𝐗𝐈𝐈. 𝐋𝐞 𝐝𝐞́𝐝𝐨𝐮𝐛𝐥𝐚𝐠𝐞

« Nota Bene: Il ne faut pas confondre les échanges de corps et les dédoublages de l'âme (p. 8). »

La page 8 de l'ouvrage "1000 et une façon d'être un autre moi" est la pire page de livre que je n'ai jamais lue de toute ma vie.

« Le mot dédoublage de l'âme vient du verbe dédoubler, qui signifie partager en deux. Un dédoublage de l'âme est donc le résultat d'un processus particulier, qui scinde une âme en deux parties, faisant voyager un morceau de l'esprit vers un autre corps. 
L'âme est donc deux fois la même, comme si elle avait été dupliquée [...].»

Étrangement, après ce coup de couteau qui me fait saigner intérieurement, je ne ressens plus rien en lisant ces mots.

...Ces mots pourtant si dangereux, si explicites.
...Ces mots qui me font ouvrir les yeux sur des choses que je n'ai jusqu'alors pas voulu accepter.

« [...] Les dédoublages de l'âme sont généralement pratiqués involontairement par la force des choses, pour que l'esprit dédoublé se rende compte des mauvais actes qu'il a accompli, ou pour le forcer en ayant un regard extérieur à assumer des problèmes ou des crimes qu'il a commis. [...] »

Arthur et Liam discutent toujours, sans même apercevoir mon trouble.
Peut-être parce qu'il n'est pas visible.
Peut-être parce que je me doutais bien de tout ce que je lisais.

« [...] Souvent, les personnes victimes de dédoublage de l'âme ne sont pas conscientes, ou ne peuvent pas vérifier que c'est bien ce phénomène qui est en train de se produire. Voici donc une petite méthode pour vérifier si nous ne sommes pas victimes d'un dédoublage:
Lors d'un dédoublage de l'âme, le corps d'origine et le corps hébergeant la moitié exportée de l'âme clignent toujours des yeux en même temps, si le clignement est effectué inconsciemment... [...] »

Je me lève précipitamment, sans même terminer de lire la page. Je titube, et je sens mes tempes cogner et mon souffle se raréfier.
Je sors en vitesse de la bibliothèque, après avoir rassemblé avec maladresse mes affaires.

— Tu vas où, Liv ?, m'interroge Arthur.

Il jette un regard au livre toujours ouvert.

— Tu as trouvé des trucs sur les échanges de corps ?

— Non, ça va, je...

Sa remarque me fait l'effet d'un coup de barre de fer dans le ventre, et je pars en marchant encore plus vite.

Je croise Kaya dans les couloirs, elle me salue en m'expliquant qu'elle a attendu que je termine mon travail à la bibliothèque pour rentrer avec moi.
Je ne l'écoute même pas.
Ma vision est brouillée, mon esprit embrouillé...
En lui tenant fermement la main, je l'entraîne jusque dans la cour de récréation, où je suis sûre que Lou attend avec Lisa que Noémie ait terminé sa séance au club de volley.

Je n'entends pas les protestations de Kaya qui me demande ce qu'il m'arrive. J'ai mal au cœur.

Lou est bien là.

Je me tourne vers Kaya en lui attrapant les épaules et je l'interroge en balbutiant.

— Est-ce que... tu peux faire, un truc... quelque chose, pour moi ?

Elle hoche la tête en retirant mes mains de ses épaules et en me déclarant.

— T'es toute pâle, Liv... Qu'est ce qu'il t'arrive ?

Je secoue la tête.

— Rien, je, j'ai juste besoin que tu me dises, si je, enfin, est-ce que...

Je bredouille.

— Est-ce que j'ai cligné des yeux en même temps que Lou ?

Kaya hausse les épaules.

— Je n'ai pas vu, m'explique la jeune fille.

— Alors... regarde, s'il te plait, bégayé-je.

J'attends de cligner naturellement des yeux, en sentant un goût acide de bile me remonter dans la gorge, tandis que Kaya nous observe, Lou et moi.

— Vous l'avez fait en même temps, c'est vrai, m'affirme alors celle qui s'est teint les cheveux en violet.

— Plusieurs fois ?, bredouillé-je.

— Vous venez de le refaire en même temps... Et mais c'est vrai ça, vous le faites toujours exactement au même moment, c'est trop drôle...!

Non... non.

...Ce n'est pas drôle.
Pas du tout.

Ma tête tourne.
J'ai besoin de m'asseoir.

