11. A cheval entre deux mondes
Novembre 1648.
Sur sa monture, Kristina contempla le cortège fièrement. Oxenstierna se tenait derrière elle, ainsi qu'une poignée de gardes. Tous suivaient du regard la file de villageois qui paradaient dans les rues de Mariefred bannières en main, depuis la colline. Elle avait tant désiré leur bénédiction, pouvoir compter sur leur loyauté. Après des années de dur labeur, cela se profilait enfin, car elle leur avait rendu la paix. Ils scandaient son nom, reconnaissants, et elle osait enfin se montrer officiellement, les rencontrer. Plus qu'une bataille, elle avait gagné une légitimité. En ce début de novembre 1648, ils pouvaient le dire haut et fort : la guerre de Trente Ans était derrière eux.
— Qu'en pensez-vous, Axel ? se vanta-t-elle.
Le chancelier n'eut d'autre choix que de s'incliner. La princesse avait fait preuve d'un génie militaire comparable à celui de son père. Ses directives, tenues secrètes, avaient orienté ses troupes dans des manœuvres millimétrées, qui avaient permis d'asseoir incontestablement la puissance suédoise. Le peuple célébrait désormais la belle revanche que l'héritière avait prise sur la guerre qui avait volé à la Suède son roi.
En trophée, et c'est ce qui réjouissait les sujets ce jour-là, elle faisait amener à Gripsholm une partie de la collection d'art du Château de Prague, pillée par ses troupes après un siège de plusieurs mois.
Kristina se délectait d'être applaudie, d'avoir uni son peuple dans un soulagement national. Son statut de femme ne convainquait personne, mais son esprit stratège imposait le respect. Elle fanfaronna, les pupilles pétillantes de satisfaction :
— La majeure partie restera à Stockholm, néanmoins je n'ai pas résisté à l'envie d'exposer l'un ou l'autre tableau de Titien ou de De Vinci dans la salle du conseil, ici.
— J'ose espérer que la paix vous importe plus que ces peintures, marmonna Oxenstierna.
— Évidemment ! Admettez que la Suède s'érige par cette action au-delà de toute controverse.
— Vous remercierez votre cousin, que vous avez envoyé sans prévenir au front. Il a admirablement bien mené nos troupes.
— Selon mes plans et ceux du général von Koenigsmark.
Elle ricana en repensant à Charles, qu'elle avait savamment écarté de la Cour, à l'instar de sa cousine avant lui. Mais, il était vrai, ces victoires personnelles ne pouvaient pas égaler l'accomplissement de son actif travail diplomatique ; les Traités de Westphalie avaient marqué son entrée dans le cercle des grands chefs d'État européens. Cette paix donnait à la Suède les îles de Rügen, Wismar, Verden et Brême, ainsi qu'une partie de la Poméranie et l'embouchure de l'Oder. Le royaume était devenu, par ces acquisitions et celles du Traité de Brömsebro, la première puissance nordique.
Personne, pas même les catholiques, ne l'ignorait. Face à cette victoire, les esprits s'étaient apaisés. Ni la religion ni le cavalier assassin, dont la Cour n'entendait d'ailleurs plus d'échos, peut-être grâce à l'exécution du troubadour retrouvé, n'entachaient les célébrations à travers le pays. L'heure était à la liesse. L'heure était à la reconnaissance.
L'héritière de la dynastie Vasa avait gagné un peu du respect de son peuple. Quand bien même ce n'était que le premier échelon d'une pénible ascension, Kristina s'en réjouissait. Elle savait n'être encore, avant une légitime souveraine, qu'une kvinna : sa condition naturelle primait sur ce qu'elle accomplissait et le devoir de faire ses preuves dix fois plus qu'un homme pesait sur elle. Néanmoins, elle était en bonne voie et cela suffisait à la faire fanfaronner dans les couloirs, au grand dam de sa tante.
Elle ne comptait pas s'arrêter là. Pour y avoir longuement réfléchi, il lui paraissait nécessaire d'unir son peuple, avec tolérance. Il était loin, le temps d'une nation purement protestante. Les dogmes catholiques s'étaient répandus et, même si elle ne légitimait pas leur pratique, elle était prête à de nombreuses concessions pour un règne harmonieux. Les conversations avec Matthiae lui avaient ouvert l'esprit ; elle aspirait elle aussi, dès lors, à faire du catholicisme, du calvinisme et du luthérianisme des doctrines d'égales valeurs.
