𝐗𝐕𝐈𝐈. 𝐋𝐞 𝐩𝐨𝐧𝐭

Lorsque le noir complet disparaît et que je sors enfin de ma transe, je suis dans un lit, allongée, avec une poche de glace posée sur mon front.

L'arrière de mon crâne me fait mal, ainsi que de nombreux autres parties de mon corps qui ont été écorchées à cause de ma bagarre contre Lou.

Je me souviens de notre querelle à travers un lancinement aigu dans le crâne, et je ferme les yeux à cause de la douleur. J'ai mal à la tête, mais je me redresse tout de même pour observer la pièce dans laquelle je suis.
Je reconnais au bout d'un moment l'infirmerie du lycée, dans laquelle je venais parfois avec Noémie, en feignant avoir mes règles pour louper quelques cours que je jugeais ennuyants.

J'entends une voix parler dans la petite salle adjacente à la pièce de soin, servant de lieu de rangement aux différents remèdes.
Je reconnais alors l'infirmière, qui semble être au téléphone et qui discute avec empressement.

C'est quand j'entends le mot "ambulance" et que je vois que je suis la seule personne occupant les lits de l'infirmerie que je réalise qu'elle est sûrement en train d'appeler les secours.
Le lycée va sûrement aussi appeler mes tuteurs, enfin, ceux de Liv, et je ne sais même pas de qui est-ce qu'il s'agit en réalité.

Le corps dans lequel je vis a-t-il des parents qui le recherchent quelque part ?

Dans tous les cas, la dernière chose que je veux, c'est d'avoir à me justifier d'une fugue de plusieurs jours face à des inconnus qui prétendent être mes géniteurs, et d'avoir à expliquer pour quelles raisons je me suis battue avec une camarade qui m'a ensuite assommée.

Malgré mon corps douloureux et la sensation d'engourdissement, je décide de sortir de l'infirmerie avant que les pompiers n'arrivent, ou que je m'attire des problèmes face à des gens qui connaissaient Liv mais que je ne connais pas moi.

Je porte ma main à mon cou et je remarque que le pendentif en obsidienne n'est plus là.
Je me rappelle soudainement que Lou me l'avait arraché durant notre combat.

Cette sale meurtrière...

Je me pince l'arrête du nez en me rappelant qu'il s'agit de moi.

La dernière chose que je veux, c'est de me retrouver avec des troubles de la personnalité à cause de ce dédoublage de l'âme.

Mais ai-je déjà perdu l'esprit ?

Je me remémore la fureur avec laquelle je me suis jetée sur Lou, cette envie de rétablir la vérité, cette envie de maîtriser à nouveau ce corps pour qu'il puisse enfin être la personne que j'aurais voulu être...

Je sors de la salle sans même que l'infirmière ne s'en rende compte, tandis qu'elle discute activement avec les urgences, et aucuns élèves hors de la pièce ne se posent de question sur la fille sans sac à dos et sans veste qui sort de l'infirmerie avec une marque rouge brunâtre sur le front.

Je sors mon téléphone qui est heureusement dans ma poche de pantalon, et pas dans ma veste ou dans mon cartable que je n'ai pas avec moi.

Je regarde simplement l'heure, et remarque qu'il est aux alentours de 16 heures. L'infirmière en aura mis du temps pour s'inquiéter de mon évanouissement, depuis midi.

Je me faufile entre les lycéens bavardant dans les couloirs pour sortir de l'établissement, et une fois au dehors, j'inspire une grande goulée de l'air froid de novembre. Celui-ci me gèle les poumons, et la brise glacée commence peu à peu à me faire grelotter.

Sortir sans blouson n'est pas vraiment prudent. Je commence à marcher sans but dans la ville, errant comme un chien abandonné, avec l'impression que tout est vide, y compris mon esprit.

Je n'ai ni envie d'appeler Constance, ni d'appeler Liam, Arthur ou même Kaya.
Je m'assois sur un banc qui me gèle le postérieur, tandis que je fixe avec malaise la rivière Trempée.

Je me rends compte que ce surnom est débile, et que je ne me rappelle même plus du véritable nom de cette rivière qui traverse la ville.

Je me sens triste, et je ne sais même plus pour laquelle de toutes mes innombrables raisons est-ce qu'il n'y a plus aucune flamme sur la bougie de mes émotions.

