𝐗𝐈𝐈𝐈. 𝐋𝐞 𝐜𝐡𝐚𝐭

Cet après-midi d'été là, j'ai tout gâché.

Lorsque je suis rentrée chez Karine, juste avant de partir au restaurant, celle-ci m'a expliqué que Constance était encore en train de faire les magasins.
Je suis partie plus tôt travailler au café, pour calmer ce mal de tête incessant et oublier les découvertes bouleversantes que je venais de faire.

Quand Jean a vu que j'étais en avance, il m'a demandé de laver les vitres, ce que je suis en train de faire d'une façon lasse et fatiguée.

Il faudra ensuite que je nettoie certaines tables et que je mette le couvert. Je m'en fiche de travailler plus, j'ai juste envie que mes erreurs du passé restent enfuies au plus profond de moi.

Mais un coup d'œil à travers la fenêtre que je nettoie brise encore une fois mes vœux.

J'aperçois une femme, en tailleur noir et en talon, qui marche sur les pavés de la rue Jacques-Michodin d'un air pressé. Elle possède de beaux cheveux blonds dorés coupés au carré, elle tient un téléphone dans sa main gauche, et elle traîne derrière elle une personne au visage baissé.

Cette personne, je la reconnais sans peine.

C'est Constance.

Lorsque les deux femmes passent devant moi, la tête de la jeune fille se relève et nos regards se croisent à travers la baie vitrée.
Mon amie a les yeux rougis derrière ses belles lunettes, des traces de larmes récentes sur ses joues, et les lèvres déformée en une grimace qui essaie de contenir sa détresse.

Je la fixe sans bouger, la bouche entrouverte dans un état d'incompréhension totale.

Je lance un coup d'œil vers la femme d'une quarantaine d'années qui tient fermement la main de Constance, et j'abandonne subitement mon éponge et mon spray pour nettoyer les vitres pour me précipiter vers la porte du restaurant Aux Tiges d'Anis. Je sors et m'écrie alors que Constance passe devant moi.

— Constance, tu vas bien ?! Qu'est-ce qu'il se passe ?

La jeune fille laisse rouler une larme sur sa joue, et affirme.

— J'ai déposé les habits que je t'ai pris sur ton lit.

— Mais...

La femme qui retient mon amie tonne.

— Qui c'est encore celle-là ? Je te préviens, je suis pressée, Constance.

La ressemblance est trop frappante, trop évidente... cette femme aigrie, c'est la mère de ma colocataire.

Constance n'avait besoin que d'une seule chose...
Que sa mère ne la retrouve pas avant ses dix-huit ans, dans moins de deux semaines.
...Dans moins de deux semaines, Constance serait devenue écrivaine sans que sa mère ne l'inscrive dans une école de sciences contre son gré.

— C'est... à cause de notre sortie hier soir ?, demandé-je à mon amie en sentant mes lèvres trembler.

Celle-ci murmure.

— La patronne de l'ancien magasin où ma mère travaillait... elle m'a reconnue.

— Constance, on y va, ordonne la femme en tirant sur la main de sa fille.

On aurait dit une maman et son petit enfant de six ans.
Mais Constance n'a pas six ans.

Et si hier soir je ne lui avais pas demandé de sortir en pleine nuit, elle serait encore chez Karine, à écrire des dizaines de romans meilleurs les uns que les autres, ils seraient publiés, deviendraient célèbres, et elle serait connue dans le monde entier.

Mais au lieu de ça, sa mère l'a retrouvée grâce à une inconnue qui l'a reconnue alors qu'elle sortait de son magasin.

— On s'écrira, dis-je en sentant ma gorge devenir sèche.

— Je ne crois pas que je retrouverai l'envie d'écrire, à présent, chuchote l'autre.

La mère de Constance la tire au loin en marmonnant quelque chose sur moi, et je regarde ma camarade de chambre s'en aller avec un sentiment de stupeur qui ne disparaît pas.

« Tu sais, tu es vraiment mature. Je n'ai pas l'impression que l'on a deux ans d'écart. » m'a dit Constance hier soir, lorsque l'on était sur le pont.

Je sens les larmes jaillir de mes yeux et dévaler mes joues.

C'est vrai que je suis plutôt mature, pour quelqu'un qui n'a que la moitié de son âme.
Je rentre dans le café et Jean m'interpelle avec inquiétude.

— Liv... tu vas bien ? Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

— Rien... je... suis juste fatiguée, bredouillé-je.