Ou de rentrer chez moi...
Enfin chez Karine...
Enfin, chez les deux.

Enfin, je ne sais plus.

— Liv, t'es vraiment toute bizarre, s'inquiète Kaya en déposant sa main sur mon épaule.

J'avale difficilement ma salive, en comprenant avec horreur tout ce que cela implique.

La Lou que Liv a côtoyée ces derniers jours n'a jamais été affreuse et méchante parce que l'esprit a l'intérieur était une mauvaise personne.

C'était la vraie Lou.
Lou a toujours été comme ça.
Lou est comme ça.

Une vraie peste...

Je me rends enfin compte de tout ça...

Lou est une vraie peste !
Une sale peste !

Mais à la base...

...Lou c'est moi.

Je suis juste cette partie chanceuse de mon âme, qui a quitté le corps qui persécutait ses camarades, et qui a pu se rendre compte de la méchanceté et de la cruauté dont elle faisait preuve.

Alors... en définitive...

C'est moi...
C'est moi la sale peste.

La vidéo d'Edgar, c'est moi qui l'ai faite.
Et c'est aussi moi qui ai dit que Liv puait, c'est moi car j'ai beau être l'autre partie de mon âme, nous n'en sommes qu'une à l'origine...
Je suis cette Lou que je méprisais.

Cette abjecte pensée me donne envie de vomir.
Ma respiration s'accélère, ma cage thoracique se bloque, je ne trouve plus d'air.

Je n'ai pas envie d'être cette Lou que je déteste à présent.
Être et avoir été cette personne me dégoûte, me fait honte, souille mon esprit et mon être.

Je porte ma main à ma poitrine, en essayant désespérément de réapprendre à respirer.

Kaya me prend par la taille, et me soutient tandis que je me sens étouffer.

— Eh, ma belle, qu'est-ce qu'il t'arrive ?

Je sais que je pleure, je sens mes larmes sillonner mon visage comme un moule qui renferme un monstre.

Lou est un monstre, et je suis Lou !

— Tu refais une crise d'angoisse, s'exclame Kaya avec horreur.

Elle semble dépassée par les évènements.
Et moi aussi, je suis dépassée par tout ça.

— Je peux, s'il te plaît, sortir...?, sangloté-je.

Mon amie m'entraîne hors du lycée sous les regards curieux et étonnés de certains élèves, sans même que je ne m'en préoccupe.

« Les dédoublages de l'âme sont généralement pratiqués involontairement par la force des choses, pour que l'esprit dédoublé se rende compte des mauvais actes qu'il a accompli, ou pour le forcer en ayant un regard extérieur à assumer des problèmes ou des crimes qu'il a commis.»

Je sais que si mon âme a été dédoublée, ce n'est pas pour rien.

Je l'ai su dès que j'ai lu cet article de journal, mardi à la bibliothèque.
Je l'ai encore plus su lorsque Liam est venu me parler de son frère...

Le meurtre du chien... il me poursuit.

Il est derrière moi.
Cet été me hante comme le fantôme de ce chien assassiné qui hante son meurtrier. Et ce Jack, accusé d'avoir tué le chien...

Kaya commence à me ramener chez moi en me caressant le dos, elle ne me demande même pas pour quelles raisons est-ce que je pleure, et peu à peu, mes sanglots cessent, remplacés par un sentiment de vide dans le ventre et un noeud dans la gorge.

Je n'ai été qu'une peste depuis ma naissance, mais dans le reflet du miroir, je ne voyais qu'une belle jeune fille à qui la vie souriait.
Pourquoi suis-je donc une abrutie au point qu'il ait fallu que mon âme se sépare envoyant un bout d'elle-même dans un autre corps pour que j'accepte d'être la garce que je suis ?

« ...pour que l'esprit dédoublé se rende compte des mauvais actes qu'il a accompli, ou pour le forcer en ayant un regard extérieur à assumer les crimes qu'il a commis... »

Cet après-midi d'été revient en boucle dans ma tête. Il tourbillonne dans mon esprit.
Du sang, un chien, un chat, celui de Noémie.
Ma meilleure amie qui rigole, et des pierres qui volent.

Et surtout, moi.
Moi qui pleure.
De rire, de tristesse, de colère ?

Non.
De peur et de culpabilité.

De cette culpabilité qui reste, et qui restera sûrement encore longtemps.

•••

On ne parle pas de tout le trajet. Je reste murée dans mon silence, envahie de toutes ces pensées qui me répugnent et m'effraient. J'ai peur de voir ce qu'elles peuvent me faire comprendre.

