritable moulin, les gens passent à m'en donner le tournis.

— Christine, ma chère ! s'écria son cousin, l'ayant vue le premier.

Alva s'écarta respectueusement tandis que la princesse continua son chemin jusqu'aux abords de sa famille. Cette dernière dénotait au milieu de tant de sobriété, par ses costumes pervenches assortis. Cette couleur repoussante lui rappelait sa cousine Marie-Euphrosyne. De manière générale, la comtesse des Deux-Ponts se plaisait à commander des tenues similaires pour ses enfants et elle.

Charles s'inclina. Résignée, Kristina lui tendit sa main et frémit au contact baveux de ses lèvres. Sa tante suivit cela d'un œil et cacha mal son sourire satisfait. La nièce s'adressa à elle d'un ton blasé :

— Vous m'avez fait demander ?

— Christine, nous avons bien cru devoir nous passer de votre présence. Charles était prêt à monter et à subir les aiguilles à votre place !

Elle gloussa de concert avec son fils.

— Un homme vêtant une robe ! Quel manquement à l'étiquette, Christine, vous l'imagineriez ? Aussi absurde et inconvenant qu'une femme habillée d'un pantalon !

— Et pourtant, mère, je vous assure que j'ai vu de telles femmes en France lorsque j'y ai voyagé.

— Je ne m'en suis toujours pas remise, Charles. Ce royaume n'a décidément plus toute l'élégance du siècle passé !

— S'il pouvait vous emmener, le siècle passé, marmonna Kristina.

— Que dites-vous, Christine ? Il est particulièrement malvenu de s'adonner à des messes basses, avez-vous donc oublié toutes nos leçons de bonne conduite ?

— Comment les oublier, ma tante ? Mon crâne a tant souffert des piles de livres que vous lui mettiez dessus pour soigner ma démarche que mon cou promet de se tasser comme le vôtre.

— Christine ! s'indigna la comtesse.

Charles s'interposa immédiatement pour endiguer le crêpage de chignons et proposa :

— Et si nous allions à côté ? Le modiste doit nous attendre. Êtes- vous prête, ma chère ? Il va prendre vos mesures et choisir le tissu pour votre couronnement et celui pour notre mariage.

Il lui présenta un bras qu'elle ne pouvait plus refuser. Tous trois, suivis discrètement par Alva, se rendirent dans la pièce adjacente, aménagée pour l'occasion en atelier de couture.

— Votre Majesté ! la salua le trentenaire, en une courbette exagérée. Jan Nödtveidt, à votre service.

D'abord interpellée, car le dernier à l'avoir appelée ainsi était le Ryttare, Kristina papillonna des cils. Puis, se reprenant, elle lui sourit et avisa les portants. Surprise de la qualité des coupes, elle le complimenta :

— Jan Nödtveidt, je suis chanceuse de vous compter parmi nous pour ces préparatifs. Ces tissus sont splendides. Votre sélection est admirable.

Elle les parcourut des yeux, tâtant l'une ou l'autre dentelle, contemplant les couleurs vives et inédites de la collection. Il fallait dire qu'elle n'avait commandé aucune nouvelle robe depuis des lustres : elle se contentait amplement des centaines de toilettes qu'elle dénombrait déjà dans ses armoires, amoncelées dans ses années « précieuses ». Elle ne savait plus ce qui se portait dans la haute.

— Vous me flattez, Votre Altesse ! Voulez-vous prendre place ?

Elle acquiesça lentement. Même si son aide était superflue, Charles prêta son épaule. Kristina se positionna sur le piédestal, prenant un certain plaisir à surplomber sa tante. Le modiste ne dit rien, mais son dégoût se lut dans ses yeux alors qu'il constatait l'état crasseux des vêtements de l'héritière. Une telle conjecture prouvait que peu de soin était accordé aux jupons ; il devait sûrement éprouver quelques scrupules à lui en confectionner de nouveaux, dans des tissus si nobles. Mais la bourse promise pour cette commande ne se refusait sans doute pas. Aussi reprit-il son enthousiasme et s'activa. Il appela les bonnes que la Cour lui prêtait et tapa des mains pour qu'elles commencent à déshabiller sa cliente.

