16. Lektion
Alban émergera douloureusement du sommeil ; en se tournant, sa blessure s'était rappelée à lui au point de le tirer définitivement des bras de Morphée. Il se leva en geignant, enfila un épais pantalon, de larges chaussettes en laine et descendit marche par marche, dans une lenteur mortuaire, jusqu'au rez-de-chaussée.
Les esclaffements de ses comparses et la haute lumière du matin l'informèrent de l'heure avancée du jour. La dernière latte grinça et le trahit. Les deux blonds se retournèrent.
— Ah, tu es là ! s'exclama Filip en se redressant.
— Pourquoi personne ne m'a réveillé ? s'enquit-il en bâillant.
— Tu as besoin de repos, énonça son frère.
Ce disant, il porta son attention sur l'inéluctable tache écarlate ayant teinté les bandes disposées en pansement autour du ventre d'Alban.
— Ça a encore bien saigné, je vois... Au bout d'une semaine, ce n'est pas bon signe. Tu ne te ménages pas assez.
Il s'approcha de son cadet, défit le bandage, alors que Sven se faisait la malle, dégoûté tant par cette vision que par ce qui l'y avait conduit. La bouche de l'aîné se crispa en un rictus écœuré. Il tira sur la compresse en lin, maculée d'un pus jaunâtre, arrachant sans le vouloir une croûte de la plaie, ainsi qu'un cri à Alban.
— Bordel, Filip !
— Pardonne-moi. Je vais te changer ça.
L'apprenti médecin jeta le tissu souillé dans un seau d'eau près de la cheminée et alla en chercher un neuf dans la pièce adjacente. Pendant ce temps, le brun ausculta son ventre. Les croix noires qui lui recousaient le torse lui donnaient des vertiges. Il osait à peine toucher sa peau rougie et boursoufflée, mais le fit avec courage pour vérifier l'infection.
Filip essora un torchon propre et le passa, avec délicatesse cette fois, sur le buste de son benjamin.
— Ça aura au moins le mérite de te guérir de tes mauvais penchants.
La sensation de fraîcheur apaisa Alban, qui ferma les yeux. Il oublia un instant son état déplorable et les illusions de Filip ; il s'en voulait d'avance de le tromper. Ce combat l'avait mis à terre, mais, au lieu de mater sa colère, il l'avait décuplée. Ce n'était pas le remède à ses « mauvais penchants », il était le feu aux poudres... Mais il était préférable que Filip n'en sache rien. La royauté s'en était prise au Ryttare, et le cavalier comptait bien rendre chaque coup, une fois rétabli. Évidemment, il trouvait le temps long, mais il optimisait ces instants pour bien définir ses objectifs.
Filip ouvrit une fenêtre et héla Sven.
— T'es bientôt prêt ?
— Oui.
— Bon sang, ce vent ! Referme ça ! râla Alban.
Son frère s'exécuta, puis cala dans ses joues un dernier bout de brioche. Il attrapa dans la petite armoire le bocal avec une pâte verte parfumée aux fleurs guérisseuses qu'il appliqua généreusement sur la ligne meurtrie.
— Où allez-vous ? demanda Alban, sage et réceptif aux soins prodigués.
— Sven ferait un excellent maréchal. Je vais lui apprendre.
— Tiens donc..., marmonna le brun. Avec quel matériel ? Quel cheval ?
— On a tout ce qu'il faut à l'ancienne forge.
— Ça y est, tu as obtenu les clefs ? Comment ?
— T'occupe !
Alban grogna. Est-ce que cette mystérieuse bénédiction pour leurs finances avait à voir avec une bourge qu'il aurait mise dans un lit ? Une arnaque comme il en avait eu le talent, plus jeune ?
Sans attendre, son aîné essuya ses mains sales sur son pantalon, apposa le bandage de rechange et s'expliqua :
— Je préfère te savoir occupé aux marmites plutôt qu'à la forge ou à l'entraînement. Tu dois te remettre de ta blessure et t'abstenir de sorties. Sven me sera d'une grande aide, il prendra le poste vacant du maréchal, à Mariefred, car, s'il ne travaille pas, nous manquerons d'argent.
— Si je comprends bien...
— Exactement : nous ne te laissons pas le choix. Sois raisonnable, pour une fois !
Filip enfila une veste, ouvrit l'entrée et meugla :
— Sven, Lebrun est prêt ?
— Plus qu'à seller !
— Parfait.