J'essuie mes larmes du revers de la main et m'en vais aux toilettes.
Je reste longtemps appuyée contre la cuvette, dans la position que l'on prend lorsque l'on veut vomir.
Mais cette nausée incessante ne me fais rien recracher, exceptées des larmes, et je me sens mal, si mal.

Cet après-midi d'été-là, j'étais, évidement, dans le corps de Lou. Moi et Noémie nous étions séparées pour chercher le chat de mon amie, à qui l'on voulait faire exécuter un parcours d'obstacles, pour le filmer et poster ensuite la vidéo sur notre compte commun.
Nous avions... quatorze ans.

Noémie cherchait le petit félin à l'intérieur, et moi dehors.

J'avais fini par le retrouver, de l'autre côté de la route, tout en haut d'un arbre, ce petit animal au pelage noir de jais et aux yeux oranges.
Nous nous sommes regardés dans les yeux, et j'avais beau frapper sur mes cuisses et l'appeler "Minou, minou !" il ne réagissait pas, et ne voulait pas descendre de son perchoir et traverser la chaussée.

J'aurais tout simplement pu appeler Noémie, qui connaissait bien son chat et aurait pu le faire revenir facilement.
Mais Lou a toujours été quelqu'un d'égoïste et de compétitif.

J'ai voulu me débrouiller seule.

Je n'aurais pas dû.

•••

C'est en sortant des toilettes que la froideur de la vérité me fait trembler. Je comprends alors toute l'ampleur de ce qu'il vient de se passer.

Constance est partie.

Lorsque je rentrerai chez Karine après mon service, ce soir, mon amie ne sera pas dans notre chambre à écrire sur son ordinateur. Je déglutis avec difficulté.

Je sors précipitamment mon téléphone de ma poche, et essaye d'appeler Constance, mais je tombe sur le répondeur.
Je réalise alors que le téléphone que tenait la mère de mon amie tout à l'heure était sûrement celui de sa fille, et j'en déduis que nous n'aurons sûrement plus aucuns contacts.

Un nouveau coup porté à mon cœur, une nouvelle raison de me sentir lourde, courbée sous le poid des secrets et des révélations.

Jean nettoie des verres qu'il pose dans les étagères derrière le bar, et je le rejoins en m'excusant pour mes pleurs de tout à l'heure.
Après une vingtaine de minutes, Layla arrive, en retard, comme d'habitude.

— Bonjour !, nous salue-t-elle.

Je lui adresse un rapide hochement de tête, en songeant à Lou, mon autre moitié d'âme, qui est sûrement actuellement en train d'attendre que sa sœur termine sa soirée de travail et vienne la rejoindre.

Avec la jeune serveuse, j'installe les couverts sur les différentes tables du restaurant, et peu de temps après, les premiers clients arrivent.
J'effectue mon service avec désinvolture, dans une attitude froide et inexpressive.
Mes mains tremblent, et je manque plusieurs fois de casser des verres ou des assiettes.

À un moment, Layla s'absente par la porte de derrière, celle qui mène à une petite rue pavée derrière le restaurant et peu empruntée.
Beaucoup de clients m'interpellent,
mais puisque je ne suis pas censée m'occuper de prendre leurs commandes, je vais demander à Jean ce que je dois faire.

Le patron du restaurant hausse les épaules, et maugrée.

— Va chercher Layla, elle n'est pas censée prendre sa pause maintenant. Et puis, je n'ai pas envie qu'elle fume derrière le resto.

Mais Layla ne fumait pas.

Lors que je sors à mon tour du café par la porte arrière, j'aperçois la jeune femme collée à quelqu'un d'autre.

Elle embrasse une jeune fille avec passion, et elles semblent toutes les deux ne pas m'apercevoir.
Je reconnais alors avec surprise la jeune femme blonde platine, aux cheveux courts, que ma sœur avait rejointe hier soir.
C'était donc pour ces raisons-là...

Je reste bloquée sur le devant de la porte, ne sachant que faire face à ce moment intime que je n'aurais pas dû surprendre.

Je me rends alors compte avec amertume qu'à l'époque où j'étais encore dans le corps de Lou, Layla ne m'avait pas prévenue du fait qu'elle était en couple, ou qu'elle voyait du monde.

Je me sens trahie.

Et l'objet de sa trahison est encore plus amplifié par le fait que ma sœur embrasse une femme.

Jamais.
Jamais elle ne m'avait dit qu'elle pouvait être attirée par la gente féminine.
Elle se proclamait hétérosexuelle à cent pour cent, mais je remarque à présent que ce n'est pas le cas.