Peut-être parce que ce midi j'ai brûlé Lou avec.

Des flocons de neige commencent à tomber, doucement, comme des feuilles mortes qui tourbillonneraient au vent.

Mais les seules choses mortes ici, ce sont mes convictions.
Beaucoup de personne aiment la neige, Lou en faisait partie, Liv peut-être aussi...

Mais je ne sais pas si c'est le cas pour moi.

En fait, je ne suis plus vraiment sûre de qui est "Je".

Peu à peu, la neige commence à me recouvrir le corps et à tremper mon pull et mon jean. Je me lève pour ne pas finir enterrer sous la glace et sous les incertitudes.

Je me demande si les gens me cherchent, là-bas.

Mon dieu, Liv la folle-dingue qui a attaqué Lou s'est enfuie !

Ah ah...
Même mes rires ironiques sonnent faux.

Peut-être que les véritables parents de ce corps sont en train de désespérer, parce qu'on les a peut-être appelés et qu'ils ont cru retrouver leur fille, alors que pas du tout.

Mon téléphone vibre plusieurs fois dans ma poche, mais je l'ignore et continue de marcher sous l'abondante neige qui descend du ciel. Cela doit faire longtemps que je suis dehors, parce que la nuit commence à tomber.

Inconsciemment, mes pas me ramènent au pont, alors que le ciel rosé a laissé place à un horizon noir et étoilé.
J'arrive sur ce pont qui emmène à la rue du Versant.
Ce pont qui a marqué de nombreuses conversations, avec toutes les nouvelles personnes que j'ai rencontrées au cours des derniers jours...

Le pont où Liam m'a raconté l'histoire de son frère.
Le pont où nous nous étions rendues avec Constance, après notre sortie nocturne.
Le pont où Kaya m'avait parlé des difficultés de Liam à s'intégrer.
Le pont où j'avais convaincu Arthur de venir chez Karine.

Ce pont qui est lié à tant de personnes et tant de souvenirs ravive la douleur brûlant dans mon corps, qui avait été anesthésiée par mon évanouissement et le froid de la neige.

J'avance de quelques pas jusqu'à me rendre au milieu du pont.
La neige l'a recouvert de plusieurs centimètres, et elle passe à travers mes baskets usées en me gelant les pieds.
Je me rends alors compte d'à quel point j'ai froid.
Mon corps est tout engourdi, et sans blouson, la température en dessous de zéro m'a fait rougir le nez et les doigts, et m'a bleuté les lèvres.

Je m'assois par terre dans la neige, et mon pantalon est trempé instantanément. Qu'importe...
Mon dos appuyé contre la barrière du pont, je sors de ma poche mon téléphone qui encore une fois a vibré. C'est une chance qu'il ne se soit pas éteint avec ce froid.

Je regarde toutes mes notifications, ponctuées d'appels manqués de Kaya, Liam, et Arthur.
Ils m'ont aussi envoyé de nombreux messages me demandant où j'étais, et affirmant qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas avec mes "parents". Arthur me demande par SMS la vérité sur ma convalescence chez Karine, il promet de ne rien dire et affirme qu'il veut juste comprendre.
J'ignore les messages de tout le monde.

Cependant, quelques-uns de la part de Kaya attirent mon attention.
Elle me questionne avec des milliers de points d'exclamation et d'interrogation pour savoir où je me trouve, elle me demande si je vais bien, qu'est-ce qu'il se passe, elle me raconte que tout le lycée est à ma recherche et qu'ils vont même peut-être appeler la police.
Mais deux de ses questions et explications diffèrent de celles d'Arthur et Liam.

Kaya- Liv !? Sérieux t'es où ?! Tu nous fais peur là !!!!!!!

Kaya- Est-ce que t'as lu le journal d'aujourd'hui ?????!!!! Il y a un truc qui va pas dedans !

Kaya- Sérieux, regarde-le !!!!

Kaya- Et réponds-moiiiii !!!

Kaya- Où va voir les infos, je comprends rien, c'est trop bizarre !!!!

Kaya- Livvvvvv !!

Je ne sais pas pourquoi est-ce qu'elle me parle du journal d'aujourd'hui, mais la mention de celui-ci me donne un sentiment de malaise inexplicable.