Alban n'eut pas le luxe de protester ; la porte claqua derrière le blond, le condamnant au silence et à la solitude. Il gronda tel un ours et finit par s'asseoir. Ne pouvant étirer son bras, il prit du temps pour attraper les tranches de pain découpées, en centre de table. Quand enfin, après moult contorsions, il parvint à en saisir une, il déchiqueta la mie d'un rageur coup de dent. Il mâchouilla bruyamment, observa la bicoque vide de présence humaine.
Et son frère voulait qu'il reste là, à ne faire rien d'autre qu'écouter le silence ?
Alors que l'ennui se profilait, il se rappela la princesse et leur entrevue fixée à ce jour-là, dans l'après-midi, à l'endroit où ils avaient conclu leur accord. Il devait impérativement s'y rendre.
Alban s'était bien gardé d'en parler à ses comparses ; dans sa version des faits, il avait retrouvé Önskan coincé par ses rênes à un arbre. Le récit s'était arrêté là et Filip avait eu assez pitié de lui pour ne pas l'accabler de reproches.
Toutefois, il n'avait pas prévu de devoir remplacer Sven ni de cuisiner pour eux. Là était la preuve du manque de réflexion de son aîné : Filip avait sauté sur l'occasion de l'assigner à résidence, sans prendre en compte son impossibilité à chasser, alors que le cellier ne totalisait plus un seul morceau de viande. D'autant plus qu'ainsi blessé, il ne pouvait s'exposer en partant en acheter au village : ce temps d'accalmie, rares étaient les villageois qui se promenaient en sang. Il risquait de trahir sa couverture, une couverture encore précieuse pour déchoir la royauté.
Le ventre repu, son fin manteau sur les épaules, Alban se rendit donc à la grange, bravant les bourrasques. Önskan, qui s'y empiffrait de foin, pointa une oreille en sa direction sans prendre la peine de lever la tête.
— Nous galoperons comme avant, je te le promets. Laisse-moi quelques semaines.
Son étalon lui montra sa croupe, mais son propriétaire s'approcha tout de même pour le caresser. Puis, il se recula respectueusement, plia les genoux et se posa sur une botte de paille.
— Nous partirons, cet après-midi, et cette femme s'occupera de toi. Sans doute mieux que moi. D'une pierre, deux coups.
Il sentait son corps défier le sort pour lui permettre de se remettre et, dans un souffle torturé, il ne put empêcher ses paupières de se fermer. Lors de son dernier élan de conscience, le souvenir des pupilles glacées de son ennemie le transperça. Trop éreinté pour élaborer sa vengeance, il s'assoupit, la tête contre le ballot de foin en réserve derrière lui.
Önskan le réveilla plus tard en s'ébrouant. Un filet de morve, sorti de ses naseaux alors qu'il secouait son encolure, s'écrasa contre la joue de l'infirme. Ouvrant un œil, un renvoi de dégoût dans la poitrine, Alban s'essuya du revers de la manche, avant de l'agiter vivement. Lui et le cheval se regardèrent fixement, jusqu'à ce que le jeune homme s'inquiète de l'heure. Il s'appuya contre le fourrage pour basculer sur ses pieds et fit quelques pas dehors, en étudiant la position du soleil.
— On va pouvoir y aller, mon grand. Sois sage, veux-tu ?
Récupérer la selle fut l'étape la plus complexe de la préparation ; elle trônait sur un rondin en hauteur, mais lever les bras foudroyait Alban de douleur. Il dut pousser, non sans déchirants efforts, un cube de paille, y grimper et retenter. Sentant que le cuir pesait trop lourd pour ses bras flageolants et pour ses abdominaux malmenés, il lâcha la selle, qui s'abattit au sol un en claquement assourdissant. Önskan bondit d'effroi et, dès lors, ce fut le parcours du combattant. Il ne voulut rien savoir du filet, pas plus que des mains tendues en excuse de son maître. Dès que ce dernier faisait mine de s'approcher, il repartait en trottant à l'autre bout de la grange, ronflait et se remettait à manger.
La patience d'Alban fut de bien courte durée : en un juron, il donna un violent coup de pied dans la selle et abandonna l'idée de le harnacher. Le mors, en ricochant contre le poteau de maintien, tinta et attira l'attention de l'étalon.
— T'as gagné, marmonna-t-il.
Il se saisit du licol en corde et, cette fois-ci, Önskan fut docile.