Cela était loin d'être le cas d'Oxenstierna, attaché à la stricte orthodoxie luthérienne, qui vint la confronter dès le premier jour de janvier alors qu'elle lisait scrupuleusement les plaidoyers écrits des nobles :
— Dites-moi qu'il s'agit d'une plaisanterie !
Kristina arqua un sourcil, posa la liasse de papiers qu'elle tenait et se retourna mollement.
Au lieu de l'incendier, comme elle aurait pu le faire au vu du manque de respect dont il faisait preuve, elle préféra réagir avec flegme et désintérêt :
— Axel, j'ignore ce dont vous me parlez.
Son chancelier, habituellement d'une contenance olympienne, avait le ton essoufflé par son emportement. Il ne passa pas par quatre chemins :
— Descartes est un catholique ! L'inviter à la Cour est une grossière erreur !
— Il n'est pas responsable des horreurs commises au nom de sa foi. Que j'invite un catholique ne signifie aucunement que j'intériorise ses principes et ses convictions. Je ne fais qu'illustrer cette paix pour laquelle nous nous sommes battus toutes ces années.
— Vous vous y prenez bien trop précipitamment ! Kristina rit jaune.
— Trop précipitamment ? La guerre a duré plus de trente ans, nos différences de pratiques nous divisant depuis des siècles !
— Une paix prématurée ne pourra qu'avoir des conséquences financières et politiques catastrophiques pour la Suède ! Avez-vous idée des frais occasionnés pour la guerre ? Le roi aurait honte !
La mention de son père échauffa Kristina, qui gronda :
— Ne parlez pas en son nom ! Mon père vous a demandé de me protéger, point de me dénigrer. Cela est si facile pour vous de me juger, alors que je me saigne pour cette patrie qui est mienne !
Le régent s'entêta, outré par l'audace de sa relève.
— Cela n'est guère sage, Kristina, de flouter de la sorte les limites de l'acceptable. Je ne vous laisserai pas détruire ce que votre père et moi avons passé des décennies à construire !
— Le monde évolue, Axel. Le Traité reconnaît les trois confessions, n'est-il point temps d'en faire de même ?
— L'équilibre est fragile et vous le menacez !
— Cessez ! L'invitation est lancée.
— Mais vous avez perdu la raison ! brailla-t-il.
À bout, Kristina haussa la voix :
— Assez ! Ou je plante moi-même votre tête au bout d'une pique !
Oxenstierna se tut, consterné par l'assurance subite de la menue femme, devenue extrêmement intimidante. Kristina tonna :
— Vous êtes mon conseiller, non le roi. Vous vous pensez intouchable, Axel, il n'en est rien ! Même si vous jeter au cachot tiendrait de la bêtise, car vous pourriez m'être utile, je n'hésiterai pas à la commettre. Soyez le chancelier que je vous demande d'être ou je me passerai de vous pour le trône.
Fâchée de ces remontrances inopportunes, Kristina abandonna les lettres et remonta en trombe dans ses appartements.
— Qu'on me réserve une tenue de sortie ! Et que mon écuyer prépare ma jument !
Alva, affairée au pliage des toilettes de sa princesse, la questionna du regard. Elle attendit que les autres valets désertent la chambre avant de lancer :
— Est-ce votre tante qui vous a tant énervée ?
— Mon dissident chancelier, plutôt !
Kristina, dont les mains tremblaient de fureur, se positionna en face du miroir de plain-pied. La frêle brune commença alors à dénouer les lacets du corset de sa maîtresse.
— Cela a-t-il un lien avec la venue de votre correspondant français, monsieur Descort ?
— Descartes, reprit l'héritière, mais oui. Cela devait m'aider à reconquérir le cœur de mes sujets. Quel intérêt si l'on me traite d'impie et que les nobles se retournent contre moi à leur tour ? Comment satisfaire mon peuple et ma Cour d'un coup d'un seul, dans des circonstances si extrêmes ?