Ne me faisait-elle pas confiance ?
Comment croyait-elle donc que j'allais prendre cette nouvelle ?

Comme une homophobe, peut-être !?

Lou est-elle vraiment horrible au point que sa propre sœur ait pu penser qu'elle était si peu ouverte d'esprit ?

Je me sens souillée, et surtout trahie.
Ma sœur m'a dupée...
Elle ne m'a pas fait confiance...
Elle a sous-estimé mes valeurs, m'a caché son orientation sexuelle alors que je l'aime tellement que j'aurais même pu l'accepter si elle avait été la pire de toutes les zoophiles.

Cette attitude m'humilie et me blesse profondément.

Combien de choses caches-tu à Lou, ma chère Layla ? me demandé-je avec aversion.

« Lou, tu me fais confiance, n'est-ce pas ? Si tu avais des choses à cacher, tu me le dirais, non ? »

Je me rappelle très bien que, quelques semaines après cet après-midi d'été maudit, Layla était venue me poser cette question.
Sur le coup, je lui avais totalement caché toutes les horreurs que j'avais commises, et je lui avais affirmé que je lui dirais tout, même les pires crimes que j'aurais pu commettre.

Je m'en suis beaucoup voulue sur le moment, je me suis demandée quel genre de monstre pouvait-il mentir aussi ouvertement à sa sœur ?

Mais maintenant, je ne regrette plus rien.
Toi non plus, tu ne me fais absolument pas confiance, ma chère Layla.

Je tousse légèrement dans ma main pour signaler ma présence.
Layla et la fille qui était venue la voir la dernière fois se décolle doucement l'une de l'autre.

La serveuse semble surprise de ma présence, et je lui explique malgré ma gorge nouée.

— On a besoin de toi pour les commandes, Layla...

Ma sœur hoche la tête, et elle retire ses mains de la taille de la belle blonde.
Celle-ci déclare.

— Je dois y aller, de toute façon... À plus, Layla !

— À plus, Aby !, la salue l'autre.

Elle me rejoint et m'explique avec une grimace embarrassée.

— Excuse-moi, je ne pensais pas que tu me surprendrais avec elle.

En train de vous embrasser, tu veux dire...

— Hum, balbutie Layla. Je sais que tu es dans le même lycée que ma sœur, Lou, mais si tu pouvais ne pas lui parler de ça, ça m'arrangerait...

Comme si j'allais parler de ça à mon autre moitié d'âme que je hais...

— C'est que... elle n'est pas trop au courant de ma mise en couple, et encore moins de ma bisexualité...

Tu m'étonnes...

— Si je pouvais lui apprendre moi-même, ce serait cool.

C'est un peu trop tard, une partie d'elle le sait déjà.

— Ne t'inquiète pas, affirmé-je. Elle ne saura rien...

Enfin...

Nous rentrons dans le restaurant, et Layla se dépêche de prendre les commandes de toutes les personnes venues déguster les plats de Jean.

On a toutes les deux des choses à cacher, Layla...

Et pour moi, tout commence avec cet après-midi d'été.

Je n'ai pas voulu aller chercher Noémie, alors j'ai amené des croquettes et je les ai secouées devant le chat qui me fixait de l'autre côté de la chaussée.
Tout aurait pu être différent.

Ça aurait pu ne pas aller aussi loin.

Mais tout a commencé par ce chat, et ces croquettes.
Le félin n'a pas pu résister à l'odeur alléchante des petits biscuits animaliers, il est descendu de l'arbre, et a traversé la route.

Celle-ci n'était pas spécialement empruntée, ce n'était rien d'autre qu'une petite chaussée d'un quartier d'habitation aux belles maisons pavillonnaires.

Mais ce jour-là, nous avons, tous, eu vraiment peu de chance.

Le chat a traversé la route vers les croquettes, pour que l'on puisse enfin lui faire faire son parcours d'obstacle.

Sauf que le seul parcours qu'il ne fera jamais, c'est celui qui mène au paradis des fauves.

Et le plus grand obstacle de sa vie, ça a été sa mort...

Une voiture est passée.
C'est allé si vite.
Était-ce prévisible ?

Je ne sais pas.

Le chat a volé si haut, si loin, que je me suis demandée un moment si il n'était pas fait de plumes.

Quel ironie du sort, son nom était Poussin.
Il est mort, et je me rappelle même que la voiture qui l'a percuté ne s'est même pas arrêtée.

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