— Tu as intérêt à marcher doucement, le prévint Alban avec autorité.
Mais, aussitôt à l'air libre, Önskan piaffa sur place, prêt à courir. Les larges mains du brun se serrèrent sur la longe alors qu'il maugréait :
— Nous ne ferons que du pas ! Tu n'avais qu'à te montrer coopératif.
De sa démarche chancelante, Alban les mena jusqu'à la petite clairière. Le trajet à travers l'humide forêt, entrecoupé de pauses et suivant l'itinéraire le moins fréquenté, leur prit le double du temps. En revanche, le vent avait suspendu ses jérémiades et le brun parvint au lieu de rendez-vous sans être trop décoiffé.
La princesse ne s'y trouvant pas, il fronça les sourcils.
— Je ne me suis pourtant pas trompé de jour, maronna-t-il à voix haute.
Önskan, d'un calme plat, signe d'aucune jument aux alentours, tira pour aller vers l'herbe sur sa gauche. Alban lui releva la tête vivement puis cria en se tenant le ventre.
— Quel idiot je suis ! pesta-t-il en se mordant la joue afin de ne pas verser de larmes.
Il s'assit, pantelant, et autorisa son compagnon à brouter, tandis qu'il observait la frondaison, fleurissant timidement après les mois de gel. Les brûlures s'estompèrent, lui rendirent un souffle posé. Mauvaise langue, il ronchonna :
— Si elle ne vient pas et que j'ai fait tout ce chemin pour rien...
De l'extérieur, il avait tout d'un vieillard aigri, du maintien maladroit à la moue mécontente. Seule le sauvait la jeunesse de ses traits.
La fatigue retomba sur lui, se faisant méchamment ressentir désormais qu'il était à l'arrêt. Il se frotta les mains et souffla dedans. Les pas d'Önskan s'enfonçaient dans la boue alors qu'il jouait des lèvres pour atteindre les brins tant désirés et ponctuaient le silence de chuintements.
Alban se perdit tant dans l'observation qu'il en négligea encore le secret de son identité ; déjà en partant, il avait omis d'enfiler son masque, trop contrarié par le caractériel Önskan. Par chance, son étalon, en se raidissant brusquement, l'informa qu'ils n'étaient plus seuls. Non loin, un hennissement aigu retentit. Le brun tâtonna ses poches et se hâta de nouer le cuir autour de sa tête. Il eut à peine le temps de se redresser, voulant conserver une certaine dignité, que la princesse déboula d'entre les arbres sur sa coquette jument claire.
Assortie à la parure de cette dernière, elle revêtait une longue cape bleu roi, brodée de lys blancs. Son diadème, d'argent serti de diamants, étincelait au soleil. Elle n'avait fait aucun effort de discrétion. Elle en faisait de moins en moins, ce qui l'agaçait de plus en plus. Il était un suédois de pure souche et détestait les extravertis, ceux qui se pavanaient dans les plus riches tentures. Cela portait un nom : la Jantelagen. Pour les nordiques, ruraux principalement, les gens se mettant en avant étaient mal vus et, bien que tolérés s'ils ne se conformaient pas à ce code de conduite, ils perdaient ainsi le soutien des autres. Seul un dirigeant humble proche de son peuple pouvait rendre légitime la royauté à leurs yeux. Car cette loi tacite sur les rapports entre les Scandinaves stipulait qu'aucune tête ne devait dépasser. Et bien qu'elle fût petite, celle de Kristina dépassait. Au point de titiller les envies meurtrières du cavalier.
Les joues de la jeune imprudente, rosies par sa cavalcade contre le vent, étaient rehaussées d'un éclatant sourire. Le visage du hors-la-loi, lui, s'assombrit, révolté par l'extravagance distinctive de la royauté.
— Oh ! fit-elle en ordonnant l'arrêt à sa monture.
Les quatre sabots de sa jument se plantèrent dans le sol.
— Bien, ma belle ! la félicita sa cavalière, descendant par la même occasion.
Puis, s'adressant au Ryttare :
— Monsieur !
Önskan, retenu fermement par son maître, faisait déjà mine de les rejoindre, les naseaux dilatés de désir. Alban se haïssait de paraître si impuissant face à son propre animal, et méprisait l'attitude assurée de son ennemie.
— Pas bouger, Silkë ! ordonna la jeune femme.