Ses jupons tombèrent au sol en un lourd froissement alors qu'elle inspira profondément, son ventre libéré de son étau. Elle glissa les mains sur ses hanches, avisa sa silhouette d'un mauvais œil. Les gonds grincèrent et Alva somma les autres dames, qui rapportaient une tenue marron, de la poser sur le lit. Respectueusement, les camérières s'exécutèrent puis s'inclinèrent et sortirent en fermant les portes.
À nouveau seules, Alva reprit :
— Sans corset, je suppose ?
Kristina acquiesça. Alva et elle avaient noué une amitié complice, basée sur l'estime mutuelle et une entente naturelle. La loyauté sans faille d'Alva ces quatre dernières années l'avait rendue irremplaçable. Les deux jeunes femmes avaient appris à bien se comprendre et s'aimer au-delà de leurs différences ; elles n'hésitaient pas une seconde à s'entraider, quand bien même elles transgressaient les codes.
Alva, connaissant bien la tempétueuse monarque qui se tortillait pour enfiler sa robe de cavalière, entreprit de la décoiffer.
— Diantre ! Qui donc s'est occupé de votre chevelure ce matin ?
Kristina haussa les épaules. Elle avait appris à ignorer son environnement, aussi était-il rare qu'elle se souvienne de tous les visages qu'elle croisait. Et pourtant, Gripsholm était un havre de paix en comparaison de Stockholm, où les gens grouillaient comme des fourmis. S'exiler dans ce château, certes moins confortable et excentré, était sans conteste la meilleure idée d'Oxenstierna. La folie des grandeurs et de la luxure, ayant assujetti Kristina à l'aube de ses seize ans, avait fondu comme neige au soleil une fois la princesse à plusieurs lieues de la fastueuse capitale. Renouant avec davantage d'authenticité, et, surtout, plus de nature, Kristina était loin de s'en plaindre.
— Aïe, couina-t-elle tout de même.
— Je fais de mon mieux ! assura Alva, tirant les boucles de Kristina. Je ne céderai plus jamais ma place ! Qui que ce soit qui ait fait cela, que le diable l'emporte dans ses tréfonds.
— Alva ! la sermonna Kristina, en pouffant.
Son sourire s'effaça vite à l'acharnement de sa dame de compagnie, qui se triturait les méninges au point de s'en mordre la langue.
— Je n'y arriverai pas ! capitula-t-elle, ses bras retombant ballants contre sa jupe crème.
— Ne t'embête point davantage : j'ai certainement un capuchon qui saura cacher ces diamants dans une de ces armoires...
— Ou vous pourriez rester accompagnée de vos gardes, tenta Alva.
— Te prendrais-tu à vouloir me raisonner ? se moqua Kristina.
Elles gloussèrent en chœur.
Semer ses gardes et vivre, l'espace d'un instant, dans la peau d'une femme fabuleusement banale, là était l'un des seuls plaisirs de Kristina, avec celui de courir pieds nus dans l'aile ouest. Malgré l'incident à son arrivée, elle avait repris goût aux escapades. Et puisque moins de gens en voulaient à sa vie, désormais, elle était libérée de cette paranoïa perpétuelle.
Cependant, elle avait appris à ses dépens que l'or ne la protégeait ni des flèches ni des trahisons et se montrait par conséquent extrêmement discrète ; elle s'arrangeait pour ne jamais, hors des déplacements officiels, faire transparaître dans ses vêtements des signes de richesse.
Elle n'était malheureusement pas au bout de ses peines.
Fin prête, elle envoya Ansgar en éclaireur afin d'éviter de croiser sa tante, hystérique depuis les départs successifs de ses enfants. Alva et elles purent ainsi se faufiler dans les corridors sans encombre et emprunter un escalier donnant directement sur les écuries.
En revanche, la crainte d'Alva à l'égard des chevaux n'avait, elle, guère évolué. Cela amusait toujours la princesse, pour laquelle cette peur était incompréhensible.
— Profitez de votre balade ! chantonna Alva, comme à son habitude.
Kristina tapa dans ses mains gantées, prête à affronter le froid hivernal, et abaissa le menton en remerciement au laquais qui lui ouvrit la porte.
