14. Le pacte avec le diable

Filip et Sven dévisagèrent Alban avec surprise. Il s'attabla pour le repas, fronça les sourcils dans leur direction.

— Qu'y a-t-il ?

— Il est rare que tu nous fasses l'honneur de partager notre dîner, piqua Filip. N'as-tu pas des gardes à chasser, ce soir ?

Le brun grognassa. Les blonds l'ignorèrent. Aucun d'eux ne légitimait plus ses actes. Néanmoins, seul Filip en connaissait les tenants ; Sven, lui, pensait de plus en plus qu'Alban ne faisait cela que par amusement.

— Filip, as-tu entendu la dernière ? s'intéressa Sven.

— Allons bon, qu'a donc encore fait la kvinna ?

Filip avait retrouvé une certaine douceur et son machisme avait été maté par les exploits répétés de la princesse. Depuis, il écoutait sans trop d'agacement les louanges de Sven à son égard. La tendance s'était inversée pour son frère, qui, pour l'avoir rencontrée, n'avait plus une once d'indulgence pour la royauté.

Avalant une cuillère de potage, Sven raconta :

— Son cousin, qui a mené les troupes en Bohême, est de retour à Gripsholm, avec une partie des soldats. Elle est allée personnellement dans ce camp remercier les hakkapélites.

— Une femme dans un camp militaire ! s'esclaffa Filip. Elles y sont pourtant interdites !

Il but à son tour, aspirant bruyamment la soupe tiède.

— Cette femme n'est bonne qu'à créer le scandale, décréta Alban avec aigreur.

La poitrine de Filip se gonfla d'un soupir ; il posa son bol et congédia l'adolescent :

— Sven, veux-tu nous chercher une bûche ? Le feu faiblit.

— Ah bon ? Vous avez froid, vous ? Je...

— Sven, répéta l'aîné.

Le jeune garçon de ferme acquiesça et sortit de table, sous l'œil inquisiteur d'Alban. Aussitôt leur protégé dehors, Filip confronta son cadet :

— Comptes-tu lui dire ?

— Qu'entends-tu par là ?

— Comptes-tu dire à Sven que l'apogée de ta vengeance sera de tuer la princesse, d'anéantir la royauté ? Que ces derniers jours tu sillonnes la forêt en repérage ? Que la sympathie qu'elle affiche aux catholiques t'insupporte, car ça te prive de légitimité ? Qu'au lieu de te réjouir pour la paix que tu défends devant les foules, tu es encore plus en colère ?

— Tu aimes aussi peu cette princesse que moi !

— Tu ne le nies même pas ! Et c'est faux ! J'ai mis mes a priori de côté, comme tu me l'avais demandé ! Elle ne fait rien de mal. Elle tente même de réconcilier les catholiques et les protestants !

— La confession d'Augsbourg primera toujours sur les autres, elle désire simplement que le peuple cesse de s'insurger ! Toutes les promesses qu'elle pourrait faire n'y changeront rien.

— Penses-tu sincèrement qu'en renversant la monarchie, tu aideras le peuple ? Le peuple veut un roi. Mais certains le veulent catholique, voilà tout. Va donc l'épouser, si tu te clames croyant maintenant, plutôt que l'éprouver. Un héritier issu d'un mariage entre ces deux confessions, là est ce qui concrétiserait la paix. Si tu agissais pour autrui plutôt que pour toi-même, c'est en ce sens que tu œuvrerais. Et, bon Dieu ! Ces gardes ne t'ont rien fait ! Tu perçois leurs rondes de protection comme des agressions. Tu n'es pas un héros, tu es un saboteur, Alban !

Le retour de Sven coupa court à leur altercation. Alban, remonté, quitta la maisonnée sans finir son assiette.

Cette nuit-là, une fois le foyer plongé dans le noir, il rentra plus chancelant qu'à l'accoutumée.

Alarmé par le vacarme que provoqua une chaise en heurtant le sol grinçant de la chambre d'Alban, Filip s'y précipita. Nulle bougie n'avait été allumée, aussi ne distinguait-il rien... Il s'empressa de chercher de quoi les enflammer et brandit un bâton de cire vers l'ombre, adossée au mur, qu'il supposait être son benjamin. Il ne s'était pas trompé : sans surprise, c'est au Ryttare qu'il avait affaire. Alban arracha son masque, expirant profondément.

La pièce, abritant pourtant peu de mobilier, était méconnais- sable : en rentrant, il avait renversé, en plus de la table et des sièges, le seau d'eau qui servait à sa toilette. Du sang s'était répandu en abondance sur le parquet et les cloisons.

— Alban, vas-tu bien ? s'affola Filip.

Les râles souffrants d'Alban lui répondirent, jusqu'à ce que le brun marmonne :

— Toi qui reprisais les uniformes, sais-tu encore coudre ?