Obéissante, la pur-sang resta sagement à sa place tandis que la princesse s'approcha de l'étalon pour le saluer. Elle ôta gracieusement ses gants blancs afin de lui faire sentir sa main puis le caressa à l'encolure. Elle avait pénétré l'espace personnel du vagabond, si bien que son odeur florale dansait dans le nez de ce dernier, qui, dans l'inconfort de leur proximité, ne put s'empêcher de râler :
— Vous êtes en retard !
— Nous n'avions pas parlé d'une heure précise, répliqua-t-elle sereinement, simplement du milieu de l'après-midi.
L'homme se rembrunit. Il eut tout le loisir de constater le lien amical qui semblait unir l'opulente brunette et son cheval. Celui-ci, confiant et détendu, pressait son chanfrein contre le buste de l'héritière, qui avait visiblement maté ses hormones.
— Alors ? demanda-t-elle doucement. Dites-moi.
Il la regarda béatement. Elle reprit :
— Quel problème a ce cheval, que vous souhaitez régler ?
— Il... Il devient trop nerveux lorsqu'il manque d'exercice.
— Si vous connaissez la cause, pourquoi ne pas résoudre ce point vous-même ? s'étonna la princesse.
Alban soupira, agacé. Était-elle obligée de discuter chaque phrase ? Ne pouvait-elle pas suivre la ligne de conduite énoncée ? N'était-elle bonne qu'à en donner ?
Il la porta alors garante de ses maux :
— Son activité principale était de rattraper vos gardes. Il en est privé par notre accord.
— Vous rencontriez des soucis avant de me rencontrer moi, nul besoin de me mentir. Après tout, je suis là pour vous aider. Mais... Si je comprends bien, vous souhaitez simplement que je l'emmène se balader ?
Il en convint, l'humilité lui arrachant la langue :
— Önskan mérite plus d'attention que celle que je peux lui apporter.
Son interlocutrice pouffa :
— Vous avez appelé votre cheval Désir ?
— La vôtre s'appelle bien Soie, marmonna le cavalier.
Elle dodelina la tête avant de l'admettre d'un hochement amusé.
— Bon. Je l'emmènerai alors une fois par semaine, cela vous sied-il ?
— Cela me va !
— Je vais tout d'abord faire plus ample connaissance. De toute façon, il n'est pas équipé pour une balade.
Alban grogna. Comme s'il ne le savait pas.
La dresseuse se mit aussitôt à parler doucement à son nouvel élève, récupérant délicatement la longe des mains de son propriétaire, et commença à le faire marcher. Alban se rassit, étudiant la scène. L'entendant s'installer, la princesse se retourna et le fixa en clignant des yeux. Lui croisa les bras, un sourcil plus haut que l'autre. Elle ne bougea pas d'un cil et Alban rit.
— Êtes-vous tant dérangée par le fait que je vous regarde ?
— Cela tient plus de l'espionnage ! Je vous vois prêt à sauter sur le moindre détail pour le juger.
— Moi, juger ?
— Au vu de votre posture, j'ai bien l'impression que dresser votre cheval n'est qu'un moyen pour vous de me faire perdre mon temps ou de vous permettre de me dénigrer ouvertement.
— Oh non, j'y trouve un réel intérêt. J'attends simplement que vous fassiez vos preuves.
Elle haussa ingénument les épaules. Se réjouissant de l'importuner, il lui dit :
— Puis... Comment pourrais-je partir ou regarder ailleurs ?
Il se rendit compte de sa maladroite formulation au frémissement de son interlocutrice. Lapsus ? Oui, il la dévorait des yeux et ses envies oscillaient entre multiplier ces entrevues et y mettre un terme. Pourquoi faisait-il durer sa vengeance avec ce stupide arrangement ? Pour qu'elle soit plus satisfaisante ou parce que la tuer était au-delà de ses forces ? Elle aurait été la première, en fait. Plusieurs hommes étaient morts de sa lame, mais des suites des blessures infligées. Pas d'un coup fatal en soi.
— Je ne m'attendais pas à ce que vous partiez, murmura-t-elle.
— Je n'ai nulle garantie que vous ne me voliez pas mon cheval, se rattrapa-t-il.
— Si j'avais souhaité le voler, je ne vous l'aurais point rendu la dernière fois.
— Rien ne m'assure que vous n'ayez pas reconsidéré cela.
— Un accord est un accord ! s'offusqua-t-elle. Je ne sais pour vous, mais je suis une personne de parole.
— Je n'ai pas confiance en vous.