Une bourrasque glacée lui cingla le visage. Elle grelotta, re- monta son col et se hâta vers les écuries. Silkë, sellée, attendait impatiemment sa cavalière, et le lui signifia par un doux appel de contact. Le maigrelet Monaldeshi décollait du sol à chaque lever de tête de la jument.
Légèrement agacée par tant d'incompétence, Kristina lui arracha presque les rênes des mains. Sans un remerciement, elle releva son pied gauche et attendit que son écuyer lui fasse la courte échelle. Délicatement, elle enfourcha sa jument.
Majestueuse, elle repoussa les pans de son manteau vers la croupe de sa monture et couvrit elle-même sa tête de son capuchon, cachant ainsi le diadème bien trop enchevêtré dans ses cheveux.
— Prêts ? s'enquit-elle auprès des cavaliers postés derrière elle.
Ils acquiescèrent et elle ordonna aussitôt l'ouverture des portes.
Silkë trépignait sur place ; elle trottina en secouant son encolure alors que ses sabots tambourinaient sur le pont-levis. Jouant de ses doigts et la rassurant oralement, Kristina parvint à détendre sa jument. Elles s'échauffèrent toutes deux au pas, le temps de quitter les îlots. Dans l'air froid de novembre, le souffle des deux partenaires s'échappait en fumée. Le brouillard envahissait la plaine, se fondant dans la neige.
Les grognements des gardes, angoissés par le fait de ne pas distinguer les alentours et donc une éventuelle menace, eurent raison de la patience de la princesse, qui permit l'allure supérieure. Silkë ne se fit pas prier et, bien que ralentie par l'épaisse couche blanche qui lui arrivait aux genoux, enclencha un galop rond et cadencé. Sans qu'elles s'en rendent compte, elles pénétrèrent un bosquet et, en bifurquant à gauche, perdirent le groupe. Kristina stoppa Silkë, attentive aux bruits. La petite cavalerie s'ébrouait. Un écart d'à peine trente pas l'avait entièrement dissimulée, malgré la robe claire de Silkë.
— Votre Altesse ! appelèrent les hommes.
Cette dernière se garda bien de répondre et continua, lentement, à s'enfoncer dans la sylve. Elle admira les arbres aux cimes givrées, le ciel pur qui transperçait la brume par endroits. Ce si beau spectacle la captivait et Silkë prit les commandes de la direction, profitant de la déconcentration de sa maîtresse. Elle accéléra le pas en humant l'air. Sa détermination interpella Kristina, qui referma ses mains sur les rênes.
— Que te prend-il soudainement ?
Mais la jument continua, arquant la tête pour appuyer sur le mors.
— Silkë ! s'indigna la princesse.
Jamais sa jument ne l'avait trimballée de la sorte, sourde à ses directives.
— Où vas-tu donc ?
Silkë coupa brusquement à droite, entraînant Kristina sous un arbre dont les branches, trop basses, la fouettèrent. Elle cria de sur- prise et de douleur, se raidit et mit pied à terre, courroucée.
— Ah non !
Insignifiante à côté de la demi-tonne de muscles qui semblait l'ignorer, Kristina agita les bras pour capter son attention. Elle se rendit à l'évidence : Silkë ne l'écoutait plus. Tendue, les oreilles pointées vers l'avant, la pur-sang fixait un arbre à proximité. Sa posture alerte fit frissonner Kristina, qui comprit alors que quelque chose se cachait, dans la nappe blanchâtre qui les encerclait.
Remettant discrètement son pied à l'étrier, elle gronda :
— Qui que vous soyez, montrez-vous !
Émergea alors du brouillard, paisiblement, un cheval à la beauté captivante. Silkë hennit amoureusement et fit mine de le rejoindre, bousculant sa cavalière au passage. Malgré la surprise, Kristina s'y opposa avec une fermeté salvatrice. Sa jument retrouvant un semblant d'obéissance, la jeune femme avisa alors le cavalier, un homme d'après sa carrure fine et ses larges épaules.
Il claquait la langue d'agacement, focalisé sur la maîtrise de sa monture. La cape qu'il portait dissimulait son visage penché en avant. Nul homme raisonné ne gardait d'étalon ; ils étaient fougueux, compliqués à gérer à l'approche des femelles. Effectivement, le sien, à la robe tirant sur le jaune d'or, ne redescendait pas en excitation, sa crinière de jais au vent. Il renâclait, mordant son mors et tapant de l'antérieur avec frénésie. La tension dans les rênes ne lui permettait pas d'aller plus loin, pourtant il paraissait prêt à bondir.
