10. Shenanigans
Deux ans plus tard, avril 1647.
À travers les vitres du dernier étage, Kristina contemplait le cérémonial de départ. Ses fins doigts passaient sur les lignes tendues de son cou et de son menton, alors qu'elle observait sa tante. Cette dernière, aux émois, serrait sa fille jusqu'à l'étouffement.
Kristina riait sous cape, ravie d'assister à l'envol de sa cousine. Cela lui avait pris deux ans, mais elle y était parvenue. Elle jeta un œil amusé à sa droite.
— Eh bien, Alva, tu es bien peu bavarde.
— Je n'en reviens toujours pas !
— Du mariage ?
— Oui ! Jamais je n'aurais pensé que vous... Cela me sidère !
La princesse gloussa.
— Je n'en suis pas peu fière, pour tout t'avouer, ma chère Alva ! Elle repensa à l'union qu'elle avait célébrée plus tôt dans la semaine et conclut :
— Ils se souviendront du sept avril de l'an 1647 comme du jour de leur union. Moi comme du jour de ma libération.
— Avouez que vous avez fait fort ! Marier votre amant à votre cousine...
— L'un comme l'autre m'empêchait d'accéder à mon rang ! J'ai œuvré dans l'ombre et le temps m'a paru interminable, mais nous y voilà.
Elle se détourna de la fenêtre.
— Ne devriez-vous pas prendre part aux adieux ? s'enquit Alva, sans bouger.
— Quelqu'un de plus sage que moi le ferait assurément. Mais tu me connais Alva, je me fiche des conventions. Je n'irai pas larmoyer alors que mon esprit est à la fête. Qu'importe si, une fois encore, je passe pour une capricieuse.
La jeune Suédoise continua à observer la scène.
— Monsieur le comte De la Gardie n'a guère l'air très réjoui, fit- elle remarquer.
— Il ne l'était déjà pas lors de l'échange des alliances ! se souvint l'héritière.
— Marie-Euphrosyne semble, elle, plus satisfaite.
— Elle l'est... Magnus est un bon parti, je ne suis pas si odieuse ! Et je l'ai promu, son époux ! De colonel de garde militaire, je l'ai nommé Grand trésorier de Suède.
— Elle doit vous être reconnaissante, elle qui peinait à fidéliser un de ses partis.
— Ne te méprends pas, elle me haïra le restant de son existence. Ce mariage va être un fiasco ; jamais il ne la désirera. Elle n'aura que ses yeux pour pleurer, loin de moi, tout le tort qu'elle m'a causé.
Alva et sa rancunière maîtresse reprirent leur chemin vers les appartements royaux.
— Rappelez-moi pourquoi monsieur le comte vous dérangeait tant que cela ?
— Oh... J'aspirais à d'autres activités, un avenir sans lui à mon bras. Son ambition était un des moteurs de sa flamme, je ne pouvais plus accepter qu'il me berce de mille déclarations alors que ses intentions étaient viles et me freinaient dans mes propres desseins.
— N'aurait-il pas fait meilleur époux que votre cousin Charles ?
Kristina haussa les épaules. Ses talonnettes claquèrent sur le parquet, habillant le silence qui s'en suivit. Elle le rompit néanmoins à l'abord de sa chambre.
— Ce qui est amusant est qu'il était le fils d'Ebba Brahe, la maîtresse de mon père.
— Votre amant était un bâtard du roi ?!
— Bon Dieu, non ! Il est le dixième fils des quatorze enfants qu'ont eu Ebba et Jakob de la Gardie, un ami de mon père.
— Ebba n'aimait donc pas votre père ?
— Si, et lui également, d'après ce que l'on m'a conté.
— J'ai du mal à comprendre comment elle a pu épouser un autre homme dans ce cas. Elle aurait pu très bien vivre de sa condition de maîtresse, à la Cour, toute sa vie...
— Mon père a ordonné ce mariage.