— En moi ?! s'égosilla-t-elle. Vous êtes armé, vous pourriez me voler la vie, ce qui vous a d'ailleurs bien traversé l'idée, non ? Et vous, vous craignez que je vous prenne votre cheval ?!
— Vous pourriez !
Excédée, elle céda :
— Vous êtes ridicule ! Ne me déconcentrez plus !
Alban se montra sceptique durant l'heure ; les manipulations de la princesse, non commentées, restaient des mystères pour lui. Elle semblait dialoguer avec le cheval. Elle ne le punissait jamais ni ne haussait la voix ; elle l'amenait à bouger en souplesse, à la suivre sans l'écraser, à reculer à son ordre.
Elle était différente avec Önskan. Pas une once de dédain n'entachait sa douceur et ses lèvres se pinçaient de réflexion à défaut de son perpétuel agacement sous-jacent. Menue, elle dégageait une énergie à laquelle Alban n'était pas insensible.
Il s'efforça alors de se rappeler son attitude insupportable et la beauté qu'il lui reconnaissait fut vite gommée par son statut, qui suffisait amplement à la rendre hideuse à son goût.
Quand son étalon se mit à jouer avec les courts cheveux de la princesse, celle-ci éclata d'un rire chaud. Une authenticité délicate, brève, plaisante. Jamais il n'avait entendu un si berceur et si spontané élan d'hilarité. Elle se réjouissait avec peu, c'était admirable... Lui n'avait jamais réussi. Peut-être parce que, même si elle avait elle aussi perdu son père, elle n'avait pas connu la misère qui l'avait poursuivie, lui.
La jeune femme se tourna vers lui, les yeux pétillants, croisa son regard, et reprit aussitôt contenance. Il ne devait pas être coutumier pour elle de laisser ses émotions s'exprimer devant les autres. Ils partageaient cela, ainsi que le deuil de leurs géniteurs, dans l'océan de ce qui les opposait.
Malheureusement pour l'ego d'Alban, la séance se déroula à merveille et il n'apprit rien pouvant desservir la Cour. Sa seule satisfaction fut d'assister à quelques faux pas, lorsque la jeune femme trébuchait sur ses jupons, trop longs pour ses courtes jambes. Il fut toutefois soulagé quand elle signifia la fin du cours ; il rêvait de rentrer se recoucher.
Le signe de la supériorité refit surface quand la princesse lui rendit Önskan :
— La prochaine fois, sellez-le-moi !
Il lui arracha la corde des mains, bougon.
— Si je ne peux vous suivre, vous ne partirez pas avec lui.
— Si vous tenez absolument à nous accompagner, prenez votre deuxième cheval. Ma jument ne sera pas prêtée.
— Mmh.
— Même jour, dans les mêmes heures ?
— À la semaine prochaine, grommela Alban en partant.
Önskan redevint excité et le retour, sous la bruine, ne fut pas moins éprouvant que l'aller. Néanmoins, Alban était tant plongé dans ses pensées qu'il n'en fut pas trop dérangé.
Et si elle progressait trop vite ? Trop vite pour qu'il ait quelque chose contre elle, pour l'atteindre ? Trop vite pour qu'il fasse taire sa moralité et passe à l'acte ? Il devait revoir son approche afin de la questionner sans éveiller ses soupçons. Ce coup-ci, il n'avait pas su comment l'aborder. Elle s'était montrée intransigeante aux interruptions et lui n'avait plus été si sûr de ce qu'il voulait. Loin d'elle, sa lucidité lui revenait : il devait lui faire payer. Et, après tout, saboter son règne était bien mieux que juste l'assassiner dans les bois. Souffrir avant de mourir. Il allait lui offrir le même sort que celui auquel le roi l'avait condamné.
Le rancunier orphelin rentra au crépuscule et eut à peine le temps de remettre Önskan dans la grange, d'ôter ses bottes, son masque, son capuchon, et de s'installer en face de la cheminée que Filip entra, jovial. L'enthousiasme du blond se fit la malle à la vision d'une table vide. Il fixa Alban, bouche bée, le menton crispé de déception :
— Tu n'as pas préparé le repas ?
— J'ai dormi, mentit Alban, espérant que son aîné ne fasse pas attention aux gouttes qui tombaient de son manteau tout juste enlevé.
Loi de Jante : code de conduite régissant tacitement la société danoise et scandinave depuis des générations. Aksel Sandemose en en a retranscrit le contenu en 1933 dans un roman.
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