— Charles, fit Kristina.

— Oui, ma chère ?

— Vous devez sortir, Charles...

Il réalisa brusquement l'impair qu'il allait commettre en restant regarder sa future femme à moitié nue et se confondit en excuses. Alors qu'il disparaissait dans le corridor, Catherine ne loupa pas l'occasion de lancer une pique à sa nièce :

— Vous n'êtes pourtant pas un exemple de pureté... S'il y a bien un homme devant qui vous pourriez vous afficher dans un tel appareil, il s'agit de Charles.

Taquine, Kristina répliqua :

— J'ai beau être audacieuse, je me suis toujours juré de n'être qu'à un seul homme à la fois. Pour celle-ci, il semblerait que ce soit Jan. Charles devra attendre.

— Christine ! s'écria Catherine, outrée.

Ses yeux manquèrent davantage de sortir de leurs orbites et son cou se teinta du même rouge scandalisé que ses joues. La princesse rit et résolut le malaise ambiant tout en légèreté :

— Vous vouliez plaisanter, ma tante, mais voilà un jeu auquel vous ne pouvez pas me battre.

La comtesse se racla la gorge.

— Concentrez-vous, Christine ! Ce n'est point une manière de vous comporter devant vos sujets !

Sage, elle leva les bras. En l'espace d'une poignée de mouvements, cinq dames la soulagèrent de plusieurs couches. En sous- vêtements, blanc nacré, elle dut tourner, respirer, rapprocher ses jambes. Le modiste, professionnel, étirait et enroulait son ruban, un crayon entre les dents. Il mesura chaque parcelle du corps de la future souveraine, les notant au fur et à mesure dans son carnet. L'opération ne fut guère longue, mais de moins concises et plus ardues séances allaient en découler, lors des différentes étapes de conception.

— J'ai ce dont j'ai besoin ! clama-t-il.

Il n'en fallut pas plus à Kristina pour descendre, tandis que les domestiques se précipitaient pour lui renfiler son corset.

— Je peux vous proposer deux patrons d'ici demain soir, décréta Jan Nödtveidt.

— Nous mangerons plus tôt, en ce cas, décida Kristina. Catherine, voulez-vous bien lancer le dîner ?

Nonchalamment, sa tante délégua la mission au premier serviteur qui passa et informa :

— Les musiciens arriveront dès l'aube. J'ai sélectionné plu- sieurs compositeurs très en vogue en Europe du Sud. Pour les artistes, j'ai invité le sculpteur, celui auquel nous faisons appel pour les commémorations de novembre.

Sa voix mielleuse donnait à Kristina des envies meurtrières. Elle n'avait jamais eu aussi peu de contrôle qu'à l'approche de la célébration de son règne. Ces préparatifs la faisaient retomber en enfance, quand tout lui était dicté, et elle détestait ça. La présence de Charles protégeait Catherine, qui reprenait les droits qu'elle s'était déjà appropriés lorsque la princesse était mineure.

Cette proximité malsaine, à la limite de l'adoration mutuelle, dérangeait Kristina tant parce qu'elle jalousait Charles, d'entretenir des rapports forts avec un parent qui avait le mérite d'être en vie, que parce qu'elle y voyait les innombrables concessions qu'allait obliger leur union.

— J'espère que cela vous convient.

— Parfait, Catherine, parfait, marmonna Kristina. Si vous voulez bien m'excuser...

Elle quitta la salle après un bref et impersonnel au revoir au modiste et remonta tête baissée dans ses appartements. Alva dut courir pour la rattraper, souriant avec gêne aux servantes qui observaient la scène d'un mauvais œil.

La princesse rentra dans sa chambre, poings serrés, et se posta en face de la double fenêtre, en espérant que le doux frémissement du vent l'apaiserait, une fois sur le balcon.

Il n'en fut rien.

Elle contempla les contours du lac, plongés dans l'obscurité de la nuit tombante. Alva, qui s'approcha, discerna dans les reflets des vitres grandes ouvertes les pupilles tremblantes de sa maîtresse.

— Votre Altesse, murmura-t-elle tristement.

— Tout va bien, prétexta cette dernière en essuyant furtivement les prémices de ses larmes.