Kaya non plus ne parle pas, elle m'a tendu des mouchoirs qui m'ont servi à m'essuyer le visage, et dans ce vent froid de début novembre, je ne ressens rien.

Je suis austère comme de la glace à l'extérieur, mais vide à l'intérieur.
Vide d'énergie, de fausses idées, mais surtout, d'espoir...

Je ne sais plus comment ni pourquoi, mais lorsque l'on arrive dans la rue pavée Jacques-Michodin, nous croisons au détour d'une rue totalement vide le grand-frère de Kaya, Liam.

Comment, pourquoi et quand est-il sorti de son heure de colle ? Bonne question.
Je n'en sais rien.

— Kaya !, s'écrie-t-il en la voyant. Je t'ai cherchée partout, pourquoi tu ne réponds pas aux appels ?!

Il court vers nous avec excitation.

— Tu ne devineras jamais ce que papa et maman m'ont envoyé comme message ! Ils ont accepté qu'on rende visite à Jack !

Perdue dans mes sombres réflexions, je ne vois même pas que Kaya n'a presque pas de réaction face à la nouvelle de son frère.
Moi non plus, je ne réagis pas.

— Tu vas bien, Kaya ?, demande alors Liam chez qui le visage enjoué a perdu de sa gaieté en se rendant compte que sa sœur ne l'écoutait pas vraiment.

La jeune fille marmonne une phrase incompréhensible et le terminal pose son regard sur moi.

— Et toi, Liv ?

Il ajoute.

— Vous avez quoi, toutes les deux ?

Kaya explique en agitant les bras d'une façon embrouillée.

— Liv a presque fait une crise d'angoisse tout à l'heure, alors on est un peu secouée, mais...

Elle sourit sincèrement à son frère.

— ...Je crois que tu viens de m'annoncer la meilleure nouvelle de toute ma vie.

Liam sourit, et me donne une petite tape sur l'épaule.

— Et toi, ça va mieux ?

— Oui, absolument !, affirmé-je en souriant.

Non, pas du tout, je voudrais tout oublier, pensé-je le ventre noué.

Kaya et Liam continent de discuter de leur prochaine visite pour aller voir leur frère en prison, tandis que je me concentre pour respirer normalement.

— Et donc, ce sera dans combien de temps ?, interroge Kaya.

— Je ne sais pas, avoue son frère, il faut encore que la demande envoyée par papa et maman soie acceptée.

La lycéenne aux cheveux violets s'enquiert alors.

— Comment as-tu fait pour les convaincre !?

— Je leur ai dit que j'avais l'impression qu'ils parlaient de Jack comme d'un mort... ça les a fait réfléchir.

Au fond, je sais que je devrais être heureuse pour Liam et Kaya qui vont enfin pouvoir voir leur grand-frère Jack. Mais je n'y arrive pas.

Je suis trop torturée par les récents événements.

Au bout d'un moment dont la durée m'est impossible à calculer, Liam s'en va pour une raison que je n'écoute pas, et sa sœur me propose de me raccompagner.

— Tu peux rester jusqu'au pont, soupiré-je. Je ferai la suite seule, ne t'inquiète pas...

Nous marchons en silence, et une fois arrivées au pont en question, Kaya prend la parole.

— J'ai été étonnée quand Liam m'a dit qu'il était ton ami. Il a du mal à se faire des potes, tu sais... À part Arthur qui traîne un peu avec lui, tout le monde le considère comme un paria, depuis l'emprisonnement de Jack.

J'hoche la tête.

— Pareil pour moi, d'ailleurs. Je suis sûre que Lou, Noémie, et Lisa, me jugent à ce point pour cette raison.

Les larmes manquent de ressurgir, et je me mords la lèvre en inspirant lentement.
À chaque fois que l'image de Lou apparaît dans mon esprit, je sens comme un trou noir m'aspirer et m'engloutir.

— Avec en plus la bagarre contre le prof de musique, Liam a du mal à se faire apprécier des autres, murmure Kaya.

Elle appuie son dos contre la rambarde du pont.

— Mais on va pouvoir revoir Jack, à présent...

Jack.
Prison.
Meurtre.
Le chien.
         Le chat.
   Son chat.
Tout ça.
                             Tout ce sang.
Et ces souvenirs...

...Ces souvenirs qui me ramènent à cet après-midi d'été.

Oui, tout a commencé cet après-midi d'été-là...
J'étais chez Noémie, durant les grandes vacances, et on cherchait son chat.

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