— Je...

Le blessé souleva son haut et Filip poussa un juron. Le buste d'Alban avait été tranché de son épaule droite au bas de son ventre. La plaie, visiblement profonde, le faisait trembler de douleur.

— Bon sang, Alban !

— La princesse s'est décidée à engager de meilleurs gardes, expliqua le bagarreur.

— Descendons ! Il te faut t'allonger !

Venant au secours de son frère, il passa son bras sous ses ais- selles et l'aida à regagner le rez-de-chaussée.

— Quelle idée de monter ! Espérais-tu te coucher et attendre le petit matin ?! Tu es sot, Alban, alors que je te pensais le plus intelligent de nous deux !

Ils clopinèrent dans l'escalier craquelant et Filip, de son bras libre, balaya la carafe d'eau et le pain qui restaient sur ce qui devenait sa table d'opération. Alban s'assit et requit, en gémissant, l'aide de son aîné pour s'y coucher.

Fébrile, voyant l'hémoglobine couler à flots, Filip s'activa : en deux temps, trois mouvements, il raviva le feu, illumina la pièce et revint de l'établi, une trousse en main. Il la déroula, en extirpa des aiguilles et le fil le plus fin qu'il put y trouver.

— Fais bouillir de l'eau, lui intima Alban, dents serrées.

— J'ai mieux, décréta le blond.

Il chercha la bouteille de rhum, presque vide, qui lui avait tenu compagnie les dernières nuits.

Soudainement gorgé d'assurance, il attrapa le chiffon près des ustensiles et le fourra dans la bouche crispée d'Alban, qui se débattit en apercevant l'alcool. Filip lui adressa un clin d'œil pour l'inciter à rester tranquille, tandis qu'il se penchait au-dessus de lui en dévissant le bouchon.

Le liquide ambré tomba aux berges de la plaie pour s'y glisser en brûlant la chair sur son passage. Les hurlements du brun traversèrent le tissu et Filip dut se jeter sur ses épaules pour le maintenir allongé.

— Ce n'est pas fini, mon frère ! Respire !

Soufflant comme un bœuf, les yeux exorbités, Alban fixa le plafond. Il grogna, prit sur lui alors que l'aiguille perçait sa peau. Il tomba dans les vapes plusieurs fois durant la longue et complexe tentative chirurgicale, mais se faisait réveiller par les claques de son guérisseur. L'une, particulièrement, lui démangea la joue :

— Tu y prends goût, n'est-ce pas ? maugréa-t-il dans son bâillon.

— Je t'avais prévenu que cette quête te mènerait à ta perte ! J'ose espérer que, désormais, tu m'écouteras.

Filip termina sa phrase en tirant sur le fil avant de le nouer et de clamer joyeusement :

— J'ai fait du bon boulot !

Il essuya la sueur de son front d'un revers de main avant de s'écarter pour rejoindre la cheminée. Le raclement du tison dans le feu, couplé au crépitement des flammes, sonna l'étape suivante. Il revint rapidement, la barre de fer rouge en main.

— Il va falloir tout cicatriser, maintenant...

Les murs tressautèrent aux soubresauts déchaînés d'Alban. Filip râla :

— Ne bouge pas, bougre d'imbécile, ou tout va se rouvrir !

Le blond appliqua soigneusement la partie brûlante du tison sur les zones lésées du corps de l'imprudent maître d'armes.

À la fin de sa barbare, bien que nécessaire, intervention, Filip n'empêcha pas son frère de se reposer. Empathique, il le couvrit même d'une couverture avant de retourner se coucher, dans une chaise qu'il tira au plus près de l'infirme.

Tous deux furent réveillés par Sven, descendant aussi silencieusement qu'un cerf en brame.

Filip ne lui laissa pas le temps de poser des questions et l'envoya chercher du pain, lui confiant les öres au creux de la main.

— File ! lui aboya-t-il dessus en le poussant dehors.

Il envoya ses bottes à l'extérieur et claqua la porte. Mais, à peine quelques instants plus tard, alors qu'Alban se relevait pour le nettoyage de sa blessure, Sven entra à nouveau.

— Où est Önskan ?

Alban inspira et déclara :

— J'aurais pensé qu'il rentrerait ! Il m'a échappé hier soir...

— Je pars avec des grains pour l'appâter ! décida l'adolescent.

— Non, s'y opposa Filip, toi, tu vas chercher du pain. Je vais m'en charger !

— Ne dois-tu pas aller à la forge ?

— Et toi ? Nous resterons sagement ici et prierons pour que l'excuse de notre absence aujourd'hui soit pardonnée demain par ceux auxquels nous ferons défaut.

— Va travailler, Filip ! Mon cheval, mon devoir !

