𝐗. 𝐋𝐚 𝐬𝐨𝐫𝐭𝐢𝐞 𝐧𝐨𝐜𝐭𝐮𝐫𝐧𝐞

Une demie-heure avant de partir travailler au restaurant, je m'en vais voir Karine.
Malgré les douches que je prends deux fois par jour pour me nettoyer, mes habits sentent la transpiration et je me sens sale.

Je n'ai pas le temps d'aller m'acheter d'autres vêtements avec les cinquante euros qu'il y a dans la poche de veste de Liv avant d'aller travailler.
...Et je ne peux quand même pas me rendre au café dans ces vêtements sales, mes habits sentent trop mauvais.

Lorsque je toque à la chambre de Mlle. Kary, celle-ci me dit d'entrer et j'ouvre moi-même la porte.
La pièce est un peu plus grande que la chambre que je partage avec Constance, on y trouve un joli lit à baldaquin, et une moquette rouge foncé orne le sol. La femme est assise sur son lit, et elle feuillette de nombreux documents en plissant les yeux derrière ses belles lunettes.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive, Liv ?, me questionne-t-elle.

J'inspire une fois, gênée d'avoir à lui demander ça.
C'est vrai que j'aurais pu faire appel à Constance, mais je n'ai pas envie qu'elle me rende encore un service alors qu'elle m'a déjà prêté un pyjama.

— Je n'ai pas trop d'habits, avoué-je à la femme à la peau mate qui m'héberge. S'il te plaît, est-ce que je pourrais...

Je ferme les yeux en me mordant la lèvre, et en serrant les poings.

— ...est-ce que je pourrais t'emprunter des vêtements ?, imploré-je. Juste pour ce soir et le restaurant.

Karine se retourne vers moi, et me sourit comme elle le faisait à Lou lorsque celle-ci s'était fait mal...
Enfin, comme elle me le faisait lorsque je m'étais fait mal.

...c'est à dire avec affection et attendrissement.

— Mais bien sûr, affirme-t-elle en se levant, et se dirigeant vers sa grande penderie.

Malgré tout, le malaise d'avoir à lui demander cela subsiste.
Karine me tend un très beau pantalon noir et un élégant chemisier blanc avec de la dentelle, et je la remercie.

Je m'apprête à sortir lorsque la femme m'appelle.
Je me retourne.

Dans sa main, elle tient un billet de cent euros.

— Prends-les, m'ordonne-t-elle en les posant dans ma main. C'est un cadeau.

Je sers le bout de papier et sa grande valeur entre mes doigts, et je me mords la lèvre en me retenant de pleurer.
J'ai envie de serrer très fort Mlle. Kary dans mes bras, elle qui était réticente au début à l'idée qu'une mineure vienne habiter ici.

Pour Lou, elle a été la véritable mère qui lui manquait. Celle qui venait aux sorties scolaires et qui l'aidait à faire ses devoirs lorsque Layla n'avait pas le temps.
Pas cette femme qui se donne le titre de génitrice, alors qu'elle est à l'autre bout du monde, à s'amuser avec son mari, et ne revenant qu'une semaine par mois.
Je comprends alors que même sans être Lou, je continue de faire partie de la famille de Karine. Comme d'ailleurs tous les habitants de cette maison.

Lorsque je rentre dans ma chambre pour aller enfiler les habits que Karine m'a prêtés, Constance est là, devant son lit, une multitude de vêtements éparpillés dessus.

Elle me regarde en souriant et me lance sur la tête un jean bleu avec un tee-shirt noir.

— C'est plus adapté à ton métier de serveuse que le magnifique ensemble de Mlle. Kary, glousse-t-elle. Tu pourras le mettre pour le lycée, celui-ci.

Je récupère les habits pendus sur ma tête dans mes mains, et regarde ma colocataire en haussant un sourcil.

— Utilise mes habits, en attendant que l'on fasse une sortie shopping !, s'exclame Constance.

Je souris avec reconnaissance à la belle blonde, dont les yeux pétillent derrière ses lunettes rondes, avant de rentrer dans la salle de bain pour me changer.

Je pars ensuite au restaurant, Aux Tiges d'Anis, où Layla et Jean m'attendent déjà.
Les clients arrivent rapidement, et je commence à faire le service aidée de la sœur de Lou, qui s'occupe de prendre les commandes.

Au bout d'un petit moment, une jeune femme aux cheveux courts et blonds platines entre dans le restaurant, et Layla vient me voir avec malaise.

— Tu peux gérer les clients un moment ?, me demande-t-elle avec une grimace.

J'accepte en hochant la tête, et je la vois rejoindre la femme blonde avec un grand sourire. Je ne la connais pas, et me demande bien qui est-ce que c'est.

Une table se libère, et je me dépêche de la débarrasser en emportant quelques assiettes, puis je reviens avec une éponge pour la nettoyer. Deux hommes à la table juste à côté discutent, et je les reconnais avec surprise.