À mes pieds se trouve une feuille de journal à moitié déchirée et complément abîmée par la neige. Je sais que c'est le journal du jour, et le destin me dit que s'il est ici, ce n'est pas pour rien.
Je l'attrape en essayant de ne pas détruire les fragiles pages, et je commence à déchiffrer les mots lisibles avec appréhension.

La une du journal parle du témoignage d'un homme qui a renversé une jeune fille en Suisse, dans le Jura. Cette fille a été portée disparue et l'homme a avoué sa faute il n'y a pas longtemps.

« LA FILLE DISPARUE DU JURA

Il y a quelques jours, une jeune fille du nom de Liv Senz-Nima a disparu dans un petit village de montagne suisse. Ses parents ont lancé un avis de recherches 12h après sa disparition, cinq jours plus tard, un homme avoue son crime, et pourtant le mystère reste entier.

François Lucas, bûcheron dans le canton du Jura, en Suisse, s'est rendu hier après-midi, jeudi 05 novembre, dans un commissariat de police près de la ville de Lugnez. Là-bas, il a avoué avoir renversé, le dimanche 01 novembre, tandis qu'il empruntait une petite route montagneuse avec un chargement de bois, une jeune femme ressemblant en tout point au portait fait de Liv Senz-Nima, l'adolescente de 16 ans, alors qu'elle traversait la route. Après s'être rendu compte qu'il l'avait percutée, François a affirmé ne pas s'être arrêté pour vérifier si la fille était toujours en vie, et sous la panique, s'être enfui loin du lieu d'accident. Malgré son témoignage laissant penser que c'était un accident involontaire, la police hésite sur la véracité des faits expliqués par François Lucas. Il risque jusqu'à cinq ans de prison et 75 000 € d'amende.
De plus, le corps de la disparue n'a pas été retrouvé sur les lieux indiqués par François.

La mère de Liv, Justine Senz-Nima, nous raconte:
"Nous étions en voyage chez ma sœur, avant de partir déménager en France, car mon mari a été muté là-bas. Liv se sent d'ailleurs mal dans son lycée actuel, et elle n'a jamais fait d'objection contre ce changement soudain d'établissement. Elle est déjà inscrite dans un nouveau lycée. De toute la matinée du Dimanche, nous ne l'avons pas vu une seule fois, mais puisque c'est une fille qui préfère rester seule, nous ne nous en sommes pas préoccupés. Nous avons commencé à nous inquiéter à midi, lorsque nous avons remarqué qu'elle n'était plus dans la maison. Je lui avais prêté mon collier, une chaîne en or avec un pendentif en obsidienne à la forme d'une goutte d'eau... »

J'arrête soudainement de lire le journal, sachant complètement que j'en avais vu assez.
Je voulais savoir d'où venait ce corps.
Maintenant que je le sais, j'ai l'impression de lui avoir volé son existence.

La jeune Liv a apparement été renversée par le bûcheron dimanche dernier, un jour avant mon dédoublage de l'âme.
Les dates collent.

Cela voudrait dire que je suis dans le corps d'une morte ?
Le fait que l'esprit dans ce corps fut encore vivant au moment du dédoublage me dégoûte en fait encore plus.

J'attrape de la neige que je me passe sur le visage, pour me rafraîchir les idées, mais ma respiration commence à s'accélérer et à être irrégulière. Il est hors de question de refaire une crise d'angoisse.

Je repense au collier en obsidienne.
Ce collier qu'Arthur aimait tant, et que j'avais fini par aimer tant moi aussi.
Dans le témoignage de la mère de Liv, celle-ci affirme que c'était son collier qu'elle lui avait prêté.
Je me remémore Lou m'arrachant avec hargne la chaîne en or, et gardant le pendentif en forme de goutte d'eau avec.

Sur le coin de la feuille de journal se trouve une photo de Liv.
Il n'y a plus aucuns doutes.

C'est bien le corps dans lequel je me trouve.
Ces cheveux châtains sans volume, retombant sur les épaules frêles de la jeune fille. Ces joues creuses, ce regard vert-gris inexpressif, banal, cette peau pâle aux taches de rousseur, comme ce nez trop long mais pas particulier, comme cette poitrine de taille moyenne, que les hommes stupides sans respect et sans réelle opinion qualifieraient de trop petite...