— Comment ? Votre père avait une amante qu'il a ensuite mariée à un autre homme... Il s'agissait de la mère de l'amant à qui vous venez de faire exactement le même coup ?
La princesse s'arrêta, réfléchit, puis haussa nonchalamment les épaules.
— Ma logique doit être héréditaire !
— À l'exception que votre père ne s'est pas offert le luxe de coucher avec son amante lors de sa nuit de noces.
Kristina se dérida en se remémorant l'ultime touche de son plan machiavélique. Le plus tordant étant que Magnus n'avait même pas repoussé ses avances ce soir-là. D'un ton faussement innocent, elle se disculpa :
— Il ne s'agissait là de rien de plus que du cadeau de mariage que je lui offrais. Puis... Je voulais m'assurer que je ne commettais pas une erreur en m'en débarrassant.
— Quelle est votre conclusion ?
— Je n'ai pas commis d'erreur.
Néanmoins, si Kristina venait d'éloigner deux des vermines de sa vie, elle n'était pas au bout de ses peines.
Prise de bouffées de chaleur, elle s'affala sur sa chaise, à son bureau écritoire et enjoignit sa dame de compagnie d'ouvrir les fenêtres de toute l'aile, pour faire circuler l'air.
— Vous ne vous reposez pas assez, je ne fais que vous le répéter ! la sermonna Alva.
La fine jeune femme récupéra une serviette dans la seconde pièce, qu'elle imbiba d'eau. Méticuleusement, elle tamponna le front de sa maîtresse.
— Vous devriez...
Une voix, au-dehors, l'interrompit :
— Un présent pour la princesse Kristina !
L'héritière frémit. Elle s'exclama :
— Un messager ! Vite, Alva, va !
La brunette bondit et s'éloigna bruyamment, sans prendre la peine de refermer la porte derrière elle.
— Votre Altesse ? s'enquit le garde en passant la tête par l'embrasure.
— Tout va bien, Ansgar, le rassura Kristina.
Elle attendit nerveusement le retour d'Alva, tout en luttant contre ses vertiges.
— Une missive qui vient du général Hans Christoff von Koenigsmark ! s'écria Alva, haletante.
Elle tendit le papier jauni, scellé d'un sceau des forces suédoises. Un cri de joie s'échappa des lèvres de Kristina. Son mal de tête envolé, elle se saisit avec empressement de l'enveloppe.
— Qui sait, hormis le messager ? demanda la princesse.
— Personne. Il a été très discret. Un paquet vous était destiné, il m'a glissé la lettre en dessous. Je l'ai mise dans mon corset et j'ai remis la robe offerte aux valets.
— Merveilleux !
Elle détacha la cire de son coupe-papier et se plongea dans la missive. Un franc sourire illumina son visage.
— Pourquoi le commandant des forces suédoises vous écrit-il ?
— Il me tient informée.
— La guerre ne bat plus à nos frontières. Et vous ne souririez pas si les conflits avaient repris. Que manigancez-vous ? interrogea Alva, suspicieuse.
— Tu ne tarderas pas à le savoir. Il est temps pour moi de mettre en place l'élément suivant de mon plan. Veille à brûler ceci lorsque tu le pourras.
Elle replia le courrier confidentiel et le confia à sa dame. Alva chiffonna les feuilles, s'interdisant d'y mettre son nez. Puis, elle s'affaira au dressage tardif du lit. Lit que désormais Kristina comptait laisser vide d'amants, afin de continuer à se focaliser sur l'essentiel.
Portée par l'excitation, l'héritière s'empara de sa plume. Elle se mit à noircir des pages.
— À qui écrivez-vous encore ? interrogea Alva au bout d'un long moment. Ces derniers temps, si vous n'êtes pas à cheval ou en leçons, vous passez vos journées à ce pupitre.
— Je m'instruis, auprès de philosophes que m'a conseillés Matthiae.
— Est-ce à Monsieur Gassendo, ou Bascal ?