Empathique, Kristina contraignit Silkë à reculer. Avec davantage de distance, un semblant de calme revint sur la petite clairière où ils se trouvaient ; l'étalon souffla et abaissa l'encolure. Son propriétaire lui tapota affectueusement l'épaule puis essuya son front. Ce fut à cet instant que Kristina put voir qu'il portait un masque en cuir. Elle sursauta et fit un pas en arrière, comprenant à qui elle avait affaire.
Un cheval d'or et d'ébène, repensa-t-elle.
Pourtant, l'homme, ôtant son couvre-chef, ne devait la prendre que pour une promeneuse, puisqu'il s'enquit avec prévenance :
— Vous êtes-vous perdue, madame ?
Kristina tint fermement son capuchon et hésita à répondre. Elle fixa la chevelure brune de l'inconnu, l'analysa sous toutes ses coutures. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour déduire qu'elle se tenait face au Ryttare, le belliqueux cavalier qui avait tant fait parler de lui l'année de son arrivée à Gripsholm. Elle avait étudié son ennemi, écouté la chanson à son honneur ; la mâchoire carrée, le teint légèrement hâlé, le destrier venu d'ailleurs. L'épée, pendant le long de sa jambe droite, confirmait ses soupçons, mais ne répondait pas à la question sous- jacente : que faisait-il là, et pourquoi réapparaissait-il soudainement ?
Elle n'avait plus entendu parler de lui depuis des mois, au point qu'elle s'était dit qu'il n'avait été qu'un mythe inventé de toutes pièces par Oxenstierna pour la torturer ou la distraire. Ou que l'un des miséreux attrapés, soupçonnés d'être lui, était le bon. Force était de constater que même s'il avait été en sommeil... le hors-la-loi était bel et bien vivant, libre, et plus proche que jamais.
Ce qui voulait également dire que beaucoup d'innocents avaient été tués ou croupissaient dans des cachots, en victimes collatérales. Autrement dit, elle s'était trompée. Aucune personne parmi celles qu'elle avait fait condamner n'était le bon coupable. Que c'était humiliant de se faire avoir par un homme, pavanant si sereinement à quelques lieues d'elle ! Certes, elle avait eu d'autres occupations, mais comment avait-elle pu régler un conflit international et être incapable de débusquer un meurtrier au sein même de son pays ?
— Madame ? réitéra-t-il.
Kristina, bien que brave, tremblait. Elle se souvenait parfaite- ment de l'état déplorable dans lesquels certains gardes avaient été retrouvés, le récit des attaques de ce cavalier masqué. L'air prévenant de cet individu ne la dupait pas : il était dangereux.
Elle bafouilla :
— Non...
— Je ne crois pas vous connaître. Vous ne venez pas de Mariefred, déclara-t-il.
Puis, il dut noter l'angoisse dans son regard d'acier et s'excusa :
— Pardonnez ma rudesse et mon accoutrement. Si vous avez entendu parler de moi, vous savez que je ne m'en prends pas plus aux femmes qu'aux enfants. Voulez-vous que je vous raccompagne ?
Il étudiait ce disant ses habits de nantis, épais et soigneusement brodés. Elle s'en sentit honteuse. Qui croyait-elle duper ? Au mieux, elle pouvait espérer qu'il la penserait simplement noble. Elle se reprit, tâchant de ne point trop parler afin que son accent princier ne la trahisse pas. Elle se savait morte si cela arrivait.
— Cela ira, je vous remercie. Et votre identité ne m'est pas inconnue. Seuls les gardes royaux et quelques pique-assiettes auraient à craindre, n'est-ce pas ?
— Ces représailles sont derrière moi.
Elle ne put contenir sa curiosité.
— En ce cas, pourquoi vous balader masqué si proche du château ?
— J'ai pour habitude de vagabonder. Qu'en est-il de vous ?
— Je me suis simplement égarée.
— Que fait donc une fille de bonne naissance si loin des villages ? N'êtes-vous pas accompagnée ?