Je reconnais chaque petits détails de la photo de journal, même si elle est détériorée par la neige qui l'a mouillée, même si elle est toute petite, et même si elle est de mauvaise qualité.

Je reconnais tout.
Et je sais que c'est le corps dans lequel j'habite. Je sais que c'est moi.

Je prends une grande inspiration pour me détendre et raisonner avec logique.

Mais un petit jappement détruit mon envie de rester calme.

Je regarde en direction de l'aboiement, et j'aperçois un chien.

C'est un petit canidé noir, aux poils frisés et a l'air affectueux.
Il ressemblent horriblement au chien des Huberts.

Au chien que j'ai assassiné.

Je déglutis avec peine, mais en voyant cet animal me fixer avec affection, comme si j'allais jouer avec lui, je revois ma pierre lancée fracasser le crâne de l'autre chien.
Un petit sanglot me secoue le corps.

Je plaque ma main contre ma bouche pour pleurer en silence.
Le chien s'approche de moi, il essaie de me lécher le visage pour me consoler, mais toute cette bienveillance fait redoubler mes pleurs.
Je repousse l'animal et me lève subitement, en titubant.

Est-ce un message que l'on m'envoie ?
Me demande-t-il d'arrêter de jouer les hypocrites ?

Le monde veut ma mort.
Et peut-être qu'au fond, je la veux aussi...

Je commence à escalader la rambarde du pont, et assise sur la barrière, mes pieds se balancent dans le vide.

Le chien a arrêté de japper de joie, et il commence à couiner.
La justice doit être rétablie.

J'offrirai ma vie pour me racheter d'en avoir pris une.

Le chien se met à grogner, et on dirait qu'il me reproche mes futurs actes.

Je me retourne vers lui pour le voir une dernière fois. Pour lui montrer et pour qu'il aille dire à ses camarades que je m'excuse de lui avoir arraché l'un des siens.
Mais le petit canidé ne semble pas satisfait. Il me regarde avec regret.
Il couine encore et encore, et ses petits chuintements me rappellent ceux du chien dont je suis l'assassin.

Il avait fait les mêmes avait de mourir.
Ces couinements veulent dire: ne fais pas ça.

Je me ravise et descends de la balustrade du pont en tombant presque.
Du bon côté.
De celui qui me refusera le suicide.

Je m'écroule au sol et le chien se précipite entre mes bras.
Je le sers fort contre moi. Je m'excuse encore et encore, je tremble de froid, de pleurs, et je m'agrippe aux poils noirs du petit animal comme à une bouée de sauvetage, je trempe encore plus son pelage déjà mouillé par la neige de mes larmes, et encore, je m'excuse.

Je m'excuse d'avoir tué son confrère. Je m'excuse de ne pas lui avoir rendu justice.
Je m'excuse de toutes les erreurs de Lou, et de toutes celles de Liv.

Je m'excuse jusqu'à n'avoir plus de souffle, plus d'âme, plus de corps, je me conforte dans l'odeur canine du chien et je m'éteins là, dans la neige froide, m'excusant comme la fautive que je suis.

Mais la voix me manque. L'énergie me manque.
Le froid s'engouffre en moi et m'avale.

Je sens tous les muscles de mon corps se crisper, et mes poumons cesser de fonctionner. Mon cœur suit le mouvement du reste de mes organes, et la vie quitte une fois de plus le corps de Liv.

Le maigre pull qui me protégeait du froid ambiant n'a servi à rien face à la neige et à mon manque de volonté.

Je ne sais pas si j'aurais préféré que mon âme aussi meurt d'hypothermie, si j'aurais voulu me retrouver dans un autre être, ou si j'espérais revenir dans le corps Lou.

Mais ce que je sais, quand j'ouvre à nouveau les yeux, c'est premièrement, que je ne suis plus dans le corps de Liv, et que deuxièmement, le lit dans lequel je suis est celui de Lou.

Un téléphone vibre sur la table de chevet à côté de moi, et je l'attrape.

L'appareil aussi lui appartient.

Noémie- On fait un truc aujourd'hui, Lou ?

Je ramène ma main devant mes yeux.
Sa peau est mate.

C'est la main de Lou.

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