— Tu crois que je vais te laisser courir les bois dans cet état ?

Le brun se remit sur pied et écarta fièrement les bras.

— Vois ! Je vais bien !

— Peste soit de toi, mon frère, capitula le blond en attrapant son tablier. Ne compte pas sur moi pour retrouver ton cadavre dans la forêt. Si tu meurs, tu nourriras les loups. Alors, sois sage, pour une fois !

Il savait pertinemment qu'Alban se montrerait sourd à ses objurgations, pourtant son statut de premier fils l'obligeait inconsciemment à multiplier les avertissements.

— Oublie le pain, Sven, fit Filip.

— Veux-tu que je prépare Lebrun ?

— Non, refusa l'aîné. Je vais marcher et, toi, tu ne le lâches pas d'une semelle. Gardez Lebrun pour attraper Önskan. Je n'aimerais pas que les gardes remontent à nous par sa faute.

Le jeune blond hocha la tête avec sérieux. Quand le calme revint dans la maisonnée, il lorgna le torse écarlate, grossièrement bandé, de son acolyte.

— La princesse t'en veut...

— Et je lui en voudrai encore plus si elle capture et abat mon étalon, répliqua Alban, alors aide-moi à m'habiller, tu veux ?

Obéissant, Sven s'y soumit. Il prépara le hongre et observa Alban partir, à cheval, masque au poing. L'estropié avait catégoriquement refusé d'être accompagné, et Sven imaginait déjà le savon que Filip allait lui passer en rentrant. Cependant, il craignait davantage Alban. Une prière passa ses lèvres ; il supplia un dieu de protéger la princesse. Il se détestait de ne pas avoir plus tenté de retenir son ami, mais il se réconfortait en se disant que, dans son état, sa quête n'avait que peu de chances d'aboutir...

Ballotté sur le maigre bai, le trajet jusqu'aux chemins qu'il empruntait habituellement fut un calvaire pour le Ryttare. Ses points de suture le tiraillaient et la fièvre le terrassait. Les doigts crispés sur les rênes, enroulés dans les crins épais de sa monture, il se maintenait maladroitement en selle. Le bout de cuir sur son visage le rassurait, néanmoins s'il croisait un soldat, il doutait de s'en sortir vivant. Un combat l'achèverait, il en était certain. Mais perdre Önskan tout autant. Ce pur-sang, aussi sauvage fût-il, était son bien le plus précieux, le défi qui le poussait à se lever, après chaque insomnie.

C'est animé d'espoir et de détermination qu'il pressa les jambes. Il ne pouvait trotter, mais exigea de son destrier un pas plus vif. Ses foulées suintèrent sur le tapis détrempé des feuilles déchues de l'automne. La lenteur de son allure, mêlée à la grandeur du territoire à quadriller, le rapprocha dangereusement du soir. Il arrêta Lebrun, aussi fatigué que lui, pour siffler, à cet énième point stratégique.

Une cavalcade se fit alors entendre sur sa droite. Le cheval d'or et d'ébène fendit les buissons... tenu par la présumée inconnue qu'Alban pensait ne plus jamais revoir, elle-même montant sa svelte jument à la robe sablée.

Vêtue d'une tenue vert émeraude, moins sobre que la brune dans laquelle il l'avait découverte, la jeune femme arrêta les deux chevaux délicatement, non loin de lui. Le Ryttare cligna des yeux, s'assurant qu'il ne s'agissait pas d'un songe. Les poils d'Önskan, au niveau du poitrail, autour de ses paupières et des oreilles, étaient ondulés de transpiration. Son pauvre destrier avait dû fuir loin. Et pour la première fois qu'il ne rentrait pas au bercail, il fallait qu'il croise le chemin de son ennemie !

Car oui, c'était la princesse, sans aucun doute possible. Cette fois, son capuchon ne la dissimulait pas ; il put plus amplement étudier la douce symétrie de ses traits. Ses cheveux bouclés, coupés aussi courts que les siens, entouraient avec finesse l'ovale de ses pommettes. Étonnamment, cela ne la rendait pas moins féminine et son regard n'en était que plus pénétrant.

Sa voix, aussi claire que son teint, perça le silence :

— Vous n'avez point tardé à trouver une autre bête...

À ce moment, Alban remarqua les zones à vif sur les membres avant d'Önskan.

— Vous ! fit-il sombrement. Que lui avez-vous fait ?!

Il voulut se redresser, paraître aussi menaçant que la rage qui moussait en lui, mais s'avachit, tordu par les élancements de sa première défaite.

— Rien, répondit-elle. Je suis tombée sur lui par pur hasard. Il s'était coincé les antérieurs dans les rênes et était affaibli. Il a dû se débattre longtemps, sans succès. Le cuir aurait pu rompre s'il avait moins été enchevêtré dedans. J'ai dû sectionner le lien avec une pierre pour le libérer.