— Je ne suis pas...
Elle s'accrocha à ses manches. Ce manque d'assurance déstabilisa le Ryttare, qui fronça les sourcils en demandant :
— Seriez-vous une voleuse ?
— Non ! s'indigna-t-elle.
Par chance, l'étalon, tirant pour rejoindre sa jument, lui offrit de quoi détourner la conversation.
— Vous ne semblez pas le maîtriser...
L'animal se cabra, appuyant ses propos. Cependant, l'homme masqué répondit avec aigreur :
— Je n'ai pas de conseil à recevoir d'une femme qui n'est plus sur le dos du sien !
— Je suis descendue de plein gré ! riposta Kristina.
— Vous m'avez l'air bien indépendante, madame ! constata le Ryttare.
Et il n'y avait rien de plus suspect que cela. Seules les prostituées allaient et venaient seules, et encore, les moins demandées. La prenait-il pour une catin ?
La gêne retomba sur eux en même temps que le silence. Ils se fixèrent sans un mot puis le cavalier fit alors mine de partir.
Kristina, aussi embarrassée que lui, voulut l'imiter. Cependant, leurs chevaux refusèrent d'écouter, comme ancrés dans le sol. L'homme masqué se racla la gorge et feignit la galanterie :
— Après vous !
Kristina tira très légèrement sur la muserolle, pour amorcer l'incurvation, mais Silkë s'entêta. Afin de ne pas perdre la face, Kristina feinta :
— Je vous en prie, je ne souhaiterais point vous retarder !
Ne retrouvant toujours pas le contrôle sur sa monture, le grand brun insista :
— N'ayez crainte, je ne suis ni pressé ni impatient !
La princesse, bien qu'habituée à ce qu'autrui ne sorte qu'après elle, se retint de jurer, la ténacité de son interlocuteur l'insupportant. Elle tapota le genou gauche de Silkë, retrouva l'attention de sa jument ; cette dernière le plia et se maintint en révérence. Ainsi, l'héritière put remonter en selle sans difficulté.
— Ne vous perdez plus, conseilla le cavalier, cette forêt regorge de dangers !
— À commencer par vous...
— Je vous ai probablement arrêtée avant que vous ne croisiez un ours !
— Parce qu'en plus vous souhaiteriez des remerciements ? se scandalisa la princesse. Au revoir !
Elle pressa les talons et sut se montrer assez ferme pour con- vaincre sa monture de quitter le rétif étalon.
Le fameux Ryttare lui répondit en riant, sans doute amusé par sa susceptibilité :
— Au revoir !
Peut-être aurait-il compris sa réaction s'il la connaissait, mais visiblement ce n'était pas le cas. Heureusement, en somme... Pour une fois, être restée discrète, presque anonyme, toutes ces années, ne lui parut plus si idiot. Cela venait sans doute de lui sauver la vie.
Elle outrepassa le manque de repères et traversa les bois. Sur le retour, elle ne cessa de bougonner, pestant sur le compte du Ryttare. Elle eut la plaine pour elle seule et fut soulagée d'apercevoir les tourelles. Mais aussitôt sous le porche de sa demeure, elle s'attira les foudres de sa tante, qui bravait la fraîcheur du soir tombant :
— Où étiez-vous passée ?! tonitrua-t-elle.
Ses talonnettes battirent le pavé, leur claquement rebondissant en écho contre les façades en briques orangées. Sa domestique peinait à la suivre, soulevant les pans de son manteau. Kristina soupira, remit sa jument entre les mains de son écuyer et dévisagea la comtesse.
— Catherine... Serait-ce trop vous demander de ne pas hurler lorsque vous m'adressez la parole ?
Comme elle regrettait l'été, durant lequel Catherine s'était absentée pour le mariage de son cadet, Jean... Même si ne pas s'y rendre avait donné lieu à tous les reproches possibles, Kristina avait eu un réel répit.
— Vos gardes sont en train de parcourir les villages à votre recherche, jeune imprudente ! Quand vos frasques cesseront-elles, Christine ?!
— Je m'appelle Kristina ! gronda la princesse en la contournant. Ne m'attendez pas pour le dîner, vous venez de me faire passer l'envie de manger !
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