— Cela va faire cinq ans que nous partageons plus que nous ne serions censées le faire, et, pourtant, jamais je ne vous ai vue pleurer. Vous savez, vous n'avez pas à être forte tout le temps, surtout pas devant moi.

— Pleurer est une faiblesse. Pleurer, ce n'est que faire preuve d'hystérie et des autres caractéristiques, apparemment propres aux femmes, qui me font haïr mon sexe.

— Vous n'êtes ni faible ni hystérique. Surmenée, oui. Épuisée également !

— Ma mère l'était, je me refuse de lui ressembler. Le seul souvenir que j'ai d'elle est son inconsolable chagrin et ses lamentations incessantes, alors qu'elle tentait de me joindre à sa tristesse en me montrant le cœur de mon père, qu'elle avait fait prélever sur sa dépouille.

Alva posa une main réconfortante sur son épaule en chuchotant :

— Cette folie n'était due qu'au deuil qu'elle ne parvenait pas à faire. Nulle hérédité que vous devriez craindre.

— Comment pourrais-tu le savoir ? Tu ne la connais pas.

— Certes... Mais on dit d'elle qu'elle s'est exilée auprès d'alliés danois ; il y a somme toute peu de chances que vous suiviez ses pas.

— Si ce n'est d'elle, de qui devrais-je prendre exemple ? Sans mon père, ma famille ne compte personne d'assez digne.

— Vous parlez de votre tante, n'est-ce pas ? Quel vil personnage, cette bonne femme ! Dès qu'elle ouvre la bouche, mes poils se hérissent !

Kristina s'assit mollement dans son lit en grognant.

— Et sa manie de porter des toilettes appariées ! Cela est si pitoyable !

Alva la rejoignit et raisonna.

— Peut-être est-ce un moyen de lier davantage ses enfants à elle, maintenant qu'ils sont adultes et construisent une vie loin d'elle.

— Sans doute aurait-elle dû faire de même avec son mari ! Si seulement il ne l'avait pas quittée... Entends bien, Alva, je le comprends mieux que quiconque, mais par sa faute il me faudra la supporter jusqu'au jour béni de sa mort. Car Charles ne lui demandera jamais de partir de cette Cour. Et il continuera à entretenir ces liens... étranges avec elle !

Kristina décida de changer de sujet.

— Qu'y a-t-il au programme de demain ?

— Outre vos essayages, vos enseignements d'allemand et de grec, la réunion du Conseil, les rencontres avec les musiciens, il me semble que vous établirez le menu et choisirez les fournisseurs à travers le pays.

— De telles dégustations prendront au bas mot un mois, soupira Kristina. De quoi oublier les premières saveurs. Il va me falloir écourter cela. Je refuse de perdre autant de temps alors que nos cuisiniers font déjà un excellent travail. Et monsieur Descartes... Je me vois à nouveau contrainte d'annuler notre leçon de demain matin.

— Cela ne posera pas de problème, il est tombé malade, semblerait-il.

— Malade ? répéta Kristina. Que lui arrive-t-il ?

— Le froid de Suède a certainement eu raison de sa santé. Il est resté alité toute la journée.

— Étrange, nous approchons de l'été ! Mais il m'avait dit rendre visite à notre ami commun, Pierre Chanut, lui-même mal en point, se souvint l'héritière. Je ne pensais pas qu'il irait s'il y avait un risque avéré de contagion...

— Ne l'aviez-vous pas entendu tousser, hier ?

— Non... Ne pas le voir aux repas ne m'a pas alertée, je pensais qu'il faisait l'un de ses fameux jeûnes pour se purger l'esprit. Quelle horrible hôtesse suis-je ! Qui se charge de lui ? Le docteur Bourdelot ?

Alva acquiesça.

— J'exige que les meilleurs soins lui soient prodigués. S'il meurt à ma Cour, quelle image renverrai-je ? Celle d'une héritière protestante ayant orchestré la mort d'un catholique. Cela ne doit se produire sous aucun prétexte, Alva. Assure-toi qu'il s'en remette, veux-tu ?

— J'y vais de ce pas. Et le souper ?

— Il me faut réfléchir.

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