Il s'agit des policiers avec qui Liam s'est embrouillé tout à l'heure, ceux qui ne le laissent pas voir son frère.
Ils semblent discuter activement, et je les écoute discrètement en passant un coup d'éponge sur la table que je dois nettoyer.

— Ce pauvre petit, affirme l'un des gendarmes. Il croit dur comme fer que son frère est innocent, alors que la maîtresse du chien a quand même témoigné contre lui dans cette affaire !

L'autre, un grand homme à la peau noire et aux traits fins et harmonieux réplique.

— Ses parents ont raison, aller le voir en prison ne lui ferait que du mal, d'autant plus que Jack ne pourra pas sortir avant que...

Je sers les dents et je repars, ne voulant pas en écouter plus.
Leur discussion me laisse un drôle de goût amer dans la bouche.

Les souvenirs reviennent, et je les bloque avec ardeur.
Ils ne doivent pas remonter à la surface.
Reste où tu es au fin fond de ma mémoire, sale chien assassiné qui apporte le malheur !

Une fois mon service terminé, je sors du restaurant en soupirant. Le temps de travail est quand même très long.

Je me remémore avec fatigue la soirée qui vient de s'écouler, la générosité de Karine et de Constance, l'absence de Layla pour rejoindre cette mystérieuse fille durant son service, et la discussion des policiers sur le meurtre du chien qui me torture encore l'esprit.

Je commence à rentrer vers chez Karine, sous la nuit noire et sous la lumière jaune des lampadaires. Je m'engage sur le chemin qui mène au pont en pierre, lorsque je bouscule quelqu'un en pleine course.

— Hé !, m'exclamé-je.

Le jeune homme s'arrête, et je remarque qu'il est tout essoufflé et secoué de soubresauts.
Il se retourne.

C'est Arthur.

Encore. 

•••

On se regarde un moment sans parler. Arthur semble gêné de me voir ici, mais il me demande quand même.

— Jean est encore au resto ?

J'acquiesce d'un hochement de tête, et je ne résiste plus à la tentation de l'interroger.

— Tu le connais bien, non ?

Le garçon se mord la lèvre, et il soupire en rentrant ses mains dans ses poches de pantalon.

— Ouais... plutôt très bien, même. Il m'aide parfois.

Arthur se frotte le front avec la paume de sa main, et ce n'est que maintenant que je remarque qu'il a un bleu sur la joue et la lèvre légèrement fendue.
Je m'approche en fronçant les sourcils.

— Attends... tu t'es battu ?

Il recule d'un pas en secouant la tête.

— Non, je me suis juste fait mal.

Le garçon est un très mauvais menteur.
Il était en train de courir lorsque l'on s'est bousculé, il fuyait quelque chose ou quelqu'un, c'est sur.

Chacun ses secrets, m'étais-je dit hier.

Pas s'il est en danger.

— Je suis serveuse chez les Tiges d'Anis, balancé-je sans réfléchir.

Arthur hausse un sourcil et il me répond.

— Mais... tu es mineure, non ? T'as le droit de travailler ?

— Qu'avec l'autorisation de mon représentant légal, affirmé-je. Et heum... actuellement. J'en ai pas vraiment.

Il me fixe comme si ça cachait quelque chose de louche.

— C'est super compliqué, bredouillé-je. Je dois payer... des choses. Et je travaille du coup.

Je soupire.

— Enfin, tout ça pour dire que tu n'es pas seul, que chacun a ses problèmes, mais qu'on peut s'entraider.

Je me passe la main à travers mes cheveux sans volume, raides, que je déteste tant. Arthur sort une sucette de sa poche, retire le plastique qui l'entoure, et la fourre dans sa bouche.

— Je me suis pas battu, affirme-t-il en mâchouillant le bonbon.

Il se tourne vers la rue silencieuse et illuminée par la simple présence des lampadaires.

— C'est juste que parfois, lorsque mon père est très fatigué ou stressé, je le fais chier et il s'énerve.

Je regarde son dos, et une sensation désagréable me tord le ventre.
Le garçon aux cheveux courts se tourne vers moi.

— Il ne m'a pas frappé, explique-t-il. Mais dans ma précipitation pour rejoindre l'appart de Jean pour y dormir cette nuit, je suis tombé dans les escaliers de mon immeuble... Je sors souvent chez Jean quand... quand mon père n'est pas de bonne humeur, en fait.

Il me regarde avec une forme de honte dans les yeux.

— Bon, je dois rejoindre les Tiges d'Anis avant que Jean ne ferme le resto et que je ne puisse plus rentrer.

J'hoche la tête, en me sentant comme indiscrète.

— À demain, et bonne nuit, déclaré-je alors qu'il était déjà bien loin.

•••

En entrant dans la chambre, je remarque que Constance est encore debout.
Elle est en pyjama et écrit sur un ordinateur.
Je lâche, de but en blanc.

— Viens, on va faire du shopping.