Débrouillarde. D'après les faits, elle avait sauvé son cheval. Elle donnait trop de détails pour avoir inventé cette histoire, mais son début sonnait faux.

— Pur hasard ? Pas à moi. Je sais qui vous êtes, siffla-t-il, la main sur son fourreau.

Elle lui sourit, abaissa le menton en guise de présentations officielles.

— Pourtant, je vous l'assure. Je l'ai emmené boire, il ne boite pas et devrait vite se remettre, avec du repos et une bonne pommade. Qu'importe que vous me croyiez ou non, nous voici donc sur un pied d'égalité. Qu'il en soit autrement m'aurait peinée, vous auriez été moins malin que vous le laissiez penser.

Bien que surpris par le courage de la jeune femme, qui paraissait largement moins apeurée qu'à leur première rencontre, il ne baissa pas sa garde et jeta un œil inquiet aux ombres de la sylve.

— Je suis venue seule, si cela est ce qui vous préoccupe. Je n'ai guère pour habitude de frapper un homme à terre.

Alban l'observa attentivement, la main toujours au contact de son fleuret.

— Je ne viens pas vous tuer, reprit l'héritière. Je vous saurais gré de faire de même !

— Que voulez-vous ?! cracha-t-il.

Elle leva les rênes de l'étalon, rompues.

— Vous rendre votre cheval.

Dubitatif, il étudia ce dernier. Hormis quelques taquineries entre la jument et lui, qui cessèrent au presque inaudible claquement de langue de la princesse, Önskan était particulièrement calme et docile. Pourtant, il semblait avoir traversé l'enfer. Par imitation, l'agressivité quitta le ton du Ryttare.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Il est vôtre et je ne suis point une voleuse, vous rappelez- vous ? Cependant... Je suis responsable de votre... séparation. J'ai enfin trouvé un mercenaire capable de vous battre, mais il n'était point dans mon idée de capturer votre cheval. Je voulais simplement pouvoir vous retrouver.

— Pour me capturer, moi ?

— Pour discuter.

Interloqué, il battit des cils. La menue femme adressa une caresse à l'étalon, ajouta :

— Je vous le rends. À une condition...

— J'aurais dû m'en douter !

Par fierté, il ordonna un demi-tour. Sans bouger, la princesse le héla :

— Ne me demandez-vous pas laquelle ? Tenez-vous si peu à lui ? Pourtant, vous le cherchiez, me trompé-je ?

Il s'immobilisa, dos à elle.

— Laquelle ?

— Je viens signer un pacte. Accordez-moi un répit, le temps que je convainque les catholiques de ma bonne foi.

Son premier réflexe fut de rire jaune, ce qu'il regretta. Tenant ses côtes d'une main, il se retourna à nouveau vers son interlocutrice et pointa Önskan.

— Si je refuse, vous le garderez, n'est-ce pas ?

— Non.

Ce disant, elle repassa les cuirs au-dessus des oreilles du mâle et le renvoya vers son propriétaire. Alban ne put contenir un sourire soulagé à ses retrouvailles. Il frotta affectueusement son chanfrein, agrippant le filet. La princesse leur octroya un instant d'intimité avant de renchérir :

— Mais, au vu de votre état... vous auriez tout intérêt à accepter cet accord. Signons une trêve et votre tête ne sera plus mise à prix.

— Qu'y gagnerais-je ?

— ... La vie !

— Vaut-elle la peine d'être vécue si elle l'est en bafouant mes principes ?

— En ce cas, l'or ne saurait pas davantage vous convaincre.

— Non ! Je ne me laisserai pas acheter par vous !

— Je vous demande d'être pacifique, rien de plus. Je souhaite une égalité des religions tout autant que vous, croyez-moi.

— Ma réponse reste non !

À court d'arguments, elle se tut. Alban attendit patiemment, cogitant de son côté. Que la future reine elle-même vienne le rencontrer en personne, quémander une alliance, lui prouvait qu'il avait l'avantage. En revanche, elle n'avait pas tort : si d'autres mercenaires de la trempe du dernier le traquaient, il allait périr sous leurs lames. Malgré le dédain qu'il affichait quant à la vie, il redoutait son antonyme.

Outre cet ardent instinct de conservation, il tenait une occasion de se venger. En prétextant aider la future reine, en gagnant sa confiance, il pouvait pénétrer la royauté et compromettre son règne depuis l'intérieur. Elle lui ouvrait les portes d'une revanche inespérée.

Dans cette optique sournoise, il statua :

— Vousavez l'air de bien vous entendre avec lui. Alors... dressez mon cheval, dites àvos gardes de rester au château et j'accepte.


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