— Gassendi et Pascal, corrigea Kristina. Si ces grands esprits t'entendaient !
La Minerve du Nord, à la curiosité universelle, aiguisait ses connaissances autant qu'elle le pouvait, grâce à l'ambassadeur de France en Suède, Pierre Chanut. Depuis des années, il était le vecteur d'une communication au-delà des frontières, la mettant en relation avec les figures de l'intellect français. Stratégiquement, son intérêt s'était désormais porté sur une nouvelle personne.
Elle développa :
— Je rédige une invitation très importante. Monsieur Chanut m'a promis de me mettre en relation avec Monsieur Descartes, le savant penseur. Je souhaite qu'il devienne mon tuteur, ici, à Gripsholm.
— Pourquoi lui, précisément ?
— Son savoir, répondit la princesse en clignant malicieusement des yeux. Mais je t'avertis : nul ne doit l'apprendre. D'ailleurs...
Elle se releva.
— Les affaires m'attendent. Tiens-toi coite, Alva. J'ai toute confiance en toi, mais nous devons redoubler de prudence.
Son amie lui ouvrit les portes et la princesse s'empressa de se rendre à la salle du conseil, sommant Ansgar au passage d'en informer le chancelier.
Sans grande surprise, Oxenstierna s'y trouvait déjà. En entrant, Kristina s'exclama :
— Merveilleux !
Oxenstierna leva les yeux de ses papiers et se redressa respectueusement.
— Votre Altesse, salua-t-il. Ils se rassirent simultanément.
— Qu'y a-t-il à l'ordre du jour ? s'intéressa l'héritière. Votre piste pour le ménestrel, que donne-t-elle ?
— Nos hommes ont perdu sa trace dans le Norrland.
— Bon Dieu, il ne peut pas avoir disparu dans la nature !
— Princesse, il ne nous aurait probablement rien appris.
— Ce n'est pas avec des « probablement » que je sécuriserai mon pays. J'ai délégué cette traque il y a trois ans et la menace a repris et court toujours. Tout ceci est bonnement intolérable. Maintenant que les distractions s'en sont allées, je vais m'en occuper seule.
Elle repartit aussi vite qu'elle était arrivée, sous le soupir de son régent. Mais sa tante l'intercepta à la sortie. Kristina pila. Elle aurait pu davantage se pencher sur le cas du hors-la-loi si elle n'avait pas eu tant d'ennemis au sein même de sa demeure.
— Christine, j'ai cru que vous étiez alitée. Vous semblez aller bien.
— Je vais bien, confirma Kristina.
Elle contourna Catherine et poursuivit sa route. Le sermon de cette dernière la pourchassa :
— Vous avez manqué le départ de votre cousine.
Kristina s'immobilisa et pivota sur ses talonnettes.
— Nous y voilà, fit-elle en croisant les bras.
— Vous n'avez donc aucune décence !
— La décence n'est assurément pas de pleurer son amant à l'aube de sa nouvelle vie d'époux. Veuillez m'excuser, l'algèbre et l'astronomie m'attendent.
Catherine vira au rouge et explosa :
— Vous n'êtes qu'une ingrate ! N'avez-vous point conscience de tout ce que je sacrifie, pour vous ? Au lieu d'être auprès de mes enfants, je me perds dans l'impossible devoir de vous éduquer !
Kristina serra les poings et rétorqua froidement :
— Je ne vous ai jamais rien demandé, ma tante. Pour tout vous dire, vous voir partir aux côtés de votre fille m'aurait comblée. Mais la décision appartenait au comte Magnus. Il faut croire que votre présence lui seyait aussi peu qu'à moi.
Ignorant la colère bouillonnante qui menaçait de la frapper, elle héla un valet :
— J'ai changé d'avis. Prévenez mes précepteurs et dites à mon écuyer de préparer ma jument. Qu'on ne m'attende nulle part pour les deux heures à venir !
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top