Ma camarade de dortoir lève la tête, confuse, et pouffe.

— Mais il est plus d'une heure du matin, Liv !

Je m'écroule sur mon lit, et balbutie, en sentant que je n'arriverai jamais à trouver le sommeil.

— J'ai besoin de sortir.

Finalement, Constance enfile une tenue convenable, ouvre la fenêtre, et nous sortons comme deux adolescentes qui font le mur par la vitre qui donne sur le jardin.

Karine s'en fiche de nos horaires de sortie et d'où est-ce que nous allons. C'est juste drôle de sortir de cette façon.

En voyant qu'Arthur était légèrement blessé, j'ai cru que je pouvais l'aider, l'épauler, de la même façon qu'une amie est censé le faire.

Mais je n'ai jamais eu ce genre d'amitié que j'ai toujours trouvé inutile. Avec Noémie et Lisa, Lou restait juste avec elles pour s'amuser.
Et c'était pareil pour elles.

Pas question d'aller se conseiller et s'entraider si l'une d'entre nous était en difficulté.

Et maintenant, je me retrouve avec ce malaise, celui qui me dit que j'ai forcé la main d'Arthur pour qu'il me dévoile la raison pour laquelle il se rendait la nuit chez Jean.

Avec Constance, nous marchons jusqu'au centre-ville où plusieurs bars et boîtes de nuit sont encore ouverts. Dans la rue, des jeunes fêtards fument et d'autres, sûrement bourrés, lancent des bouteilles en verre par terre en hurlant de rire.

Nous prenons soin de les éviter, et nous entrons dans un bar pour voir s'il est encore possible de commander quelque chose.

— Nous allons fermer, nous affirme le serveur.

— Nous voulons juste prendre un verre, protesté-je en sortant le billet de cinquante euros de ma veste.

Nous commandons des limonades et discutons bruyamment, jusqu'à ce que le serveur nous chasse, et nous partons en rigolant.
Nous nous rendons dans un parc publique normalement fermé la nuit, mais dont la grille est ouverte, où nous chantons ensemble des chansons d'amour dans la nuit froide et silencieuse de novembre.

— Je me les gèle !, m'écrié-je en montant sur un banc.

— Moi aussi !, glousse Constance en montant avec moi.

La jeune fille met de la musique sur son téléphone, et nous nous mettons à danser.

— Elles sont nulles tes chansons, me moqué-je en changeant de musique.

— Mais non !, réplique la blonde. Rends-moi ça, Liv !

J'attrape le téléphone et me mets à courir tandis que Constance me poursuit.
Elle court vite, en plus.

— Liv ! Donne-le !, crie mon amie en rigolant. Liv ! Livre-moi ça ! Liv la livreuse !

Elle est apparement fière de son jeu de mot, parce qu'elle arrête de me courir après et se met à rigoler.
Je lui rends son portable, et nous sortons du parc pour traînasser dans les rues de la ville.
Nous flânons devant les magasins fermés, et Constance me propose d'aller m'acheter des vêtements demain tandis que je suis au lycée.
Je lui passe les cent euros de Karine après avoir acquiescé et l'avoir remerciée.

Nous passons devant un beau magasin aux grandes vitrines protégées par un grillage de fer.

— Ma mère avait travaillé ici !, s'écrie alors Constance en désignant le luxueux commerce.

Au même moment, une jeune femme sort du bâtiment et le ferme à clef.
Nous la dévisageons tandis qu'elle quitte son magasin.

— C'était la patronne ?, demandé-je.

— Je n'en sais rien, m'avoue Constance.

— On rentre ?

La jeune femme remonte ses lunettes sur son nez, et me répond.

— Ouais...

La femme qui vient de sortir du magasin, à une heure relativement tardive, -elle devait faire des retouches à un vêtement-, nous a vraiment dévisagées d'une drôle de façon.

En rentrant à la maison, nous passons par le petit pont en pierre, et nous nous arrêtons un moment pour observer le cours d'eau qui circule en dessous.

— Ma mère s'est faite virée de ce magasin il y a quelques mois, m'explique Constance. Elle voulait être styliste, et puisqu'elle n'a pas réussi dans ce métier artistique, elle pense que ça va en être de même pour moi et l'écriture.

Je me penche vers la rambarde en pierre du pont, et je murmure.

— C'est dommage qu'une de ses défaites lui ait fait perdre confiance en tes qualités...

L'autre hoche la tête, en haussant les épaules.

— Tant que ma mère ne me retrouve pas avant mes dix-huit ans pour me transformer en informaticienne, tout me va, m'apprend la jeune femme.

Nous restons à peu près une minute dans le silence, avant qu'elle ne le rompe.

— Tu sais, tu es vraiment mature. Je n'ai pas l'impression que l'on a deux ans d'écart.

Je souris légèrement, et remercie Constance.

— Merci... C'est ta présence qui a une bonne influence sur moi, pouffé-je.

Mais au fond, je le pense vraiment.

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